21 avril 1900 : La barbarie française au Soudan par le Père Peinard

Notre camarade le Père Peinard vous envoie une lettre du Mali, qui a à peine vieilli : il parle de la colonisation, du rôle « civilisateur » de la France. Et ça fout grave la haine !
Descriptions crues d’images aussi violentes que ce qu’elles dénoncent ; attention, certaines lignes sont insoutenables.

Attention, certains passages descriptifs sont franchement ignobles.

Vigné d’Octon [1] continue à négliger de grimper à l’égrugeoir de l’Aquarium [2] pour dévoiler les crimes commis au Soudan [3] par la gradaille française.
Il n’y a pas mèche de mieux prouver l’impuissance parlementaire !
Voilà un député qui a les mains pleines de documents narrant les atrocités commises aux colonies par les galonnards ; il a à sa disposition le fameux dégueuloir de l’Aquarium d’où, paraît-il, la parole retentit jusqu’aux fins fonds des campluches.
Eh bien, au lieu de jaspiner du haut de cette tribune, il écrit dans des journaux et des revues ; au lieu de demander aux ministres compétents s’ils sont enfin décidés à museler les monstres qui dévastent le continent noir, il se borne à les flétrir en imprimant leurs horreurs ; au lieu de faire appel aux gouvernements, il fait appel à l’opinion publique.
C’est une sacrée mornifle que ce député fiche sur la tronche de l’Autorité !

En agissant ainsi, Vigné d’Octon proclame qu’il n’a pas deux liards de confiance dans le bon vouloir des dirigeants, puisqu’il cherche d’abord à émouvoir le populo, afin d’arriver ensuite, par ricochet, à faire pression sur les gouvernants.
Et Vigné d’Octon en raconte des horreurs, des crimes et des vilenies sans nom !
Il en raconte tant que les monstres devenus légendaires — les Néron, les Gengis Kahn, les Bonaparte et autres bandits — paraissent des petits saints, à côté des Voulet, des Chanoine [4], des Marchand [5] et des Archinard [6].

Depuis que ces galonnards sont lâchés sur le Soudan, le grand centre africain n’est qu’un immense charnier : ces scélérats zigzaguent dans le pays noir, au gré de leurs caprices, suivis de troubades qu’ils lâchent sur les moricauds paisibles. Il y a deux sortes de soudards dans les colonnes de dévastation ; les tirailleurs indigènes et les fantassins de la marine :

« Les tirailleurs indigènes, écrit Vigné dans la Revue des Revues, sont flanqués de leurs captifs et de leurs captives, auxquels incombe souvent le soin de porter leurs armes.
Ils sont fiers, heureux à la pensée qu’ils vont, dans quelques jours ou quelques heures, augmenter le nombre de ces bêtes de somme.

Abrutis par l’alcool et la vie de poste, ayant perdu la dose de sens moral dévolue à leur race, ils s’avancent allègrement, et leurs narines se dilatent comme si déjà elles humaient la bonne odeur de sang giclant vermeil des artères, le sang de leurs frères, le sang des femmes et des enfants de leur couleur !

Ils rient du rire bruyant des brutes lâchées pour une œuvre de carnage et de dévastation, poussent à coup de pied dans les reins les esclaves-porteurs qui s’attardent sous leur fardeau, brutalisent les captives courbées en deux sous le poids de leur nourrisson.

Derrière, viennent les fantassins de marine, la poitrine émaciée sous la vareuse trop large, les joues blêmes et les prunelles jaunies par la bile.
Moins fringants que leurs camarades indigènes, sur lesquels ni la fièvre ni la nostalgie n’ont de prise, ils n’en sont pas moins contents de rompre enfin la monotonie désespérante de leur existence.

Aussi déprimés au moral qu’au physique, un peu de joie rosit leurs pommettes maigres, un sourire voltige sur leurs lèvres exsangues à la pensée de mitrailler cette sale négraille que, dans leur simplisme, ils rendent responsable de toutes les misères de leur exil.

Oui ! ces braves gars, plus doux que les moutons dont naguère encore ils avaient la garde dans la lande bretonne ou la garrigue cévenole, ces bons “marsouins” qui jamais ne maltraitèrent ni leur chien, ni leur mule, ni leur vache, vont dans quelques heures, dès que retentira le clairon, se muer en êtres féroces qui tueront, massacreront aveuglément et faucheront autour d’eux des vies humaines avec autant d’ardeur que les épis de leurs moissons.

