Depuis décembre 2020, des manifestant.e.s s’en prennent régulièrement en fin de manifestation à des syndicalistes et à du matériel syndical, avec pour apothéose l’agression du cortège CGT le 1er mai qui a fait couler beaucoup d’encre. Communiqués à chaud publiés dans tous les sens, débats à n’en plus finir sur les réseaux sociaux et listes mails militantes.
A en croire toute cette prose, il y aurait deux camps irréconciliables dans le mouvement social :
- D’un côté des syndicats « collabos » qui veulent garder le contrôle de « leur manifs » via leurs SO virilistes et violents, n’hésitant pas à livrer des manifestant.e.s à la police et à empêcher le cortège de tête de se replier lors des charges de keufs.
- De l’autre des « totos » alcoolisé.e.s de mèche avec des confus.e.s, voire des militant.e.s d’extrême droite, dont le seul but serait d’aller bouffer du keuf en manif, et qui se rabattraient par dépit sur les cortèges syndicaux.
Il va sans dire que ces deux descriptions sont (en grande partie) des mythes bien éloignés de la réalité. Mais des mythes que l’on construit, manif après manif, rancœur après rancœur, et parfois aussi parce que certaines personnes et certains groupes ont un intérêt stratégique à ce que ces mythes se développent.
L’autonomie politique en région parisienne ne se résume pas aux groupes de rue insurrectionalistes. On peut compter des dizaines de collectifs qui font vivre des lieux d’organisation, des cantines de soutien, des médias indépendants, des collectifs qui luttent contre la répression, contre le monstre carcéral et sur bien d’autres fronts encore. Et même les groupes de rue insurrectionalistes ne se résument pas (pas tous) à la caricature qu’en font certain.e.s.
Dans ce texte je ne reviendrai pas sur les évènements du 1er mai. J’éluderai aussi volontairement la question (primordiale certes) du SO, qui demanderait un autre texte spécifique. Ce sur quoi je voudrais plutôt revenir c’est la caricature qui est faite aujourd’hui du syndicalisme dans certains milieux militants, en posant cette question :
C’est quoi un syndicat ?
Un syndicat ce sont des personnes qui s’organisent sur leur lieu de travail ou d’études, pour lutter collectivement contre un adversaire commun : le patron, l’administration, et parfois l’état (quand une réforme néolibérale de merde est en gestation par exemple). Un syndicat peut être autonome ou faire partie d’une fédération professionnelle qui elle même peut être autonome ou faire partie d’une confédération (comme la CGT ou la CNT) ou d’une union syndicale (comme Solidaires).
Un syndicat ça sert à quoi ?
Sur le court terme, c’est un outil pratique pour les mouvements de lutte. De longues batailles syndicales ont permis notamment qu’une section syndicale puisse avoir un accès de diffusion d’information à tou.te.s les salarié.e.s (aujourd’hui via des listes mails), l’accès à un local, à du matériel d’impression (pour des tracts, affiches), la possibilité de réserver des espaces pour tenir des réunions et assemblées générales. Et ça quand un mouvement démarre, c’est quand même un sacré plus.
Un syndicat, ça peut déposer un préavis de grève, ce qui est assez indispensable. La grève, surtout si elle est reconductible et suivie dans tous les secteurs, ça reste une des meilleures armes qu’on ait inventé pour frapper la bourgeoisie là où ça fait mal. L’option des grèves sauvages reste envisageable, mais bien moins pratiquée qu’à la fin du 19e, car très risquée en terme de répression.
Un syndicat c’est aussi des gens qui à force de se battre pour leurs droits accumulent des connaissances et peuvent venir en aide à leurs collèges quand celles et ceux ci se font mettre dans la merde par la direction. Quand on s’investit dans un syndicat, on reçoit souvent des mails du type « salut j’ai tel statut et ma direction m’a fait telle crasse, quels sont mes droits ? Qu’est ce que je peux faire ? ». Il faut ensuite sonder ses camarades et aller chercher les textes légaux qui vont permettre de répondre. On peut aussi encourager la personne à ne pas rester seule, voir si d’autres personnes sont dans le même cas et envisager une lutte collective, en donnant des petits tips de base et en leur proposant un soutien logistique si besoin (encore une fois : moyens de communication, impressions, mégaphone, lieu pour se réunir etc.)
