En erasmus cette année dans une université d’Allemagne, je suis avec tension les évènements autour de la « loi travail » inspirée dans sa conception par des principes néolibéraux. Nous sommes nombreux.ses à être frustré.e.s de ne pas pouvoir participer et soutenir les camarades, ni de vivre l’expérience Nuit Debout, que l’on tente de reproduire sous une autre forme en Allemagne. Depuis deux mois que le gouvernement a décidé du passage en force d’une loi rejetée par une majorité croissante de la population, la répression policière vis-à-vis des manifestant.e.s pousse toujours plus de gens à s’équiper et à participer dans un cadre plus offensif et autonome que celui proposé par certains grands syndicats. Et ce également en dépit d’un traitement médiatique indigent, concernant les grands quotidiens aux mains d’une poignée d’actionnaires, ou d’une grande partie de la presse régionale.
Se préparer
Les multiples récits rapportant des violences policières, manifestement injustifiées, au cours ou en marge des manifestations, nous a fait prendre au sérieux la préparation de la manif. Muni.e.s de ce que nous croyions être un arsenal - citron, kway, foulard ou écharpe, sérum phy -, nous bénéficions par ailleurs de conseils d’opposant.e.s de la première heure à cette loi. Il est principalement question de stratégie de terrain, de recommandations sur le comportement à adopter face aux flics etc. Sont discutés aussi les chiffres attendus de la manif, les divers groupes et leur rapport au conflit, à la violence - en substance savoir si l’on est prêt à avaler beaucoup de gaz ou à recevoir beaucoup de coups - et un possible tournant dans la mobilisation.
Il est donc beaucoup moins sujet du contexte plus global, puisqu’il est vrai que tout a été dit sur la loi travail, que son retrait est sans condition. Mais, même sur ce que l’on veut ("le monde ou rien" pour les plus radicaux.les), peu est échangé. La manifestation devient l’enjeu. Je n’ai jamais ressenti autant d’appréhension et d’attente avant une mobilisation, quel qu’elle soit. Des morts sont envisageables, tant l’exercice de leur métier par les CRS et les brigades mobiles est truffé de failles et de vices d’une part. D’autre part, c’est à la détermination des autonomes et des blacks blocs qu’iels devront faire face, procédant d’une escalade de la violence.
Manifester (c’est résister)
Sur place, nous avons décidé de rejoindre le cortège de tête, sur lequel tant de choses ont été dites. A mesure que les participant.e.s rejoignaient la manif, son nombre n’a cessé de grossir, pour probablement atteindre au plus fort des milliers de personnes (8 000, 10 000, 15 000 ?). Son hétérogénéité est à souligner : interluttant.e.s, syndicats (SUD-Solidaires, CGT, FO, CNT), autonomes, blacks blocks (rejoint.e.s par des contingents importants de l’étranger), et "indépendant.e.s" ne souhaitant pas suivre une procession pré-établie et un cadre moins revendicatif qui est celui du reste de cortège, emmené par l’imposant et viril service d’ordre de la CGT.
L’ampleur de cette tête, sa détermination, et son équipement sont d’autant plus étonnants, lorsque comme moi, on a simplement pris part à la première manifestation de ce mouvement (le 9 mars, à Lille). Aucun contact policier à déplorer alors, mais la contestation était bien plus convenue et processionnelle. Le 14 juin, c’est une tension mêlée d’une joie proche de l’adrénaline qu’on peut ressentir au contact des habitué.e.s. En deuxième partie du cortège de tête, nous réalisons ce que vivent des milliers de manifestant.e.s depuis des mois : un harcèlement continu des forces policières obligeant à une vigilance constante. Des formations d’une vingtaine d’unités sont postées de part et d’autre du cortège, en rang serrés, chacune étant séparée d’une cinquantaine de mètres des autres. C’est "la nasse qui vient", a-t-on pensé régulièrement, si nos propres rangs présentent des espaces.
L’atmosphère devient électrique à la première charge des CRS qui provoquent une vague de panique dans l’arrière du cortège de tête, se propageant de proche en proche. Des enfants se retrouvent bloqués contre des murs et massés entre des manifestant.e.s affolé.e.s qui tentent de courir. L’avant se fait nasser pendant une dizaine de minutes, mais le nombre imposant permet de repartir rapidement en route. Le long de la marche, ce sont ces épisodes qui se reproduiront de nombreuses fois. Des traînées de gaz lacrymos emplissent les rues, et à leur contact, on réalise la dangerosité folle qui est celle de leurs utilisateur.ices de l’employer à bout portant sur des personnes ! Nous avons dépassé et croisé beaucoup de personnes blessées à la tête ou sur le torse, suite à des coups de matraques télescopiques, ainsi qu’un cercle entourant les deux blessés graves, dont l’un entourant ce manifestant touché par un palet de gaz lacrymo.
C’est après avoir laissé derrière nous le croisement de la station duroc, là où le canon à eau a sévi, qu’une charge policière inattendue vise des grappes plus espacées de manifestant.e.s, dont nous faisons partie. Sans sommation, alors que nous passions sans présenter de volonté d’en découdre ou d’attaquer le mobilier urbain. Les CRS nous ont coincé contre un mur et ont frappé aveuglement les personnes piégées autour d’eux, des jeunes, moins jeunes, des femmes, des hommes, ne présentant pas de protection particulière. Le regard croisé de l’un de ces agents de l’État m’a glacé, tant il était rempli de rage et de haine. Nous y avons réchappé, avec une camarade, on ne sait comment. Mais ces coups marquent dans les chairs une violence d’État par l’institution policière, validée et légitimée ex post par des procédures de plaintes qui n’aboutissent (presque) jamais.