J’insiste sur cette observation qu’il m’a été souvent donné de faire ; ce qui les guide, eux, les pousse et ainsi les affole, ce n’est ni l’espoir d’un galon nouveau ni le désir immodéré de ce morceau de ruban rouge comme le sang dans lequel on le ramasse en ce pays — il savent bien que, malgré toute la bravoure dont ils pourraient faire preuve ces hochets ne sont pas pour eux — ce n’est pas non plus, comme pour les tirailleurs, la perspective de razzier des captifs et des captives — ceux ou celles de leurs camarades indigènes leur suffisent la plupart du temps — non ce n’est rien de tout cela.
Leur but unique, leur pensée est, encore une fois, de se venger de ces “nègres infects”, selon l’expression de leurs officiers, de ces “sacrés mal-lavés” à cause desquels, persistent-ils à s’imaginer, on les a pris à leur village, à leur atelier ou à la glèbe maternelle pour les envoyer mourir de la fièvre en ces pays de malédiction. Aussi avec quel entrain tout à l’heure ils se proposent de les mitrailler…

Cette stupide haine pour les moricauds que Vigné d’Octon a constatée chez les marsouins ne leur est pas particulière ; on la retrouve aussi intense chez les troubades casernés en France, chaque fois qu’ils sont mobilisés contre des grévistes ou des manifestants.
Ces inconscients pousse-cailloux oublient qu’hier ils étaient prolos et qu’ils le seront encore demain ; ils oublient que, parmi ces pékins qu’ils ont pour besogne de mater s’agitent des amis, des proches — peut-être des frères, un père ?… Une seule chose les tourneboule : « Ces cochons-là sont cause qu’on nous fait membrer ; ils nous le paieront… », groument-ils à mi-voix.
Au lieu de rejeter la responsabilité des chieries qu’ils endurent sur les chefs et les grosses légumes, ils s’en prennent aux petits — aux victimes !
C’est plus commode, et surtout, moins dangereux.

Le soldat éreinté qui, furibond, s’en prendrait à un galonné, passerait au conseil de guerre. Au contraire, celui qui, pour assouvir sa colère, déquille un moricaud, piétine un manifestant ou assomme un prolo, est félicité.
La brute militaire est alors félicitée, parce que sa vengeance a porté à faux, est tombée sur un innocent.
Donc entre les soldats massacreurs de moricauds et les truffards qui mitraillent les manifestants à Fourmies ou opèrent en temps de grève contre les prolos, il n’y a de différence que du plus au moins.
Tous deux, grâce au militarisme, sont des bêtes fauves.

Mais revenons au Soudan : les galonnés classent en deux groupes les villages de noirs — les amis et les ennemis. Cette classification est tout ce qu’il y a de plus arbitraire — la loufoquerie d’un gradé en décide presque toujours.
En 1835, les commandants des avisos L’Ardent et Le Goëland jouèrent à pile ou face le sort du roi Bokay et de ses villages Kontchoucou et Katinou dans le Rio-Nunez : il fut classé ennemi et les villages furent rasés, après que les habitants eurent été massacrés.

Le sort d’un village « ami » n’est guère plus enviable :

« Perdues pour eux, razziées, dévorées en un clin d’œil, seront les petites provisions familiales de sorgho, de maïs, ou de farine de manioc… Volés aussi, les poules, les petits cochons hirsutes, les maigres brebis. De tout cela, la colonne ne fera qu’une bouchée.

Bien qu’énorme, la perte serait réparable, mais hélas ! les hommes valides du village, ceux qui pourraient travailler aux lougans (les champs), sont impitoyablement réquisitionnés comme porteurs, et de ces lougans eux-mêmes, il ne reste plus grand-chose quand la colonne les a traversés. Il n’y a plus dans le village que des vieillards, des enfants et celles de leurs filles ou de leurs mères dont la soldatesque n’a pas voulu. Tel est le sort du village ami. »

Voici maintenant comment on opère pour détruire un village ennemi :

« La plupart du temps, dit Vigné, on part pour surprendre le tata (village) à la pointe du jour ou à la tombée de la nuit, alors que les habitants sortent à peine du sommeil ou vont s’y plonger. Les premières balles de nos Lebels clouent d’ordinaire les indigènes sur leurs taras (lits en osier) ; deux ou trois obus suffisent pour incendier le village dont les toits de palmes desséchées par le soleil flambent comme de l’amadou.

Les quelques guerriers qui possèdent des fusils à pierre les déchargent, affolés, au hasard, dans la direction d’où vient la mitraille et s’enfuient, précédés et suivis de tous ceux, femmes, enfants, vieillards, que les premières décharges ont épargnés.
Mais en un clin d’œil, la colonne a cerné le village et, de quelque côté qu’ils se dirigent, les malheureux trouvent devant eux un cercle de fer et de feu…

Des femmes nues et dont la chevelure grésille sous les tisons courent, leur nourrisson dans les bras, en jetant des cris de terreur ; des enfants les suivent épouvantés, s’accrochent à leurs cuisses, à leurs seins qui ballottent ; nus aussi, les hommes vont plus vite, tous avec l’espoir de se sauver.