En 150 ans de luttes, la classe ouvrière a arraché le droit d’avoir ses propres organisations de luttes, et les a équipées de nombreuses armes qu’on serait bien en peine d’obtenir aujourd’hui ! Alors (ré)emparons nous en, plutôt que de les dénigrer et les laisser décrépir !
A très long terme, un syndicat de masse autogestionnaire peut devenir un contre pouvoir tel qu’il reprendrait en main des pans entiers de l’économie et de la vie sociale, permettant enfin aux gens de prendre part aux prises de décisions qui les concernent. Et qui sait, peut être un jour avoir assez de poids pour, après une période révolutionnaire, être l’embryon de la société libertaire de demain.
Cette stratégie, c’est le syndicalisme révolutionnaire. (Ou l’anarcho-syndicalisme si on veut mettre l’accent sur l’aspect autogestionnaire que doit avoir le syndicat, et si on assume le préfixe).
Syndiqué.e.s, syndicalistes, bureaucrates, directions syndicales ?
Il y a un discours assez classique dans la littérature autonome, et encore plus dans la propagande trotskyste, qui consiste à poser une nette frontière entre les bon.ne.s syndiqué.e.s ou syndicalistes « de base » et les bureaucrates des directions syndicales. Il y aurait donc « en bas » des militant.e.s idéalisé.e.s qui mènent la lutte de façon exemplaire, et en haut des directions peuplées de politicard.e.s qui feraient capoter tous les mouvements (en général volontairement, car ces directions seraient plus molles que la base toujours hyper combative, si ce n’est révolutionnaire).
Il faut bien avouer que même dans les syndicats les plus autogestionnaires, en faisant tous les efforts possibles pour que tout le monde vienne en AG et s’investisse dans la vie du syndicat, il y en a qui ne le feront pas. Ça peut être par manque de temps, par manque d’intérêt, ou parfois parce que les AG ne sont pas des espaces assez bienveillants, et c’est dommage. Il y a un énorme enjeu démocratique à réussir à proposer un niveau de participation minimal pour ces camarades, qui n’ont pas le temps ou pas l’envie de faire des réunions syndicales matin midi et soir, mais qui devraient pouvoir participer aux décisions collectives.
Donc oui, malheureusement, il y a dans la plupart des syndicats des « syndiqué.e.s » qui cotisent mais participent peu aux prises de décisions collectives, et des « syndicalistes » qui s’investissent beaucoup, prennent des mandats etc, bref : des militant.e.s. Avec plein de situations intermédiaires possibles entre les deux.
Un des éléments qui joue en la faveur de l’image des directions bureaucrates, ce sont les décharges syndicales. Un autre acquis des luttes sociales. Il s’agit de temps qu’un syndicat peut décider d’attribuer à un.e de ses militant.e.s et qui sera retranché de son temps de travail, pour libérer du temps de militantisme syndical. En gros si j’ai une décharge de 10 %, je ne fais plus que 90 % de mon temps de travail, tout en continuant d’être payé comme avant. Ça permet d’avoir le temps de prendre certains mandats extrêmement chronophages (comme la trésorerie du syndicat, la communication, les tournées de bureaux/ d’usines etc), et c’est vraiment pratique.
Le problème bien sûr, c’est que si un.e militant.e est déchargé.e à 100 %, iel devient syndicaliste professionnel.le, ce qui risque de le ou la couper de la réalité vécue par ses collègues.
Heureusement, dans de nombreux syndicats, cette possibilité a été proscrite ou réduite. Par exemple à la CNT il n’y a tout simplement pas de décharges. Dans certaines fédérations de Solidaires, la décharge maximale que peut prendre un.e militant.e est de 50 %. Donc même les militant.e.s ayant les plus gros mandats continuent de bosser à mi-temps. Il y a donc des syndicats qui fonctionnent très bien sans « bureaucrates ».
