Position commune à toute théorie révolutionnaire contemporaine, l’identité est ce qui en nous devrait être aboli. Elle serait ce point d’ancrage dans le social faisant de chaque être, de chaque perception une image, une représentation. L’identité serait une sorte d’organe qui dénaturerait nos expériences pour nous rattacher de force à des catégories, des normes et des classements. Dans ces théories, on lui prête si peu d’attention, que l’on s’en débarrasse en quelques lignes dans des équations simplistes, la considérant comme un égarement carcéral et sous-politique.
À l’exact opposé, les identités de genre et de sexe, fruit des politiques LGBTQI+, ont déferlé dans le champ social y trouvant place et visibilité. Parfois ramifiées jusqu’à l’absurde, toujours source d’entraide, elles accompagnent les luttes d’émancipation. Si la conscience de jouer pleinement sa partition dans l’Ordre social, dans la représentation, manque parfois comme le font remarquer les révolutionnaires, l’accès à la capacité de nommer, et de se nommer en l’occurrence, est le point de départ de toute capacité d’agir collective, de retournement du stigmate en force. Sam Bourcier nous rappelle que « le Q de queer est né contre les L et G normatifs dès les années 90, contre les politiques du mariage » complexifiant, mais aussi politisant la question des identités.
Les quelques réflexions qui vont suivre et qui emprunteront beaucoup à Tristan Garcia, ont pour ambition de reposer différemment la question des identités et contribuer ainsi à l’épanouissement des subjectivités radicales à venir.
Paru initialement sur TROU NOIR.ORG
L’identité est un marqueur d’appartenance. Ce marqueur change de sens en fonction de la position d’énonciation de la personne qui l’affirme, le formule, le conceptualise. L’identité homosexuelle par exemple, n’est pas la même lorsque l’on se fait traiter de « sale pédé ! » dans la rue, nous renvoyant à une situation sociale honteuse et illégitime où lorsque le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire s’affiche gaiement lors du 1er mai 1971 avec ses slogans « prolétaires de tous les pays, caressez-vous ! », position d’affirmation et de force.
La question se complique, comme dans l’exemple offert par Sam Bourcier, de rapports de force interne aux identités. C’est de l’identité homosexuelle elle-même que le queer est né, cherchant une rupture avec l’intégration homosexuelle (le devenir gay), avec le marché homosexuel qui se développe dans les années 80, avec un retour de l’homosexuel dans la maison des hommes et avec ce qui deviendra le visage représentant l’identité gay c’est-à-dire l’homosexuel affiché et intégré, blanc et financièrement aisé.
On peut lire dans « Introduction à la guerre civile » de la revue TIQQUN 2 :
« L’idée même de “peuple” — de race, de classe, d’ethnie ou de nation — comme saisie massive d’une forme-de-vie a toujours été démentie par le fait que les différences éthiques au sein de chaque “peuple” ont toujours été plus grandes que les différences éthiques entre les “peuples” eux-mêmes. » [1]
En effet, l’idée d’une identité nationale chère à l’élite politique et héritée du centralisme français se disloque dès qu’on la confronte aux identités organiques territoriales : béarnaise, corse, alsacienne, etc. Notre citation souligne qu’il existe des identités plus artificielles que d’autres, plus vagues et moins définissables. Elle acte que c’est en regardant la limite de l’identité, ce qu’il y a sur ses bords, que l’identité se complexifie, que sa bordure devient mobile.
Tristan Garcia propose une machine de vision à même de rendre compte de ce que signifie dire « nous », c’est-à-dire appréhender la question des identités.
CALQUES
Dire nous, même si l’on ne s’en rend pas toujours compte tant l’exercice est familier, consiste en un certain découpage du réel permettant de nous situer, de rendre le monde intelligible. Dire nous, dans telle ou telle situation, c’est mettre en avant une certaine dimension de l’existence venant signifier notre appartenance, mais venant par la même occasion mettre à distance un eux, ou un reste du monde. C’est instantanément qu’opère cette sorte de boussole intérieure. Pourtant, lorsque je dis « nous », celui-ci n’est pas seul à formuler le réel. Il cohabite simultanément avec d’autres nous qui m’appartiennent. Tristan Garcia propose le modèle des calques comme métaphore pour rendre compte de la question des nous.
« Il faudrait se représenter qu’un nous est un système complet de découpe de l’espace culturel et social, voire du monde naturel. Il faudrait tracer mentalement sur la surface de tout ce qui se présente un ensemble de lignes qui délimitent ce qu’est, ce qu’a, ce que fait, ce que peut, ce que doit celui qui appartient à tel ou tel nous ; c’est un territoire à la fois concret et symbolique. C’est un système de limites. Une fois qu’on s’est représenté l’établissement de ce système pour le nous de genre, relevons doucement le plan sur lequel nous avons dessiné ces limites. Ce qui nous apparait alors ressemble à une feuille de calque : nous voyons le système de découpe, mais décollé de ce qu’il nous a permis de découper par un ensemble de traits. Nos objets quotidiens ont disparu : il ne reste que nos représentations, et notre plan d’interprétation “genrée”.