Mais devant eux se dressent les canons des fusils Lebel. Les uns, d’ordinaire les femmes et les enfants, s’arrêtent, regardent, désespérés, l’arme terrible et, résignés, reçoivent la balle, tournoient sur leurs pieds brûlés et tombent, rendant leur âme innocente dans la douce clarté du matin.

Les hommes, semblables au taureau devant la pique du toréador, rebroussent chemin et, redoublant de vitesse, essaient un autre côté. Et alors, on leur fait ce qu’en argot colonial on appelle la “chasse aux lapins”. Il s’agit de pincer nos fuyards au demi-cercle, de leur couper la tangente en leur logeant un pruneau au bon endroit. »

Sur la prise de Sikasso [7], qui est la plus abominable boucherie dont la conquête du Soudan français a été souillée, Vigné d’Octon publie des notes prises au jour le jour par un témoin oculaire :

Après le siège, l’assaut. On donne l’ordre du pillage. Tout est pris ou tué. Tous les captifs, 4 000 environ, rassemblés en troupeau. Le colonel commence la distribution. Il écrivait lui-même sur un calepin, puis y a renoncé en disant : “Partagez-vous cela !” Le partage a lieu avec disputes et coups. Puis, en route !

Chaque Européen a reçu une femme à son choix. Le capitaine M**, n’en voulant pas, en a amené une qu’il a donnée à son planton, tirailleur de première classe. Tous les tirailleurs en ont eu au moins trois. Un en a reçu neuf.

On fait au retour des étapes de 40 kilomètres, avec ces captifs. Les enfants et tous ceux qui sont fatigués sont tués à coups de crosse et de baïonnette. Les cadavres étaient laissés au bord des routes. Une femme est trouvée accroupie. Elle est enceinte. On la pousse à coups de crosse. Elle accouche debout, en marchant, coupe le cordon et abandonne l’enfant sans se retourner pour voir si c’était garçon ou fille.

Dans ces mêmes étapes, les hommes réquisitionnés en route pour porter le mil restent cinq jours sans ration ; ils reçoivent cinquante coups de corde s’ils prennent une poignée du mil qu’ils portent.

Les tirailleurs ont eu tellement de captifs qu’ils leur était impossible de les loger et de les nourrir. Arrivés à Raz-el-Ma, où le mil est rare, et à Tombouctou, ils ont demandé pour eux du mil et des cases. Le chef leur a répondu : “Vendez-les”. Au cours de ces distributions, d’étranges erreurs ont été commises. On a donné ou vendu des parents des tirailleurs, ou des gens dévoués à notre cause… »

Et il paraît que la soldatesque française n’a d’autre but que de « civiliser » les Noirs.
Cochonne de civilisation !
On réduit en esclavage ceux qu’on n’égorge pas… Seulement on y met des formes et de l’hypocrisie : au lieu d’appeler « esclaves » les malheureux captifs, on les baptise « non libres ».
C’est à ce changement d’étiquette que se borne en Afrique la suppression de l’esclavage !

Turellement, quand on a des esclaves, on en fait ce que bon vous semble : chair à plaisir, chair à profit !…

Vigné d’Octon raconte à ce propos le fait suivant — il n’a malheureusement pas cité les noms des monstres qui ont fait le coup :

Une nuit, des Européens se postèrent à l’affût des bêtes féroces ; l’appât ne fut ni une chèvre bêlante ni un agneau, mais une fillette de dix ans que l’on plaça sur un nid de fourmis noires. La pauvre enfant ne cessa de crier jusqu’au moment où elle fut tuée par les terribles insectes. Cependant, les fauves nocturnes n’approchèrent pas cet appât humain, sans doute à cause du voisinage du bivouac...

Hein, les bons bougres, que dites-vous du tableau ? Appâter des tigres avec une gosseline de dix ans, ligotée sur une fourmilière !
Ça c’est des inventions dont sont seulement capables des galonnards : des Marchand ou des Gallifet [8] !

Inutile de ne rien ajouter !
Toutes les palabres d’indignation ne pourraient jamais égaler la haine qu’on devrait avoir de pareils monstres.

Il n’y a qu’une épithète qui les qualifie : ce sont des militaires, des galonnés !

Et ce qu’il y a de gondolant, c’est que les monstres qui ont appâté les fauves avec la gosseline en question sont peut-être bien de retour en France et ils font les farauds et posent à l’héroïsme.

21 avril 1900, Le Père Peinard, 3e série, N°15.

Note

Le Père Peinard est un journal hebdomadaire révolutionnaire, anti-militariste et anticlérical, publié à partir de 1889.