Parler de directions syndicales, c’est aussi assez mal connaître le fonctionnement des différents syndicats de lutte. Que ce soit à la CNT, à Solidaires ou à la CGT, les cotisations remontent en premier lieu au syndicat de base, qui jouit donc d’une grande autonomie et sur qui on ne peut pas (trop) faire pression en menaçant de couper les vivres. Il semblerait aujourd’hui impossible que le secrétariat confédéral de la CGT puisse imposer à une de ses fédération de lancer ou stopper une grève, si celle-ci était déterminée à faire le contraire.
A Solidaires, les fédérations peuvent même décider à tout moment de quitter l’union syndicale, tout comme un syndicat peut quitter sa fédération. Il existe bien dans chaque fédération une équipe d’animation qu’on appelle en général « secrétariat fédéral », mais celui-ci est choisi par les syndicats en congrès, révocable par les syndicats, et surtout doit respecter et mettre en œuvre les décisions collectives prises à des moments où tous les syndicats se rencontrent pour élaborer du commun (congrès, coordinations fédérales, conseils fédéraux etc).. Ce n’est pas une direction !
Enfin, concernant la soi disant « mollesse » des « directions syndicales » (donc des secrétariats (con)fédéraux), par rapport à une radicalité exemplaire de « la base », c’est aussi très éloigné de ce qu’on a pu observer ces dernières années. La plupart des équipes d’animation de syndicats, fédérations, confédérations auraient été ravies de décréter une grève générale reconductible contre la réforme de la SNCF, du chômage, des retraites.
Mais la question est toujours la même : est-ce que ça va suivre ? Est-ce que localement les équipes syndicales sont assez fortes pour entraîner avec elles une large partie des collègues à faire grève ? Est-ce que le travail d’information a été fait dans tous les secteurs ? Est-ce que les gens croient à une victoire au point de perdre plusieurs jours de salaire alors qu’ils galèrent déjà ? Bien souvent la réponse est : Non. Il faut cesser de fantasmer une « base » révolutionnaire qui n’attendrait qu’une chose, que Martinez et les autres « chefs de syndicats » décrètent la grève générale. Cette base n’existe pas (ou alors elle est marginale), et ce n’est pas comme ça que fonctionnent les syndicats.
Ainsi le discours trotskyste habituel visant à sacraliser les syndicats ou syndicalistes combatifs « de base » tout en tapant sur les directions syndicales qui feraient foirer tous les mouvements, est bien loin de la réalité. En même temps on les comprend ! Leur objectif c’est que ce soit leur parti d’avant-garde et leurs petits chefaillons qui prennent en main la révolution. Donc forcément une organisation de centaines de milliers de travailleur.euses en lutte qui peuvent s’organiser sans elleux, ça les emmerde un peu. Allez voir un texte du CCR et comptez le nombre d’occurrences du terme « direction syndicale » . Vous pouvez même en faire un jeu à boire vous serez pas déçu.e.s. Non je rigole, n’allez pas lire ces torchons...
Mais de quels syndicats on parle ?
Évidemment il y a syndicat et syndicat. Il y a les syndicats de cogestion qui participent rarement aux luttes et préfèrent passer des deals avec le pouvoir : les syndicats jaunes. Il y a des syndicats de lutte, mais qui ne vont pas jusqu’à être révolutionnaires et dont le fonctionnement manque de démocratie interne. Ceux-ci peuvent reproduire à certains moments ce contre quoi l’on se bat. Gestion centralisée, prises de décisions unilatérales sans concertations avec les concernées etc. Et puis il y a les syndicats de lutte autogestionnaires et révolutionnaires (ou de transformation de la société pour faire moins peur), dans lesquels les décisions sont prises localement, en assemblée générale, et qui se coordonnent dans des union locales et des fédérations, sur le modèle du fédéralisme libertaire. Des personnes sont mandatées pour animer ces unions locales et ces fédérations, mais comme dit plus haut, elles peuvent être révoquées, et sont là pour mettre en œuvre les décisions collectives prises quand les syndicats se rencontrent à intervalle régulier.
