Tour de France et insurrection communiste en Italie

Le 14 juillet 1948, une tentative d’assassinat dirigée contre le leader du Parti communiste italien plongeait le pays dans une situation insurrectionnelle. Selon la légende, c’est la victoire de Gino Bartali à Briançon qui ramènera le calme le 16 juillet.

Le 14 juillet 1948, alors qu’il quitte le Parlement avec la députée Nilde Iotti, le secrétaire général du Parti communiste italien (PCI) Palmiro Togliatti est victime d’une tentative d’assassinat. Antonio Pallante, catholique libéral et anticommuniste exalté, tire quatre balles de revolver sur Togliatti, dont trois atteignent leur cible. Le tireur avait déjà essayé d’approcher le dirigeant communiste à diverses occasions, notamment en demandant à le rencontrer dans le cadre de ses fonctions parlementaires. Cet événement plonge l’Italie dans une situation insurrectionnelle dont le traitement est inextricablement lié... à la 35e édition du Tour de France !

Soulèvement

L’annonce de l’attentat contre Togliatti provoque une série de manifestations violentes à travers le pays, qui font 14 morts (10 manifestants et 4 agents de police) et des centaines de blessés. À Rome, La Spezia, Abbadia San Salvatore, Naples, Gênes, Livourne, Taranto et Turin, la situation est insurrectionnelle. Des grèves sauvages, spontanées, se déclenchent dans la Péninsule. Giuseppe Di Vittorio, secrétaire général de la CGIL (Confédération Générale Italienne du Travail, équivalent de la CGT de l’autre côté des Alpes), décide d’accompagner le mouvement en rentrant prématurément de son voyage aux États-Unis et en appelant à la grève générale. Les lignes du téléphone public sont coupées et le trafic ferroviaire est à l’arrêt. Des sièges du parti démocrate-chrétien sont attaqués, des usines occupées. Des barricades sont dressées, et de nombreux ouvriers dépoussièrent leurs armes de partisans. À Turin, les ouvriers de la FIAT séquestrent le directeur général et président de l’entreprise, Vittorio Valletta. La conduite de l’action syndicale provoquera la scission de l’aile chrétienne-démocrate de CGIL dans la Confédération italienne des syndicats de travailleurs (CSIL). Togliatti est sur le billard, et les rumeurs de sa mort se répandent.

Pacification

Du côté du gouvernement, c’est la panique : on craint que le moment de l’insurrection communiste soit venu et que le Parti applique son mystérieux « Plan K », complot bolchévique fantasmé par la droite italienne et dont les émeutes seraient la première étape. Le 15 juillet Mario Scelba, ministre de l’Intérieur démocrate-chrétien, interdit les manifestations pendant que Giuseppe Di Vittorio donne des garanties au gouvernement : les délégués syndicaux font tout leur possible pour apaiser les ouvriers, tandis que la centrale syndicale appelle à cesser la grève le lendemain, 16 juillet, à midi. Le secrétaire général de la CGIL a été averti que Togliatti avait survécu à son opération, et savait qu’il appellerait au calme dès qu’il en serait physiquement capable. En attendant, de nouvelles manifestations et émeutes font 16 morts et 600 blessés les 15 et 16 juillet. Quand Togilatti sort du coma et du silence, ses premiers mots sont pour les ouvriers, qui attendent l’autorisation du Parti pour matérialiser leurs menaces de guerre civile et accomplir leur révolution : « Non fare fesserie » (Ne faites pas de bêtises). À la résurrection succède la pacification, fonction-même du PCI au sortir de la guerre : en 1946, le PCI soutient la loi d’amnistie des fascistes (dite « Amnistie Togliatti ») ; en 1949, après avoir utilisé la Volante Rossa (groupe d’anciens partisans connu pour avoir poursuivi l’épuration antifasciste sauvage après l’amnistie) comme service d’ordre, le PCI renie ses membres et les abandonne à la justice démocrate-chrétienne ; face à la contestation des années 1960 et 1970, le PCI dénonce les éléments les plus offensifs du mouvement ouvrier et révolutionnaire comme des « agitateurs » ; en 1973, en réaction au coup d’État de Pinochet, le secrétaire général du PCI propose un « compromis historique » aux démocrates-chrétiens dans l’espoir de participer à un « gouvernement de solidarité nationale ».

Cyclisme

Dans les rangs démocrates-chrétiens, plutôt que de remercier le PCI pour son rôle contre-révolutionnaire, qu’il continuera de remplir à merveille par la suite, on préfère trouver l’origine du retour au calme dans la performance exceptionnelle du cycliste Gino Bartali lors des 13e et 14e étapes du Tour de France (Cannes-Briançon le 15 juillet, Briançon-Aix-les-Bains le 16 juillet). Alcide De Gasperi, président du Conseil des Ministres, aurait appelé Bartali le 14 juillet pour lui ordonner de gagner le grand tour et sauver le pays de la division. Le cycliste italien confirmera plus tard que De Gasperi lui avait modestement demandé s’il se sentait capable de remporter la 13e étape, et niera toujours la moindre corrélation entre sa victoire et l’issue politique du soulèvement du 14 juillet. Pourtant, aujourd’hui encore, l’historiographie démocrate-chrétienne reproduit ce mythe du Tour de France. D’un côté, les communistes débattent du potentiel réel de la mobilisation insurrectionnelle ouvrière et de ses perspectives politiques, pour savoir si l’épisode représentait une occasion révolutionnaire ou se limitait à une simple explosion de colère spectaculaire. De l’autre, les démocrates-chrétiens élaborent le mythe d’une victoire sportive vertueuse, ayant permis de détourner le peuple du poison violent distillé par la démagogie soviétique du PCI, présenté par la même occasion comme un corps étranger à la société italienne. Une vile instrumentalisation de l’exploit sportif du Juste parmi les Nations.

Sources

Note

Groupe Révolutionnaire Charlatan

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Twitter : https://twitter.com/GRCpaname
Lire sur le site : https://lacharlatanerie.wordpress.com/togliatti-bartali/

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