Des médics, des gaz et autres…

« Dans nos équipes, le tee-shirt restera noir, les visages masqués et le signe distinctif un brassard discret de croix rouge ou verte (le bleu et le blanc ne sont définitivement pas pour nous). »
un medic (a)

À bientôt 6 mois de mouvement dit des Gilets jaunes (dont vous noterez aisément l’impact visuel autant que politique), le bilan semble contraster, presque jouer de paradoxes :
d’un côté quasiment aucune réponse politique, à part une superbe orchestration de la répression sous toutes ses variations quand de l’autre les dommages et autres collatéraux s’amoncellent

Et c’est un peu de celles et ceux-là dont il est question.

Dès les premiers samedi dans les rues, au départ nous étions à peine 3 médics pour des centaines de gilets, aujourd’hui des cohortes entières de médics sont visibles au fil des cortèges.
Si le mouvement a ramené la foule, il a aussi vu émerger de nouvelles formations médicales des rues. Si le temps et l’envie vous prends n’hésitez pas à venir discuter avec celles et ceux qui répondent au cri du malox, entre deux gazages (et le mot est bien maintenu dans cette forme, n’en déplaise à la novlangue, l’état des bronches crachotant jusqu’à du sang parlant de lui-même).

Dans nos équipes, le tee-shirt restera noir, les visages masqués et le signe distinctif un brassard discret de croix rouge ou verte (le bleu et le blanc ne sont définitivement pas pour nous).
Nous intervenons depuis 2016 pour certain·e·s, 2018 pour d’autres, encore avant pour les dernier·e·s, chaque fois pour soutenir les mouvements de lutte, y participant activement par nos actions, politiques, médicales et barricadières.

Dans les premières lignes, les blessé·e·s ne se comptent plus. L’état est le suivant :
étouffement, crises de panique, crises respiratoires, irritation des muqueuses, attaques aux bronches et à la gorges, étourdissements, vomissements, malaises sont les principaux signes d’une fin de nuage blanc.
Les signes post-exposition seront des sinusites, des irritations répétées, des fragilités respiratoires et insuffisances d’oxygénations à cause de microlésions dans les poumons…
Vous fumez ? Chaque samedi seulement, je me fais à peu près 30 palets par manif…

Et puis il y a les crises de panique, d’angoisses. Discrètes, mais tellement fortes « je ne comprends pas, j’ai rien fait moi. Pourquoi on cherche à me blesser ainsi ? Pourquoi me frapper moi ? » ces mots se répètent de samedi en samedi lorsque l’on tente d’endiguer la panique, transformant l’impuissance en soutien calme.

Viennent les premiers coups, bosses, bleus, hématomes, impacts, écrasement de la masse musculaire, compression de la peau.
Ces coups, pas vraiment superficiels sont les muscles mâchés sous un bouclier, un poing, une désencerclante…

Et c’est avec la détonation de ces dernières que les « complications » arrivent (jusqu’ici c’était les samedis plutôt habituels)

Au fil des rues, il y a eu en vrac :

  • des malaises sur les trottoirs avec perte de connaissance
  • une plaie ouverte dépassant 6 cm de long et 1,5 cm de large au milieu d’un front
  • plusieurs plaies ouvertes plus ou moins profondément au crâne, tempes, abords du visage (avec supplément saignement, cela va de soi) qui s’accompagne de traumatisme crânien plus ou moins prononcé, parfois la plaie est superficielle, parfois c’est une zone de peau sectionnée, parfois c’est un trou
  • une oreille au lobe qui pendouille lamentablement, sectionné net par un coup de matraque télescopique
  • des brûlures sur les mains, les pieds, les membres
  • des éclats d’impacts dans ces mêmes zones
  • une épaule déboitée par une main matraquant lestement
  • une lèvre inférieure trouée
  • un nez cassé
  • deux doigts cassés, placés entre un crâne souhaitant être protégé et une matraque
  • un œil éclaté par un impact, triplant de volume et changeant de couleur, pleurant du sang sans plus rien voir

Ces bilans paraissent réellement répétitifs, d’un samedi à l’autre, c’est la même danse de la compresse et des sérums.
Souvent, nous souhaitons juste être venu·e·s marcher sans avoir à sortir le matériel du sac…