Il met en scène le fils illégitime du Père Duchesne (hebdomadaire satirique de la Révolution française) un personnage du peuple, qui parle (écrit) l’argot, encourage les révolutionnaires, les ouvrier·e·s et crache le plus possible sur l’État et les patrons et toutes autres formes de domination.

Son prix abordable (2 sous) et l’Almanach du Père Peinard, calendrier de vulgarisation humoristique, lui permettent de connaître un grand succès.

Arrivent les « lois scélérates » qui interdisent toute publication anarchiste en 1893 (à l’époque, les « marmites » et autres bombes artisanales fumaient de partout). Après plusieurs résurrections londoniennes, Le Père Peinard succombera à ces interdictions.

Emile Pouget, son fondateur et principal rédacteur, est aussi une des figures importantes de la CGT de l’époque (dite de la Charte d’Amiens : c’est-à-dire syndicaliste révolutionnaire). Défenseur fervent de la grève générale et de l’action directe, il est un des premiers à organiser les « sans travail » et à décrire leur rôle dans l’organisation capitaliste.

Beaucoup de ses textes sont en ligne, par exemple celui-ci : http://kropot.free.fr/Pouget-jabotage.htm. ou celui-là : http://kropot.free.fr/Pouget-journaleux.htm

Notes

[1Médecin militaire, député de l’Héraut. Il participe, à partir des années 1880 à une mission au Sénégal (Guinée actuelle) de liquidation de tribus rivales, qui le révolte.
À partir de ce moment, il ne cessera d’écrire des articles dans les journaux dénonçant, sous divers pseudonymes, la colonisation sanguinaire de l’Afrique, avant de démissionner.
Il dénonce à l’Assemblée les crimes coloniaux au Sénégal/Guinée, au Soudan/Mali, à Madagascar, en Syrie… et lutte pour la cession des crédits militaires.
Il finit par devenir en 1907 inspecteur pour le ministère de l’Instruction publique en Tunisie, ce qui lui permet d’écrire son ouvrage le plus connu : La Sueur du Burnous où il dénonce l’accaparement des terres indigènes en Tunisie par des personnalités françaises.

[2L’Assemblée nationale.

[3Plus ou moins le Mali actuel.

[4Paul Voulet et Julien Chanoine : capitaines français, partisans de l’extermination massive au Soudan (Mali actuel). En 1899, ils commettent des massacres abominables lors d’une expédition au lac Tchad. Le ministère des Colonies, devant l’ampleur des dégâts, les sanctionne et leur envoie un lieutenant pour les mettre aux arrêts : ils l’abattent. Leur carrière fut heureusement abrégée par une sentinelle de leur propre troupe, qui les abat à leur tour.

[5Jean-Baptiste Marchand : capitaine français, d’abord lieutenant sous les ordres du général Archinard, il conduit en 1898 la mission Marchand, dite aussi « Congo-Nil », dans un contexte de rivalité entre les empires coloniaux français et britanniques, ce qui entraîne une crise d’ampleur : la prise de la ville de Fachoda (actuel Soudan). Fort de cette notoriété, il est promu et participe ensuite à la révolte des Boxers en Chine, qui regroupe les forces de huit nations coloniales : Japon, Allemagne, Autriche-Hongrie, États-Unis, France, Italie, Royaume-Uni, Russie, afin d’éliminer la révolte des Chinois·e·s pauvres mené·e·s par la société secrète des « Poings de la justice et de la concorde ». Résultat : des dizaines de milliers de Chinois·e·s exécuté·e·s pendant et après le siège de Pékin à l’été 1900.

[6Louis Archinard, général français spécialiste de la Coloniale, il est le principal commandant des troupes du Soudan (actuel Mali), et instigateur des « victoires » de Ségou et Djenné au début des années 1890. Pour l’anecdote, il meurt en 1932, juste après avoir appris l’assassinat de Paul Doumer, président de la République, farouche partisan du colonialisme, par un Russe antibolchevik, précisément alors qu’il venait lui rendre visite.

[7Après deux jours de siège et le suicide de son roi en 1893, la ville qui intéressait la France pour sa position stratégique fut presque détruite. 4 000 personnes furent déportées : comme le raconte le Père Peinard, elles moururent presque toutes dans le transport à marche forcée qui s’ensuivit.

[8Gaston Gallifet : officier du IIe Empire, il s’illustre lors de la guerre de Crimée en 1855, puis dans la colonisation de l’Algérie, puis du Mexique en 1863. Il est fait prisonnier par les Prussiens en 1870 lors de la défaite de Sedan, puis est libéré et rejoint les versaillais... Il devient le principal commandant de la répression de la Semaine sanglante en 1871 où il est surnommé : « Le Marquis aux talons rouges », faisant près de 3 000 victimes sélectionnées au petit bonheur la chance.

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