Pas besoin de tergiverser sur le premier type, les syndicats jaunes sont des adversaires politiques.
Le dernier type est plutôt rare et moins critiqué. Pourtant, même les syndicats autogestionnaires ont leur propres casseroles (comportements autoritaires, affaires de viols non ou mal gérées, conflits internes etc.). On pourrait aussi arguer que toute organisation de lutte de grande envergure tendra inéluctablement à vouloir s’imposer comme l’organisation qui gère les luttes sans accepter qu’existent à côté d’autres formes d’organisation. Heureusement, ce n’est pas ce qu’on observe aujourd’hui avec des syndicats comme la CNT ou Solidaires qui au contraire participent régulièrement à des cadres unitaires dont ils ne sont pas forcément moteurs, et prêtent du matériel à de nombreux collectifs pour qu’ils puissent s’organiser de façon autonome (une camionnette, une sono, un lieu pour des réunions, l’impression d’affiches etc.).
La question la plus complexe est de savoir quelle attitude avoir vis-à-vis des syndicats de lutte peu autogestionnaires et non révolutionnaires comme la CGT.
Bon déjà, la CGT d’aujourd’hui n’est pas celle des années 50 et 60 totalement sous tutelle d’un PCF gardant de forts liens avec Moscou. Il n’existe plus de parti de gauche suffisamment fort pour en garder le contrôle et elle jouit depuis longtemps de sa propre indépendance (même si on continue de pouvoir y observer de délicieuses guerres de chapelles entre militant.e.s PCF, LFI, LO, NPA ou du POI...).
Pour autant, force est de constater que la CGT d’aujourd’hui est à des années lumières de ses origines révolutionnaires, et qu’y militer (ou militer avec) n’est pas toujours une partie de plaisir. Si certaines fédérations fonctionnent de façon démocratique, tout.e militant.e CGT s’est vu.e un jour confronté.e à des enjeux de pouvoir. Mandats complètement verrouillés, décisions prises unilatéralement à l’échelle de secrétariats fédéraux, ou d’union locales, sans consultation des syndicats concernés ou par le bureau d’un syndicat sans consultation des adhérent.e.s, etc.
C’est un fait qui ne donne pas forcément envie de s’y syndiquer. Et pourtant, la CGT ne se résume pas à ces exemples de comportements autoritaires. Ce sont aussi 650.000 syndiqué.e.s qui mènent des luttes partout en France, dans tous les secteurs. Ces camarades disposent souvent d’une vraie autonomie et de structures syndicales plus ou moins démocratiques et combatives en fonction des secteurs et des localités.
Donc que faire de ce gros machin imparfait mais qui a un véritable impact dans les luttes ?
- Le traiter en ennemi, lui et ses 650.000 syndiqué.e.s, quitte à se retrouver dans des situations comme le 1er mai où des travailleur.euses lambdas se prennent des coups de barre de fer ?
- Y rentrer parce que dans tel ou tel secteur et lieu de travail c’est la meilleure option, et pousser vers plus de démocratie interne ? C’est ce que font de nombreux.ses militant.e.s libertaires, parfois avec de véritables avancées.
- « Faire avec » en se tenant à l’écart, en critiquant ce qui doit être critiqué mais en tissant des alliances quand celles-ci sont possibles ?
Chacun.e fera son choix.
Il semble en tout cas que de nombreux.ses militant.e.s préfèrent la première option, ce que je trouve dramatique vu les excès vers lesquels cela peut nous amener. En lisant de nombreux échanges qui ont eu lieu ces derniers jours, j’ai parfois l’impression que c’est dû à une grande méconnaissance de ce que sont les syndicats. C’est ce qui m’a poussé à écrire ces quelques lignes, qui j’espère n’enfoncent pas trop de portes ouvertes…
Un syndicaliste lecteur de PLI.