Or ce plan est transparent : il n’en occulte pas d’autres, mais à la façon des layers utilisés en animation ou des frames sur les logiciels de retouche et de dessin assisté par ordinateur, ce premier plan défini par un nous permet d’en apercevoir d’autres par en dessous.
Revenons à l’espace social, et traçons de nouveau un système de découpe, mais cette fois racialisé, en identifiant ce que nous sommes, où nous vivons, nos habitudes, nos usages, nos droits, nos privilèges, nos incapacités, à partir de catégories ethniques ou raciales. Et décollons une fois de plus cette fine pellicule de son support.
Une dernière fois, redessinons mentalement la société dans laquelle nous évoluons, mais à l’aide de découpages par catégories sociales, par classes, en estimant les capitaux culturels et économiques, aux transmissions familiales, aux plafonds de verre, aux effets de seuil d’une tranche d’impôt à l’autre, en distinguant plus ou moins finement classes supérieures et inférieures, petite et grande bourgeoisie, lumpenprolétariat, prolétariat ouvrier, artisans, commerçants, etc.
Nous disposons, pour les besoins de notre petite mise en scène, de déjà trois layers distincts. En réalité, nous ne les décalquons jamais les uns après les autres, mais simultanément, les uns sur les autres. Cependant, afin de rendre l’image plus claire, nous supposons que nous les avons obtenus par des opérations successives. Une fois les opérations achevées, empilons les calques pour nous représenter notre perception simultanée de toutes les identités. En superposant nos feuilles transparentes, nous découvrons soudain toute la complexité de ce que nous appelons “nous” : la surimposition de trois fois le même monde, découpé suivant des principes distincts, mais qui empiètent les uns sur les autres. À certains endroits, les lignes se recoupent, s’épaississent, se renforcent. Ailleurs, le dessin du monde social semble illisible, c’est un chaos de formes intriquées, un réseau, un maillage qui ne permet même plus de distinguer ce qui se trouve au-dessous.
Et puis les feuilles ne cessent de glisser les unes sous les autres. Le résultat de la superposition n’est jamais stable. » [2]
RELATIF ET ABSOLU
La métaphore de Tristan Garcia nous permet non seulement de comprendre le fonctionnement d’une identité, mais également la cohabitation de multiples marqueurs d’appartenance, parfois contradictoires ou ennemis au sein d’un même individu. C’est ce que l’on appelle la subjectivité. Celle-ci est irréductible à une quelconque identité dans la mesure ou l’ordre de ses calques, de ses marqueurs identitaires, de ses nous, change en permanence au gré des situations, des rencontres, des moments de la journée, etc. La richesse des superpositions permanentes des calques, de ses saturations, mais aussi de ses zones grises et incertaines doit attirer notre attention sur les nuances et les variations dont sont susceptibles les identités. Nous ne sommes jamais homosexuels, paysans, musulmans, riches, femmes de la même manière et en toute situation.
Nous parlons de richesse dans la superposition des calques, mais nous pourrions tout aussi bien parler de bizarrerie, de contradiction ou d’impossibilité. Comment comprendre par exemple des immigrés récents soutenant des positions d’extrême droite ou des homosexuels excluant des personnes trans de leurs espaces ? Si ces phénomènes sont possibles, c’est qu’au fond, les marqueurs identitaires ont quelque chose de relatif. Pour revenir à notre exemple, alors que les homosexuels partagent avec les personnes transgenres une situation quasi identique de « nous » minorité sexuelle et de genre contre un « eux » normalisant et discriminant, les homosexuels sont capables de relativiser leur appartenance aux minorités sexuelles au point de basculer dans le « eux » et donc de privatiser exclusivement leur espace.
Non seulement la superposition d’autres marqueurs identitaires ajoute de la complexité à la situation, mais surtout, on touche au fait qu’aucune séparation, qu’aucune affirmation identitaire, qu’aucun nous n’est fondé de manière absolue. Et si aucune identité n’est absolument fondée, on comprend que le rôle des archétypes identitaires, des caricatures, des comportements performés est de soutenir la faiblesse inerrante à chacune de ses identités.
