L’acte XXIII laisse le goût amer de l’inachevé. Des milliers de GJ se sont une nouvelle fois déplacés à Paris, peut-être plus que le 16 mars lors du premier ultimatum. Au-delà du nombre, c’est la détermination qui frappe et qui trouble le pouvoir. Semaine après semaine, la population dans la rue semble déterminée à ne pas reculer. À ne plus reculer. Pourtant, ce samedi 20 avril, la stratégie policière fut plus forte que la détermination de dizaines de milliers de citoyens. Mais à quel prix ? Et pour quels résultats dans les semaines et mois à venir ?
Dès le début de la matinée, nous comprenons que cette journée ne ressemblera en rien à celle de l’acte XVIII. Les premiers rassemblements non déclarés de 10h ne comptent pas assez de GJ pour empêcher les policiers présents de nasser puis de pousser tout le monde à se disperser (y compris dans le métro). La très grosse majorité des GJ se retrouve donc vers 12h pour le départ de la manif déclarée de Bercy.
Le monde est là. La détermination aussi. On sent une vraie dynamique. Sauf qu’il s’agit d’une manif déclarée Bercy/Bastille/République. Le parcours ultra classique des manifs syndicales. Les forces de l’ordre ont donc préparé le terrain et savent exactement comment gérer la situation, au point de prendre l’initiative de couper le cortège en plusieurs groupes (au moins trois différents). Le tout, très loin des quartiers des ultras riches et des lieux de pouvoir. Surtout, elles arrivent à pousser tous les GJ sur la place de la République, lieu officiel de fin de manif. Il est 15h15, l’acte XXIII parisien touche déjà à sa fin.
Car tous les Parisiens savent que terminer à République signifie désormais s’enfermer dans une nasse géante. S’enfermer au sens propre puisque, comme par le passé, la préfecture donne la consigne d’empêcher toute sortie de la place, et ce pendant plus de 3 heures !
Non seulement il n’est plus possible de manifester. Non seulement plus personne sur la place ne peut sortir. Mais les forces de l’ordre se prêtent à un jeu totalement abject consistant à inonder la place de lacrymo. Pire : des groupes de 15 à 20 policiers font des incursions au centre même de la place, remplie de milliers de manifestants. Au moindre projectile, c’est la charge, avec comme but d’attraper (et de frapper) ceux qui ne seront pas assez rapides (rarement ceux ayant lancé des projectiles).
On est loin, très loin du maintien de l’ordre. S’il s’agissait de maintenir une situation sans débordement, il suffisait de laisser la place de la République ouverte et sans charge ni gaz. Non, l’objectif de la préfecture (et donc du pouvoir) était bien d’enfermer en plein soleil des milliers de personnes, de les nasser, de les compresser, de les gazer et de les charger. Dans quel but ? Probablement les terroriser et les dissuader de revenir manifester les actes suivants. Il s’agit bien d’une stratégie de la terreur.
Il y avait de nombreuses personnes âgées, de nombreux enfants. La plupart novices quant aux pratiques de manifestations, notamment de manif de GJ parisiennes. Plusieurs personnes ont perdu leurs nerfs, se sont mises à pleurer, à crier, à paniquer. Et forcément, certains se sont énervés aussi. Car c’est une sensation très bizarre de se sentir enfermé dans un espace rempli de milliers de personnes avec des mouvements de foule importants à chaque gazage et charge. De quoi vraiment paniquer et/ou devenir fou. Certains étaient prêts à se mettre en danger pour pouvoir sortir. D’autres, jusqu’ici pacifiques, rejoignaient les GJ les plus offensifs. Plus la journée passait, plus la panique se faisait sentir, plus la tension devenait palpable. Des centaines de citoyens voulaient absolument sortir, coûte que coûte. Plusieurs GJ ont alerté les forces de l’ordre que cela pouvait se terminer en drame. On sentait qu’à la moindre étincelle, une personne pouvait véritablement péter un plomb. Et ce n’était pas les GJ les plus offensifs qui étaient potentiellement ceux qui auraient pu totalement vriller sous le coup de la panique et d’une crise de nerfs.
Mais à force d’être traités comme des animaux, comment s’étonner que certains commencent à agir comme des bêtes féroces ? À une époque, lorsqu’on voulait se débarrasser d’un chien, on l’énervait pour qu’à son tour il s’énerve et morde. On pouvait alors l’accuser d’avoir la rage, d’être dangereux… et le piquer.
La grande leçon de cette journée, c’est qu’il n’est plus possible de composer avec le pouvoir et son bras armé. Dans un pays démocratique, protester de façon concertée avec les autorités, cela a du sens. Dans un pays qui bafoue jour après jour les libertés fondamentales, cela revient à capituler.
Aujourd’hui, tenter d’accepter les règles de manifestation du pouvoir revient simplement à lui faciliter la tâche pour casser le mouvement et le meurtrir, y compris physiquement. D’autant que lui, ne se prive pas pour s’affranchir de ses propres « règles » : Les GJ qui avaient déclaré la manif (jusqu’à 22h) se sont fait insulter et gazer. Ce 20 avril a d’ailleurs fait monter d’un cran la violence aveugle et gratuite de la part des forces de l’ordre, avec des passages à tabac et des GAV totalement abusives, y compris de journalistes. Jamais, depuis 5 mois, les reporters qui suivent le mouvement n’avaient autant été la cible de la répression.
Face à cette situation, il apparait de plus en plus évident que la stratégie des manifestations déclarées ne peut aboutir à autre chose que faire mourir le mouvement : elles n’empêchent en rien les violences, les gaz et les arrestations abusives. Mais elle permet au pouvoir de contenir la colère. Agir en primitif, prévoir en stratège. Cette maxime du poète résistant René Char est plus que jamais d’actualité.
Car l’espoir reste là, la flamme brûle plus que jamais : samedi, au milieu des lacrymos et des charges successives, des centaines de GJ se sont mis à chanter « Nous on est là », tout en avançant face aux CRS. Charge de la police, matraquage, gazage. Et rebelote : les GJ revenaient, chantaient et avançaient. Si la démarche peut sembler vouée à l’échec, c’est la dynamique créée qui importe. Et cette dynamique résiste au gaz et aux matraques.