Traduction d’un texte de camarades italiennes en réaction au traitement médiatique et politique à propos des viols et violences faites aux femmes.
Le 7 septembre deux touristes américaines se sont rendues à la préfecture de Rome et ont porté plainte contre deux gendarmes, en les accusant de viol. Elles ont affirmé que les deux gendarmes en service avaient abusé d’elles après les avoir raccompagnées chez elles.
Quelques jours après, une jeune fille finlandaise a été victime d’un vol puis d’un viol dans le centre de Rome par ce que la presse a appelé tout de suite « un immigré bangladais ».
Tous les récits de ces violences, qui ne sont que des exemples d’un phénomène plus global, ont fait l’impasse sur l’aspect le plus fondamental de ces événements, le fait que dans chaque cas les victimes ont été tuées ou violées parce qu’elles étaient des femmes. [1]
Le récit quotidien de la violence exercée contre les femmes en dit beaucoup sur la question.
L’assassin de Noemi est un jeune homme blanc et italien de 17 ans, qui a affirmé naïvement l’avoir exterminée avant qu’elle n’extermine sa famille. Un gardien de la tradition et de l’ordre donc, tout comme les deux hommes — blancs, italiens et qui en plus portaient l’uniforme des forces de l’ordre — qui, à Florence, ont pensé judicieux de violer les deux femmes qu’ils venaient de raccompagner chez elles. La panique s’est diffusée chez les racistes qui se sont tus pendant un moment (jamais assez long) se trouvant dans l’impossibilité d’assimiler les migrants à des violeurs, et inversement. Ils ont alors soupiré de soulagement quand un jeune bangladais a violé une touriste dans les rues de Rome. Mais le jeune homme a redistribué les cartes, en donnant la preuve d’une totale intégration et en partageant lui aussi le ius culturae très cher à Minniti (le ministre de l’Intérieur) : « elle était consentante », a-t-il déclaré, montrant qu’il avait appris la leçon des deux gendarmes florentins.
Comme beaucoup de femmes et de féministes l’ont souligné — au moins celles qui n’acceptent pas que la condamnation de la violence sexuelle soit instrumentalisée à des fins racistes — la vérité de ces histoires est un fait politique. Ce n’est ni un problème de statistique (la désormais célèbre phrase « 4 violeurs sur 10 sont des migrants ») et ni de taux d’alcoolémie (« femmes, l’alcool nuit gravement à votre santé sexuelle ! »).
Le fait politique est que tous les violeurs en question sont des hommes et qu’aucune donnée contingente — religion, couleur de peau, statut juridique ou classe sociale — ne peut changer cette réalité.
Tous les hommes sont intimement convaincus que toutes les femmes doivent rester soumises, se tenir tranquilles (c’est-à-dire obéir), et rester silencieuses. La presse et les médias (mainstream ou alternatifs) prennent part à l’occultation de ce fait politique — comme ce père protecteur qui a aidé son fils à cacher le corps de Noemi. Les débats sur les causes (les statistiques, les bières bues et les drogues prises, le chômage), sur les circonstances atténuantes (le consentement explicite ou implicitement déclaré par une mini-jupe effrontée), sur les circonstances aggravantes (l’uniforme), sur le profil des violeurs (des clandestins, des demandeurs d’asile ingrats, d’excellents maris et pères de famille), et enfin le choix des mots (il l’aimait au point de…) sont des détails qui servent à cacher la violence des viols alors qu’en même temps ils les rendent publics et visibles, et qui rendent extraordinaire quelque chose considérée de plus en plus comme ordinaire. Un fait social global — la violence masculine contre les femmes — est réduit à une série d’épisodes de faits divers sur lesquels on exerce son droit d’opinion et de scandale. Un combat sur la narration de cette violence est donc légitime. Pourtant cela reste insuffisant.
Un fil rouge lie violence contre les femmes, culpabilisation de celles qui la subissent et racisme.