Sur les cortèges manifestants eux-mêmes, c’est une pluralité de pratiques que j’ai pu constater.
- A l’avant, à l’offensive, se trouvaient les autonomes et blacks blocs, mais aussi certains groupes moins attendus à cette place (les jeunes écologistes étaient relativement proches). C’est en remontant qu’on a pu juger, à partir des traces laissées, de leur présence numéraire et de leurs pratiques.
- Disséminé.e.s ensuite dans le cortège, les syndiqué.e.s (dont SUD rail, SUD étudiant.e.s ou CNT) montraient leur détermination et inventivité. Les chants et slogans contre la loi travail et contre le système capitaliste entraînaient les énergies autour d’elleux. Leur formation en petits blocs rendaient plus compliqué l’intervention du dispositif policier.
- De nombreuses personnes indépendantes et des street médics (souvent très jeunes, j’en suis admiratif) transportaient des banderoles et pancartes originales, n’en finissant pas d’en appeler à un renversement.
De manière générale, c’est une grande solidarité qui existe dans cet insaisissable cortège de tête, où passent spontanément compresses, maalox ou lunettes entre manifestant.e.s. La déclaration du gouvernement le lendemain, qui laisse entendre que les manifestations qui ne seraient pas à son goût ("radicales" donc) pourraient être interdites, confirme sur le plan de l’exception légale, ce qui est de fait : manifester, c’est (aussi) désormais résister.
Digérer et analyser
Difficile de comprendre, tant on a le sentiment d’être étranger en son propre pays, ce qui se passe et l’état d’esprit de beaucoup de personnes dans la mobilisation. Disposant d’un point de comparaison avec un autre pays, et une autre ville, Leipzig, où c’est l’extrême-droite, les occidentalistes et nationalistes qui marchent aussi dans rue, le choc est d’autant plus brutal que dans les manifs contre ces groupes haineux, attaquant des centres de réfugié.e.s, des magasins, ce sont bien les policiers qui nous protègent. Le dispositif et les tactiques de leurs corps sont également tout autres, et privilégient la désescalade et la prévention plutôt qu’une montée des tensions volontairement orchestrée.
C’est même presque en anthropologue qu’on débarque en manif à Paris. Plus de deux mois de violences et d’injustices perpétrées (des arrestations sommaires et arbitraires, des tabassages en règle, des interdictions de manifester délivrées à titre préventif etc) ont "radicalisé" un grand nombre de personnes, surtout chez les jeunes. Aux slogans "anticapitalistes", se rajoutent désormais "tout le monde déteste la police" ou "paris debout, soulève-toi". Le contact s’opérant désormais principalement avec des corps policiers dont la fonction est essentiellement répressive (au contraire d’autres censés secourir et veiller au bien de la population), la défiance et même une opposition franche naissent [1]. Ces discours englobants s’expliquent donc et participent d’une volonté plus générale d’émancipation.
Ce qui apparaît se jouer également au sein des manifestations est la constitution d’un nouveau monde, qui entend se donner les moyens de son autonomie. Une autonomie des pratiques, sans jugement excessif, qui vise les symboles marchands d’une société capitaliste. La manif devient le creuset des désirs et des libérations, symbole d’un renversement envisageable. L’utilisation ininterrompue de fumigènes, de pétards, bien plus rarement de cocktails molotov participent d’une volonté d’une démonstration de force de la part de manifestant.e.s, presque rituelle (le cri "ahou" en tête de cortège). Le fait que des syndiqué.e.s élargissent également leur palette d’actions - les dockers de la CGT qui chargent une division de CRS à la fin de la manif - est à relever pour souligner le basculement des pratiques et un recours à des comportements qui puissent instaurer un rapport de forces. Aux violences institutionnelles, sociales et économiques, et à la volonté du gouvernement de passer à tout prix, répondent ses opposant.e.s avec les moyens qui sont à leur disposition.
A ce sujet, l’incendie de la voiture de la RATP, place de la République, le soir même, rentre presque dans un dispositif de rite tribal. Alors que les personnes présentes se préparent à partir en manif spontanée, deux autonomes commencent à démolir cette voiture, puis à l’incendier. Assistés et encouragés plus ou moins activement par une assemblée s’étant constituée autour d’eux, les deux individus s’attaquent à ce qui représente un autre symbole de l’ordre. Difficile de saisir ce qui se déroule sous ses yeux, lorsqu’on prend en marche le train de la mobilisation. De tels actes, isolés de la sphère médiatique, visant à se faire plaisir, soudent également l’assistance et participent à la formation de nouvelles structures informelles, nouveaux groupes, même si le doute quant à sa pertinence subsiste. En renversant, dans une logique libertaire, les normes imposées par un système rejeté, ils participent d’un horizon nouveau mais incertain qui se dessine.
Ce qui saisit, enfin, c’est le cadre dans lequel cette scène s’est produite : un sentiment d’irréalité pour nous, transplanté.e.s dans le décor parisien, et la normalité avec laquelle elle est vécue non seulement par les groupes autour de nous (ainsi que les membres des commissions de Nuit Debout), mais aussi par les conducteur.ices et passant.e.s autour.