Premier rapport de l’Observatoire de l’état d’urgence sanitaire

Dès la déclaration du confinement, des pratiques de solidarité et des formes d’auto-organisation ont émergé dans de multiples secteurs de la société. À la croisée des luttes de ces dernières années, nous nous sommes réuni·e·s entre militant·e·s des quartiers populaires et des immigrations, membres des Gilets noirs et de La Chapelle debout !, militant·e·s autonomes, communistes et anarchistes, militantes féministes et antiracistes, militant·e·s antifascistes et anticarcéraux, militants anticoloniaux et anti-impérialistes, principalement à Paris et Toulouse. Article paru initialement sur Acta.

Nous avons décidé de coordonner des enquêtes, chacun dans nos secteurs de lutte et de vie, avec les personnes concernées pour mettre en commun les données et proposer des analyses collectives, dans le but de renforcer les expériences d’entraide populaire et de nourrir les luttes d’aujourd’hui et de demain.

Nous avons défini six secteurs d’enquête que nous pensons comme un seul champ de lutte : les territoires colonisés, les quartiers populaires, les prisons, les centres de rétention administrative (CRA), les foyers d’immigrés, et les établissements sociaux et médico-sociaux. Nous avons établi un protocole d’enquête (une liste de questions pour mener des entretiens et des pistes de recherches). Les Gilets noirs avaient déjà bien avancé et organisé leurs auto-enquêtes dans de nombreux foyers. À leur suite, chaque groupe a enquêté de manière autonome puis a restitué ces données aux autres groupes, ce qui a permis un croisement des analyses. Il s’agit de comprendre ce qu’il se passe durant cet état d’urgence sanitaire afin de renforcer et coordonner les solidarités et les résistances populaires.

L’état d’urgence (sanitaire) : une généalogie coloniale, militaire et contre-révolutionnaire

Il n’est pas innocent que le gouvernement français ait décidé de donner le nom d’état d’urgence sanitaire aux mesures prises en réponse à la pandémie. Un tel nom fait évidemment référence à l’état d’urgence tel qu’il a été forgé et utilisé par l’État français au cours des 60 dernières années, et qui, loin d’incarner une législation d’exception, est un révélateur des structures coloniales et de l’exacerbation de leur violence. L’état d’urgence a été créé en avril 1955 afin d’écraser la Révolution algérienne dans un contexte où les pouvoirs spéciaux, conférés à six reprises aux gouvernements entre 1954 et 1962, achèveront de compléter cette violence coloniale légalisée. Les pouvoirs spéciaux ont d’ailleurs ceci en commun avec l’état d’urgence sanitaire qu’ils permettent au gouvernement de prendre toute sorte de décrets sans avoir à les faire voter.

L’état d’urgence est de nouveau appliqué en 1958 puis en 1961-1963 suite aux deux putschs successifs des généraux coloniaux à Alger qui verront d’abord de Gaulle revenir au pouvoir puis instaurer la Ve République, puis permettra entre autres au préfet de police Maurice Papon de déployer une violence terrible sur les Algériens de la région parisienne : rafles, création d’un centre de détention dans le bois de Vincennes, couvre-feu pour les Algériens et massacre du 17 octobre 1961.

Souvent oubliés de cette histoire, les trois états d’urgence déclarés à l’encontre de révoltes autochtones dans le Pacifique sont cruciaux pour comprendre le continuum colonial que révèle cette loi. Wallis-et-Futuna en 1986, Tahiti-Nui en 1987, et plus important encore, Kanaky–Nouvelle-Calédonie lors de l’insurrection kanake de 1984-1988, quelques heures après l’assassinat du héros kanak Éloi Machoro par le GIGN.

Plus proche de nous, l’état d’urgence a été bien sûr utilisé à l’encontre du soulèvement des quartiers populaires en 2005. Enfin, les deux années d’état d’urgence à la suite des attentats meurtriers de Saint-Denis et de Paris le 13 novembre 2015 ont permis le déploiement de soldats armés, mais également des milliers de perquisitions et d’assignations à résidence dans un déchaînement de violences policière, administrative et judiciaire islamophobes. L’état d’urgence n’a été levé le 1er novembre 2017 qu’après que le gouvernement ait fait passer dans le droit commun la majorité des mesures d’exception qu’il autorisait.

L’état d’urgence sanitaire emprunte d’abord à son aîné colonial son mode de fonctionnement institutionnel : le gouvernement peut le déclarer unilatéralement pendant 60 jours. Il reprend ensuite la seule mesure majeure à ne pas avoir été transférée de l’état d’urgence : la possibilité d’instaurer des couvre-feux. C’est ainsi que l’état d’urgence sanitaire permet des « mesures générales limitant la liberté d’aller et venir, la liberté d’entreprendre et la liberté de réunion ».

