3) En France, quand on pense à des mouvements fascistes, on a surtout en tête Casapound. Y’a-t-il d’autres groupes d’extrême-droite présents à Rome ? Peut-on les considérer comme des groupes violents ? Si oui, comment vous opposez-vous à cette violence ? De manière générale, comment vous y prenez-vous pour vous opposer à la diffusion de leurs idées ?
En ce moment, l’Italie voit proliférer des partis, des organisations et des groupes plus ou moins structurés, de nature néo-fasciste. Surtout, Rome a été un laboratoire pour les néo-fascistes depuis les années 1970. À cette époque, il y avait les groupes de jeunes des partis d’extrême-droite (comme le Movimento Sociale Italiano, MSI), qui se présentaient aux élections, mais avaient aussi un certain niveau d’agressivité dans les rues. On peut aussi penser aux NAR (Nuclei Armati Revoluzionari) [2] qui ont tué de nombreux camarades, des policiers, des magistrats, mais aussi des militants considérés comme des traîtres ou de mèche avec le système. De ce point de vue, la situation actuelle à Rome est tumultueuse et en pleine évolution. Les deux partis néo-fascistes qui se partagent le leadership sont Casapound et Forza Nuova. Ce ne sont pourtant pas les seules organisations néo-fascistes existantes, et c’est important d’avoir cela en tête pour comprendre l’ambiance dans notre ville. Il y a énormément de groupes fascistes présents à différents endroits de la ville, une galaxie de petites et moyennes organisations structurées, avec des locaux, des bars, implantées dans des quartiers où ils effectuent des actions de type « travail social ». Ces groupes, assez différents les uns des autres, sont de taille variable. Cela peut aller de 5 personnes, sorte de petit noyau localisé, jusqu’à plusieurs centaines de militants qui composent des organisations véritablement structurées, avec des mouvements de jeunesse et des liens avec d’autres groupes au niveau national. Ces organisations peuvent également s’appuyer sur un cercle plus large de sympathisants.
La situation est la suivante pour les deux principales organisations, Casapound et Forza Nuova, en lutte pour l’hégémonie : elles tentent d’absorber les groupes plus petits (une quinzaine à l’heure actuelle), qui ne sont pourtant pas prêts à abandonner leur espace d’autonomie au sein de cette nébuleuse noire. En fait, on peut noter que l’apparition et la disparition de marques et groupes fascistes en ce moment rappellent un peu la prolifération des groupes autonomes dans les années 1970. Il faut s’attarder un instant sur ce dernier point, car cela nous semble important pour comprendre ce moment de dynamisme qui caractérise ces organisations. Bien que les résultats des dernières élections n’aient permis à aucun groupe néo-fasciste d’entrer au parlement, certains d’entre eux sont déjà présents dans les institutions locales, comme les municipalités. Le dynamisme de ces groupes et groupuscules est quotidien et trouve à s’alimenter, entre autres, dans des actions symboliques contre la mémoire de la résistance.
Mais surtout, les organisations néo-fascistes sont en ce moment toutes concentrées sur des questions « sociales ». Elles sont plus ou moins capables d’agir sur les petits problèmes de quartier, surtout à partir du thème des dégradations et donc du besoin de sécurité de la population. Elles se présentent aussi comme des référents politiques pour résoudre les problèmes matériels du quotidien qui illustrent la crise économique qui touche l’Italie aujourd’hui. Par exemple, elles organisent des distributions gratuites de biens de première nécessité aux familles italiennes dans le besoin. Elles portent aussi une attention particulière aux « luttes », comme la lutte pour le logement et contre les expulsions (mais seulement lorsque cela concerne des familles italiennes évidemment). Dans notre ville, les organisations fascistes ont compris depuis des années que les luttes sociales leur permettent de recueillir du soutien et, de là, d’être acceptées et bien vues, en particulier dans les quartiers les plus éloignés du centre-ville.
Malheureusement, elles affinent toujours plus cette technique politique, parfois en nous faisant sérieusement reculer dans certains quartiers populaires. L’organisation qui semble le plus en avance de ce point de vue est très certainement Casapound qui a récemment déclaré publiquement sa transformation en parti politique, même si cela ne semble pas avoir trop modifié l’ADN de « tapeurs » de ses militants. Leur groupe fait cohabiter harmonieusement deux types de profil : d’un côté des fascistes en blazer promis à une brillante carrière dans les institutions démocratiques, de l’autre des jeunes de quartier ou des ultras habillés dans un style mi-hispter, mi-casual. En ce qui concerne les agressions contre les centres sociaux et les militants de gauche, Forza Nuova est par contre plus dangereuse. Ce sont ses militants qui sont les auteurs des attaques contre des squats, des CSOA (Centri Sociali Occupati Autogestiti, c’est-à-dire « Centres sociaux occupés autogérés ») et des sièges de partis politiques au cours des dernières années. Leur façon de faire de la politique est beaucoup plus grossière, et leurs sorties publiques frôlent souvent le grotesque, mais ils ont tout de même des locaux, des bars et une bonne implantation dans la Curva de la Lazio.
Nos efforts quotidiens pour nous opposer à cela sont de maintenir une attention constante, de manière à les faire se sentir sous pression, d’être présents sur le terrain pour ne pas laisser des territoires vides qu’ils viendraient occuper, de démasquer leurs petites combines et de révéler leurs contradictions. Mais même ça, c’est devenu difficile à faire.
C’est banal de le dire, mais les groupes néo-fascistes jouissent d’une sympathie parfois explicite de la part des forces de l’ordre, qui leur rendent service dans la rue, et même dans certaines affaires judiciaires. On peut trouver des tas d’exemples. Mais maintenant ils jouissent aussi d’une sympathie de la part de l’opinion publique. Nous nous rendons compte que, pour beaucoup de personnes, le fascisme ne suscite plus tant d’indignation, du coup le fait de démasquer les fascistes perd de son efficacité. C’est pour cette raison que, depuis peu, nous essayons de repenser l’antifascisme en évitant d’utiliser de vieux schémas obsolètes, et de faire de l’antifascisme sous une forme non idéologique. Nous avons noté que les accuser d’être complètement intégrés au petit jeu politicien, aux mécanismes de corruption et de pouvoir, est beaucoup plus efficace, dans les espaces populaires comme les marchés où ils essayent de venir tracter, pour révéler leur vraie nature. Par exemple : comment Forza Nuova peut mener une campagne antidrogue (en attribuant l’entière responsabilité du trafic aux immigrés) quand son responsable romain s’est fait choper par la police avec 100 g de cocaïne dans le coffre de son scooter ?
Au quotidien, nous essayons aussi de recouvrir toute trace de leur propagande (leurs affiches par exemple) et de nous opposer, par différents moyens, à leur présence dans les rues, au moins dans les quartiers où nous sommes présents. Parfois, nous formons des cortèges de voitures, avec d’autres groupes du quartier, pour nous faire voir et donner un signal clair d’autodéfense du quartier. On est parvenu à rassembler beaucoup de monde surtout lorsqu’on a organisé ça suite à des agressions ou pendant les campagnes électorales. Plus généralement, nous essayons d’adopter la pratique la plus adaptée à l’objectif qu’on cherche à atteindre.