C’est une pensée qui se répand, fait prise, exerce une domination et perpétue la violence. C’est une façon de penser hiérarchique qui exprime une intimation à l’ordre qui serpente par la force dans la société. Cette pensée hiérarchique se manifeste à tous les niveaux : aux sièges du parlement et dans les lois étatiques et européennes, aux postes de travail et dans les commentaires sur Facebook, dans les bars et dans les débats télévisés, dans les rues et dans les maisons. Elle agit d’autant plus violemment lorsque l’ordre est quotidiennement remis en question par les personnes, comme les femmes, qui n’acceptent pas de rester soumises, tranquilles et silencieuses, et qui au contraire ont l’audace de descendre sur les places et de faire la grève dans le monde entier, en masse. C’est une pensée qui circule d’autant plus rapidement lorsque les migrants et les migrantes refusent obstinément d’être seulement considéré.e.s comme des objets à accueillir, à déplacer, à réprimer et à exploiter. Noemi, askip, avait trop d’ami.e.s. Elle menait dans le monde une vie indépendante de celui qui l’a tuée, et celui qui l’a tuée a pensé que l’assasinat était une façon comme une autre d’écraser une indépendance vécue comme une menace. Et même s’il est vrai que tous les hommes ne tuent pas les femmes, beaucoup croient et déclarent sans aucun scrupule et sans crainte que la place des femmes est subalterne, qu’il y a des choses qu’elles ne peuvent pas oser. Le viol arrive à l’improviste, pourtant la violence est quotidienne, silencieuse et sans scandale. La pensée hiérarchique impose un rappel à l’ordre, symbolique et réel, en réussissant à faire croire, même à celles qui subissent les hiérarchies, qu’elles sont nécessaires et qu’elles ne peuvent pas être remises en question sans mettre en danger la société entière.
Selon la pensée hiérarchique, même la fermeture des frontières maritimes par Minniti — un médiocre gardien de l’ordre — est une riposte à la violence contre les femmes.
Beaucoup d’hommes et de femmes, toujours une personne de trop, partagent cette pensée-là. Cela revient à négliger que cette fermeture est en train de condamner des milliers de femmes migrantes à être violées quotidiennement, sans trop de scandale, dans les camps libyens par d’autres hommes en uniformes, légitimés par l’État italien, par l’Union européenne et par les accords internationaux. Tout aussi négligé est le fait que les frontières maritimes soient ouvertes en particulier pour les femmes qui viennent du Nigeria et destinées à la prostitution, pour lesquelles l’exploitation sexuelle est une sorte de passeport informel. La pensée hiérarchique légitime la violence à différents degrés, elle promet la sécurité à certains au prix de celle des autres. Selon la pensée hiérarchique, empêcher les mouvements des migrants et leur arrivée est une réponse au chômage. Beaucoup de précaires, hommes et femmes, risquent de suivre cette pensée. Entre-temps, les gouvernements s’organisent pour contraindre au travail volontaire — c’est-à-dire non payé — des milliers d’hommes et de femmes arrivé.e.s en Europe ces derniers mois. Pour la pensée hiérarchique, si les uns n’ont rien, les autres n’exigeront pas plus.
La violence du viol, la violence des frontières et la violence de l’exploitation ne sont pas seulement des mots, des narrations toxiques et des opinions.
Ces violences sont la dure réalité que la pensée hiérarchique organise pour des millions de femmes, de migrant.e.s et de précaires. Leur insubordination quotidienne, leur refus de rester à la place qui leur est assignée, leur aspiration à la liberté motivent l’intensification de la violence, sa brutale visibilité, son invisible présence, et expliquent pourquoi la pensée hiérarchique est toujours plus hurlée et amplifiée. Pour éviter que ce rappel à l’ordre s’impose comme sens commun, le combat sur les mots, la censure féministe, l’invocation antiraciste de la dignité ne suffisent pas. Il ne suffit pas de faire appel à un langage démocratique, respectueux des diversités, parce que c’est justement cette démocratie qui appelle au racisme, qui domestique les diversités et surtout qui nie l’égalité.
Nous pouvons seulement amplifier et catalyser l’insubordination pratiquée par les femmes, les migrant.e.s et les précaires, en élargissant leur champ d’action, afin que cette insubordination devienne une pratique collective de pouvoir contre l’ordre et contre les hiérarchies qui s’imposent par la violence. Il n’y a que comme ça que nous pouvons combattre la violence contre les femmes, la violence du racisme, la violence de l’exploitation, en reconnaissant dans leurs manifestations formelles et informelles, institutionnalisées et quotidiennes, spectacularisées et invisibles, la pratique d’une domination.