Si le rôle des médics est important, il ne faut pas le normaliser, l’encadrer. Il se questionne lui aussi. Actuellement, des hordes de croix (rouges, vertes, bleues et j’en passe) se succèdent en groupes plus ou moins importants naviguant, applaudis, remerciés et reconnus. Leurs présences sont rassurantes, je me suis toujours demandé pourquoi…

La première fois que je suis sorti d’un immeuble après une semi-évacuation en attendant les pompiers, le sang de quelqu’un touché au crâne sur mes mains, j’ai regardé ces tâches, je me suis demandé aussi pourquoi. Non pas le « pourquoi moi », mais cette interrogation quant à la démesure frappante qui s’appliquait, mais « pourquoi ce sang sur mes mains ? » et surtout « vais-je m’y habituer ? Comment ? »

Je vous rassure on s’y fait. Ou plutôt je ne vous rassure pas.
Est-ce parce qu’ils·elles ne sont pas des habitué·e·s des luttes que les Gilets jaunes baignent autant dans le gaz, les crachats, les larmes et le sang ?
Les blessé·e·s s’accumulent et je ne crois pas qu’en tant que médic je rassure. Justement.
Il y a cette habitude, cette présence qui rafistole à coup de compresses que forment les médics, mais nous intervenons toujours après… Quand on le peut.

Petite dédicace à ce CRS qui nous a qualifié·e·s de « pseudo-médecins » en refusant et menaçant quiconque avait le malheur de s’approcher de son blessé arrêté, le crâne sanguinolent. Oui nous sommes là, mais pourquoi ?

Ces samedis marchant et essuyant les coups, je m’interroge quant à ce pourquoi.
Quand j’arrive au milieu des hurlements de « médic » les personnes respirent, sont rassuré·e·s « il y a quelqu’un·e qui est là, qui sait quoi faire qui va soigner »
Mais chaque fois j’ai cette impression de poser un sparadrap sur un autre enjeu : pourquoi cette figure rassurante ?

Celui ou celle qui casse pose encore tant de questions au sein même des gilets (ne mentionnant pas les débats politico-pensants, tout le monde se renvoie la violence assumée politiquement comme une malédiction horrifique)

Celui ou celle qui « répare » est rassurant·e, sans autre débat.

Mais qui soigne réellement ?

Les paradoxes de la lutte actuelle des Gilets jaunes évoquent la suffocation qu’elle vit chaque samedi et grouille de ces questions.
L’observation que je tire de mes samedis est que la présence de médics peut rendre hardi. Combien de fois mon aide permettra un retour vers la confrontation, eh oui, la reprise du pavé qui clame réparation.
L’œil pour œil ne s’applique pas, détrompez-vous. Ce n’est pas vengeance qui est criée sur la banque en flamme, mais bien réparation d’injustice.

Le courage se transmet, je ne suis pas héroïque.
Vous, Gilets jaunes, c’est par votre présence forte et vive que nous trouvons aussi l’élan de venir sous les tirs récupérer celui ou celle qui a pris cher. Sans démagogie aucune, il est plus facile d’agir quand la solidarité règne. Vous la manifestez autant que votre indignation, pour cela ce mouvement aussi répond au pourquoi de la présence de médic. Car avant d’être médic, je suis solidaire. Ne laisse personne derrière, tout le monde importe.

À mon pourquoi, je trouve cette réponse parce qu’ils·elles seront dehors, et qu’en face c’est une ligne armée qui bloque l’horizon.
Les soins que j’apporte ne seront pas le pont pour passer par-dessus, mais un liant pour tenir. Et je ne vois pas les médics comme le soin qui essuie la conséquence malheureuse, mais ce moment où chacun·e comprend qu’il·elle importe et qu’à ce titre, on reste ici à lutter.

Il est important de parler, de dire les blessures, cela fait partie du soin.
Il est important que la réponse soignante suive la blessure.
Il est enfin important que les blessé·e·s ne s’accumulent pas sans fin, juste pour être listé·e·s, vu·e·s mais bien parce qu’à l’œuvre, autre chose agit.

Et bien sûr, les médics continueront d’être là, je souhaite parfois que les blessures le soient moins.

D’ici à notre prochaine rencontre sur les pavés, prenez soin de vous, et je me permets de vous rappeler que toute peau finit par se réparer et que c’est bien avec elle que l’on est cette sensibilité qui agit maintenant. Et c’est avec nos présences corporelles, cicatrisées ou balafrées, que l’on se retrouve ensemble dans ce mouvement, sous les gaz et les coups, un peu de malox et c’est reparti…

Un médic (a)

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