Cette loi est avant tout répressive. Elle prévoit des contraventions et des peines de prison pour les personnes qui ne respectent pas le confinement et les couvre-feux. La peine carcérale de six mois a d’ailleurs été choisie, car elle constitue le minimum pour organiser des comparutions immédiates. Le régime punitif, ce sont toujours les mêmes qui en font les frais : les prolétaires, en particulier les personnes non blanches dont les familles connaissent tout de la violence de l’état d’urgence colonial.
(…)

Dans les quartiers populaires

Cette enquête a été menée en mettant en commun le travail de veille de militants de quartiers et de l’immigration et de comités et collectifs contre les violences policières et le racisme d’État.

Avant même le confinement et tout au long de son déploiement, les brutalités policières se sont concentrées sur les quartiers populaires et leurs habitants pauvres et non blancs. Le 17 mars, à Torcy (77), un jeune homme est tabassé par 7 flics, reçoit un coup de poing à la poitrine, il est tazé, subit un plaquage ventral et une clef d’étranglement. Le 18 mars 2020, à la Goutte d’Or (quartier populaire de Paris), une adolescente noire de 17 ans est interpellée violemment par plusieurs policiers dans un marché populaire. Le 18 mars 2020, quartier Hohberg à Koenigshoffen, Sofiane, 19 ans, est pris en chasse en voiture par une unité de police nationale. Une autre le poursuit à l’intérieur de son quartier. Il sort du véhicule, lève les mains en l’air, des policiers le mettent à terre et le frappent. Sofiane explique avoir reçu des coups de pied alors qu’il était à terre et des insultes. Il est emmené au commissariat où il reçoit encore des coups puis il est mis en garde à vue 24 h.

Le 19 mars 2020, à Aubervilliers, Ramatoulaye, 19 ans, sort faire des courses pour nourrir son enfant aux alentours de 16 h, munie de son attestation de déplacement manuscrite. Accompagnée de son petit frère de 7 ans, au retour du supermarché, elle tombe sur 8 policiers. « Tout de suite, ils se mettent à m’insulter devant mon petit frère ». Les policiers portent un coup de Taser en pleine poitrine de Ramatoulaye qui s’effondre sous le choc. « Dans le camion, ils ont continué à me donner, cette fois-ci, des coups de pied en me disant que j’étais une “petite merde” ». La jeune femme est mise 1 h en cellule. Le 23 mars aux Ulis (Essonne), Yassin sort acheter du pain, il a son attestation. « Ils m’ont même pas demandé l’attestation. Ils m’ont sauté dessus direct. Ils criaient “on va vous apprendre à respecter le confinement” » explique-t-il. Selon lui, ce sont des unités « venues d’ailleurs » qui se rendent responsables des violences contre « tout le monde » dans le quartier, tandis que la BAC traditionnelle ciblait jusque-là, « seulement » certaines catégories de jeunes. Le 24 mars, encore aux Ulis (Essonne), Sofiane, livreur de 21 ans, se rend à son travail. Il a oublié son attestation et prend la fuite devant les policiers. Il est rattrapé et tabassé par des agents de la BAC qui l’emmènent sous un porche pour le défoncer à l’abri des caméras. Le 30 mars à Aulnay-sous-Bois, un employé de Santé publique rentre chez lui. La police le contrôle, et sous prétexte qu’il manque la date de naissance sur son attestation, profère des insultes racistes et lui met une amende de 135 euros et 7 points sur son permis. Le 4 avril 2020, Chanteloup-les-Vignes (Yvelines), l’interpellation d’une personne en moto par la police, des affrontements ont lieu. Des vidéos montrent des policiers tirer au LBD et lancer des grenades contre une quinzaine de personnes qui jettent des projectiles. (14 tirs de LBD et un tir de Cougar selon la presse). Une fillette de 5 ans, qui se promenait avec son père, est touchée en pleine tête par une balle de caoutchouc, elle est emmenée en réanimation.

D’autres scènes de violences policières ont été observées à Grigny, Torcy (Seine-et-Marne), Ivry et Villeneuve-Saint-Georges (Val-de-Marne), Asnières sur Seine (92). On relève chaque fois des gazages, tabassages, emplois de LBD et Tasers, ainsi que des vols et destructions de biens dans les campements comme à Saint-Denis. Alors que ces violences d’État semblent s’inscrire exactement dans la continuité des pratiques policières en banlieue, les vidéos et les récits montrent un déferlement particulièrement arbitraire de brimades et coercitions comme dans les moments d’occupation policière lors de révoltes suite à des crimes policiers.

Face à ces violences, des révoltes prennent effectivement forme dans plusieurs quartiers où l’on constate des affrontements avec la police comme à La Duchère (Lyon) le 16 mars, à Trappes du 17 au 19 mars, à Clichy-sous-Bois le 26 mars, à Chanteloup les Vignes le 4 avril, puis à Mantes-la-Jolie, Saint-Germain et aux Mureaux le 5 avril. Les habitant·e·s des quartiers populaires mettent aussi en pratique une multiplicité de formes d’auto-organisation sur le mode de la maraude, pour organiser la solidarité auprès des plus démunis, des ancien·ne·s et des isolé·e·s.

Certaines mesures juridiques d’exceptions, comme les couvre-feux, sont mises en place principalement dans les territoires coloniaux et dans les quartiers populaires en France. Ils ont bien entendu une fonction répressive et oppressive.

À lire également...