« L’histoire qui était apparue jusque là comme le seul mouvement des individus de la classe dominante, et donc écrite comme histoire événementielle, est maintenant comprise comme le mouvement général, et dans ce mouvement sévère les individus sont sacrifiés. »
Guy Debord, in « La société du spectacle ».
6) La fétichisation du temps [1]
Nous avons cru toucher Terre pendant une fraction de seconde, le temps que la machine spectaculaire digère pour nous cette imperfection historique comme il en existe périodiquement et qui constituent, comme tout le reste, le carburant nécessaire à recharger l’énergie épuisée par son auto-production.
Pendant une fraction de seconde, donc, l’œil a cru voir une horreur, un drame personnel se dérouler non loin de là, quelque part chez des individus lambda. Mais ce fut avant qu’on nous décompte cyniquement, minute après minute, les morts, les blessés graves, les blessés légers, l’horaire et le lieu.
Ce fut avant de voir sur un écran des fragments de scènes plus ou moins focalisées, avant que l’arrivée de l’ordre ne rythme le suspense de la course-poursuite engagée tout de suite contre des individus, supposés déjà connus comme des inconnus malfaiteurs en fuite, avant qu’on nous décrive avec gravité l’horreur de la scène de crime et qu’on nous énonce, petit à petit, les identités des victimes, devenues vedettes malgré elles, mais vedettes de leur vivant déjà.
Pendant les heures qui suivirent, après la répétition surnuméraire des faits établis, se suivant dans l’ordre puis allant progressivement vers le désordre pour laisser fleurir de ce mélange une flopée de réactions spontanées de spécialistes de la propriété intellectuelle, signe évident de la production massive de pensées qui s’annonçaient de plus en plus expertes, ayant pour but effectif d’établir le caractère vrai de ce « spectacle réel », apparut finalement la vérité « réellement spectaculaire ».
L’apparition d’un produit fini, d’une « image-objet » aboutie sur une fraction de l’irréversible - du temps -, devenu maintenant reproductible à souhait, enclenche tout de suite une dynamique marchande visant à sa promotion par sa répétition publicitaire, puis par sa reproduction et sa vente, celle qui réalise finalement la valorisation de sa valeur par la consommation du « temps spectaculaire ».
5) La fabrique de la perception
La « perception véritable » du « produit événementiel » est son seul argument promotionnel puisqu’il est produit d’un réel séparé, d’une ou plusieurs fractions de temps valorisé, qui lui confère aussi par cette extraction, son caractère final de « représentation-marchandise ». L’événement devenu produit-fini puis marchandise perd son caractère réel pour adopter un caractère fétichisé.
Dans sa dynamique de production marchande, cet objet virtuel acquiert à chaque étape, les caractéristiques nécessaires à son imbrication dans la logique du monde marchand, et à son inclusion dans un cycle de stimulation de la production, il ne brise pas le cours historique évolutif interne de l’ordre social spectaculaire, il le renforce. Personne ne le façonne sciemment, il a juste été extrait de sa nature complète, la partie séparée qui servira de matière première à sa valorisation par l’acte marchand de diffusion spectaculaire de l’image-objet, tout le reste de l’événement étant non valorisable, il constitue le déchet résiduel de la production, une sorte de rejet collatéral à évacuer.
Ainsi aliénée, la perception de ce qui nous parvient de façon spectaculaire est travaillée depuis sa captation réelle jusqu’à sa diffusion, pour faire d’une fraction du cours de l’histoire générale du monde, un produit consommable à répétition cyclique.
Quelque soit le caractère de l’événement, il est donc rapporté à une représentation du temps « hors-du-temps », moulée de façon à ce que celui-ci participe finalement de la réalisation du temps spectaculaire et qu’il ne vienne pas perturber son fonctionnement pseudo-cyclique – qui cycle après cycle progresse vers le but de la propre auto-réalisation du spectacle. L’événement est absorbé de manière fétichisée, dans un cyclone temporel général qui va en digérer sa valeur.