EXCEPTION
Dans La volonté de savoir, Michel Foucault explique la naissance de l’homosexuel au XIXe siècle et à sa suite, de l’identité homosexuelle :
« L’homosexuel du XIXe siècle est devenu un personnage : un passé, une histoire et une enfance, un caractère, une forme de vie ; une morphologie aussi, avec une anatomie indiscrète et peut être une physiologie mystérieuse. Rien de ce qu’il est au total n’échappe à sa sexualité. Partout en lui, elle est présente : sous-jacente à toutes ses conduites parce qu’elle en est le principe insidieux et indéfiniment actif ; inscrite sans pudeur sur son visage et sur son corps parce qu’elle est un secret qui se trahit toujours. Elle lui est consubstantielle, moins comme un péché d’habitude que comme une nature singulière. Il ne faut pas oublier que la catégorie psychologique, psychiatrique, médicale de l’homo sexualité s’est constituée du jour où on l’a caractérisée — le fameux article de Westphal en 1870, sur les « sensations sexuelles contraires » peut valoir comme date de naissance — moins par un type de relations sexuelles que par une certaine qualité de la sensibilité sexuelle, une certaine manière d’intervertir en soi-même le masculin et le féminin. L’homosexualité est apparue comme une des figures de la sexualité lorsqu’elle a été rabattue de la pratique de la sodomie sur une sorte d’androgynie intérieure, un hermaphrodisme de l’âme. Le sodomite était un relaps, l’homosexuel est maintenant une espèce. » [3]
Historiciser les identités nous permet de mieux comprendre leur contingence, mais aussi leur finitude. Si une identité apparait à un moment donné, si une ligne de démarcation apparait signalant un nous et un eux c’est pour répondre à un besoin, ou une situation nouvelle. Et nous voilà à relativiser les divisions anciennes, mises en échec relatif par un nouvel exemple, une nouvelle identité.
« Les prohibitions portant sur le sexe étaient fondamentalement de nature juridique. La « nature » sur laquelle il arrivait qu’on les appuie était encore une sorte de droit. Longtemps les hermaphrodites furent des criminels, ou des rejetons du crime, puisque leur disposition anatomique, leur être même embrouillait la loi qui distinguait les sexes et prescrivait leur conjonction. » [4]
L’exemple de l’hermaphrodite, qui a tant fasciné les scientifiques de la fin du XIXe siècle, montre comment en l’intégrant dans la catégorie de l’humanité comme classification particulière, et non plus comme monstre ou criminel, il était à même de faire sauter le verrou conditionnant une stricte séparation des sexes. L’identité masculine et l’identité féminine ne peuvent plus, depuis ce moment, se fonder en absolu. C’est au cœur des séparations, dans les interstices, au plus près des limites que les exceptions voient le jour, révélant de nouvelles bordures, et relativisant les anciennes. Carl Schmitt en donne un exemple fulgurant dans sa théorie politique :
« L’exception explique à la fois elle-même et le cas général. Et si l’on veut étudier correctement le cas général, il suffit de chercher une véritable exception. Elle jette sur toutes choses une lumière beaucoup plus crue que le général. » [5]
STRATÉGIE
Alors que les exceptions empêchent des identités de se fonder pleinement, celles-ci ne disparaissent pas pour autant. Elles se trouvent relativisées par l’exception, mais ne sont pas menacées de disparition. On peut prouver que l’homme et la femme ne sont pas de nature différente et que leurs différences tiennent seulement un « processus de gendérification ou de sexuation » [6]. Pourtant les catégories, les identités d’homme et de femme ne sont pas près de disparaitre et feront encore couler beaucoup d’encre.
Pourquoi ? On touche ici à la limite de l’expérience dont nous sommes capables. Si nos identités, nos lignes de séparations, notre ordonnancement du monde sont battus en brèche par une exception, cela ne signifie nullement la perte du sentiment de vérité de ce que l’on est. L’exception vient simplement relativiser, c’est-à-dire restreindre la possibilité de cette vérité, de ce nous. Bien que l’exception existe et bien que je la reconnaisse, je ne suis pas capable d’en faire l’expérience. À la place, je m’en fais une image, une représentation qui viendra nuancer mon affirmation des limites, la vérité de mon identité.
« Il est toujours délicat de définir le temps présent, cependant il est possible que nous soyons entrés dans un nouveau moment de notre récit, caractérisé par l’usage stratégique de catégories infondées. Ceux qui ne croient plus à ces catégories en font tout de même usage, parce qu’il est impossible de juger de l’espace social et historique avec des instruments absolument vrais (…) En ne disposant que de catégories idéales et subtiles, qui rendent compte des différences infimes des variations réelles, on finit par ne plus distinguer les grandes lignes fausses qui traversent le monde. Cependant (…) le risque est grand de finir par les refonder sans même s’en apercevoir. » [7]
CONCLUSION
Jetez les identités et elles reviennent au galop. Fondez scientifiquement sa propre appartenance et une exception pointe le bout de son nez. Les identités LGBT+, inséparables des politiques d’émancipations se sont construites en lien avec la gauche, avec certaines institutions et avec une idée de ce que doit être l’État (état providence). C’est le réformisme LGBT. L’apparition d’autres identités est venue remettre en question le conformisme, mais aussi la pertinence des identités qui les précédaient. Les identités sont politiques. Quiconque s’organise collectivement sait avec quelle précaution, avec quelle stratégie, il convient de se présenter, de se situer, de se définir.
Ces quelques réflexions auront permis, nous l’espérons, de ne plus aborder la question des identités sous l’angle « pour ou contre », mais de penser les modulations, les variations, les superpositions qui nous rendent plus libres et plus forts.
DIVA pour la revue de la dissidence sexuelle TROU NOIR.ORG