4) Le mythe de la consomm’action
Le spectateur au centre de ce cycle, perçoit donc de façon séparée, l’espace et le temps qui l’entourent, à travers le spectacle de son monde mercantilisé pour l’intérêt de la réification de la marchandise. Il est donc convaincu du caractère, non seulement vrai, mais aussi « nécessaire » de cette image-objet à sa propre « survie augmentée » - à cette fraction du temps restante qui lui est réservée comme propre, mais qui sert en fait à être dépensée dans un faux objectif de se reconstruire à l’abri de l’exploitation tout en utilisant un refuge procuré par les productions de celle-ci.
Dans sa survie augmentée, il lui est proposé toute une gamme de représentations du monde « qui lui importent » et tout le discours de promotion qui accompagne cette consommation tend à lui faire comprendre que, puisqu’il consomme la représentation, celle-ci est donc nécessaire.
Notons que la promotion peut se faire aussi en kit, en même temps que la production et que la consommation, ou alors la consommation du produit fini peut commencer d’abord par celle de sa promotion qui l’accompagne, a posteriori de l’acte d’acquisition du produit-fini, tel un service après-vente.
Le spectateur qui consomme effectivement, depuis le début du processus, ce prêt-à-penser, réalise aussi par sa conviction induite « de la nécessité de posséder cette vérité », l’utilité ou l’innocuité de l’image-objet au déroulement du temps spectaculaire et valide ainsi les caractéristiques du produit comme stimulantes, comme porteuses de sens pour le monde spectaculaire dans lequel il évolue séparément.
En d’autres termes, il participe lui-même de la conviction générale que, par le développement d’une perception marchande du monde - tel qu’elle est déjà en elle-même réalisée pour le spectacle -, il peut agir de façon effective sur le temps historique.
Bien que convaincu de s’être représenté pendant les premières fractions de seconde un fait tel qu’il est réellement pour sa propre conscience, pour une opinion intéressée et critique de la réalité séparée, il va, au fil de la consommation de faits « réellement spectaculaires », acquérir toute la panoplie de représentations marchandes faites pour elles-mêmes et développer une opinion désintéressée et formatée d’une réalité « devenue unitaire ».
Il ne peut ce faisant percevoir aucune distance consciente entre sa personne et les faits consommés puisque la distance est définie entre une nécessité de survie aliénée et un processus spectaculaire étranger ; ces deux derniers traits tendent à s’unifier dans une même synchronisation, quelque soit la distance réelle ou ressentie, puisque le spectacle mondial est totalitaire.
Par un effet d’optique en trompe-l’œil, l’individu a unifié son opinion avec le reste de la société spectaculaire en pensant l’unifier avec la réalité de ses besoins, mais ceux-ci sont séparés de sa réalité personnelle, aliénée dans un besoin de survie augmentée.
Le spectateur, croyant être un moment acteur au centre, cherchant constamment à unifier son être en diffraction, reste spectateur du temps historique dans la perception, malgré qu’il y participe réellement aux extrémités, au début par sa participation au travail général et enfin par sa consommation visuelle sensible, il finit par fantasmer totalement sa vie.
3) Contestation spectaculaire
Dès lors, ainsi écarté mais pensant en être le centre, il va continuer par la suite d’agir en consommateur ou en producteur de contestation spectaculaire, tout comme s’il n’avait jamais été écarté du centre, comme si cette dynamique ne lui avait jamais échappé. En effet, étant faite pour la représentation marchande de l’homme, elle intègre déjà presque tout ce qu’en tant que consommateur, il pourrait désirer, le reste étant proscrit soit par la morale, soit par la loi.
Quand il conteste, le consommateur le fait pour les besoins du processus lui-même, pour améliorer le produit qu’il consomme ; bien intégré dans le rouage tel une marchandise vivante, il manifeste son approbation à la pensée unitaire, par une colère séparée, telle le remplissage d’un QCM de doléances, d’une enquête de satisfaction.
Cette expression aliénée des représentations induites, conduira un jour peut-être cet individu à contester une tradition de façon spectaculaire pour les besoins du spectacle, contestation révélatrice de la persistance d’une ancienne dynamique productive de l’image ralentie par les mythes religieux, qui ressurgit avec force événementielle pour se forger une place dans la concurrence des idées marchandes et qui par cette confrontation entre représentations induira peut-être à sont tour la production d’une réaction se terminant par le spectacle réel du sacrifice de cet individu au service du mouvement général du temps spectaculaire.
2) Une histoire-marchandise mondiale
Et justement, des membres de Charlie Hebdo ont été sacrifiés pour la réalisation de ce spectacle, mais ils faisaient partie du spectacle. L’histoire universelle, devenue réalité par l’apogée de la marchandisation du monde, a atteint son paroxysme, faisant du temps sensible individuel un temps particulier général qui nous est séparé, mais tout de même perçu comme étant le temps général de notre société à tous. Dans un va-et-vient, il rythme réellement nos vies et en retour nous continuons de le considérer général pour continuer de donner un sens aliéné à chacun de ses battements ressentis individuellement comme séparés.
Les événements sensibles deviennent tout d’un coup universels et le spectacle du réel est soudain notre réalité spectaculaire imposée comme vérité. Tout est censé nous concerner et nous sommes condamnés à consommer un monde spectaculaire forgé pour la marchandise. Un événement séparé dans le réel devient une réalité unitaire qui nécessite la mobilisation de tous peu importe leur intérêt puisque celui-ci est devenu celui de la participation au spectacle.
Malgré ce que nous pouvons en ressentir, c’est la conception de la liberté d’expression, collant à l’ordre social capitaliste, qui devient tout-à-coup la conception universelle de la liberté de tous et nous sommes encouragés à l’accepter comme une condition sine qua non de notre droit d’exister, de manifester notre indignation, d’agir, nous poussant ainsi à nous enfoncer au centre du processus de façon spectaculaire, phagocytant pour nous mêmes ce que nos avons produit et provoquant individuellement notre propre frustration.
1) La violence spectaculaire
Tout comme notre perception de la lutte, la nature de la guerre aussi a changé, la guerre mondiale n’est plus totale, elle est une guerre spectaculaire, c’est à dire qu’elle doit s’imbriquer dans une logique marchande, elle doit participer de la "paix sociale" nécessaire aux échanges, valorisations, transports de marchandises et de capitaux, elle est d’ailleurs elle-même une marchandise puisque amputée de sa représentation "totale" qui menace par ce caractère, la paix spectaculaire.
L’armée à son tour a juste conservé ce qui est valorisable, est devenue privée et fonctionne sous contrat, gardant juste le caractère de milices spécialisées actionnées sur commande, quand ce ne sont pas des factions réactionnaires qui surgissent arbitrairement, mais qui restent purs produits de la violence et des armes-marchandises exportées, répondant à la même demande de maintien d’un équilibre du marché mondial, d’une économie mondiale rythmant nos vies et nos représentations.
La guerre mondiale est là mais nous n’en voyons que des fragments mobiles, elle s’importe et s’exporte sous différentes formes au gré du temps économique. Elle n’occupe l’espace de façon réellement spectaculaire que ponctuellement mais elle occupe réellement toujours des espaces quelque part dans le monde, elle est ressentie comme une menace, mais pourtant elle est effective.
0) La contestation libérée du spectacle.
Continuons de contester dans le spectacle et notre colère restera juste spectaculaire. Avoir conscience que le spectacle est mondial et que nous sommes otages d’une exploitation aliénante qui nous maintient dans l’illusion d’une survie augmentée et bienveillante avec ses suspenses, ses drames, ses dénouements heureux ou malheureux, est une condition préalable à la production de toute contestation populaire, car nous n’avons rien à gagner de notre participation à ce spectacle.
Agitons la soupe des représentations spectaculaires à contre-sens pour rattraper tous les damnés coincés dans le giron du sens imposé en inondant la rue de notre expression, quelle qu’elle soit et dénonçons l’horreur de la politique impérialiste à la source de la violence.
Choisissons des cibles symboliques ou géo-stratégiques d’occupation pour y trouver les responsables de notre exploitation et que leur propriété devienne commune et lieu de conseil révolutionnaire.
Organisons-nous, séparément du processus, pour lutter contre le fléau de ce que nous considérons comme réellement destructeur, porteur de guerres, de massacres inopinés, de viols, de racisme, de sexisme, de tout types de formes ignobles de dominations exploiteuses et de macabres agissements ; décidons des périodes d’action dans un cadre qui nous convienne, ainsi nous rythmerons notre propre temps, finissons-en avec le temps spectaculaire du rapport social capitaliste.
Red Rat.