Les Champs rien que les Champs

Réflexion sur l’importance stratégique de l’occupation des Champs-Élysées, lieu de concentration du pouvoir bourgeois.

Nombreux sont ceux d’entre nous qui, du 8e arrondissement, ne connaissaient rien. Pourtant, avec répétitions et depuis l’enfance, nous avons entendu dire qu’on y trouvait la plus belle avenue du monde. Nous y sommes allés, et nous concluons qu’il s’agit là d’un endroit que l’on visite brièvement et dont on ressort comme éberlué et dégoûté. Quelque chose d’horripilant suinte de cette tranchée, et non, ce n’est pas l’air pollué par les voitures qui la traversent, ni même les agressions visuelles des nombreuses enseignes de multinationales la bordant. Mais un sentiment plus profond, plus lourd, celui d’être dans l’un des cœurs des pouvoirs politique et économique, ces pouvoirs qui broient et détruisent tant de visages que nous aimons. Dans les palaces, les cabinets et bureaux du triangle d’or, sont prises à demi-mot des décisions qui ne serviront que les intérêts et l’entre soi de ceux qui les murmurent. Pire encore, en déambulant dans l’avenue nous nous rendons compte de l’inanité de ce pouvoir qui ne raisonne autrement que par intérêt. Ce monde ne vit sans autre idée que l’accumulation cynique : c’est pour un 5 pièces rue Marbeuf qu’un marchand d’armes livre des canons qui broieront des chairs humaines… C’est pour cette montre que ce ministre fermera les yeux sur la toxicité d’un nouveau pesticide et que des enfants naîtront des membres en moins… Pour une voiture de luxe avec siège en cuir que ce rédacteur en chef dressera des louanges d’un candidat à la présidentielle propulsé par l’oligarque détenteur de son journal…

Tout cela, collectivement nous l’avons compris. C’est pourquoi avec tant de force et tant de colère nous avons envahi cette avenue. Nous sommes rentrés au cœur de tous les lieux de vanité, pour récupérer ce qui nous était volé par ces ombres : notre souveraineté politique, notre possibilité d’accéder à notre destin collectif, notre approfondissement de la révolution de 1789.
Dépassé, le pouvoir a fait abattre une répression terrorisante contre nous. Pourtant, pour la première fois depuis Mai 68, un mouvement social a fait vaciller l’élite politique et économique française. Emmanuel Macron a reçu les appels inquiets d’un certain nombre de sommités parisiennes qui avaient contribué à le faire accéder à ses fonctions… Les Champs-Élysées étaient en feu et les pontes qui y vivaient en tremblaient. Le président, en monarque menacé, visita les sous-sols de son palais, tandis qu’un hélicoptère était prêt à en décoller — ces gens sont lâches, car sans idées, ils ne nous affronteront jamais directement. Un effondrement structurel était en passe de se produire. Ils auraient pu nous entendre, se soumettre à notre demande, mais la décision fut prise de nous terroriser afin que nous n’osions plus prendre la rue : certains d’entre nous furent tués, éborgnés, mutilés, enfermés pour que l’effroi et la peur s’installent dans notre foule. Il serait faux de dire que cela ne nous a pas touchés, ne nous a pas affaiblis. Chacun d’entre nous a désormais peur avant de se rendre en manifestation. Pourtant nous y allons. Cependant, là où le gouvernement nous a porté le coup le plus dur, c’est en excluant nos luttes de l’espace des Champs-Élysées, en cantonnant notre force collective loin des lieux de pouvoir que nous venions de retrouver. Ainsi, les mobilisations importantes furent uniquement autorisées par la préfecture (quelques fois avec l’accord de syndicats) dans le Sud ou à l’est de la capitale.

Les manifestations en ces zones de Paris, nous avons pu en faire l’expérience à de multiples reprises, n’ont pas de résultat autre que d’épuiser nos forces dans de vaines processions au milieu de quartiers vides de tout enjeu politique. De là naissent l’importance et la nécessité de la reprise de l’avenue si nous ne voulons pas voir notre mouvement — que nous pouvons qualifier de révolution — s’éteindre sans accéder à ces buts. De la conscience de notre lutte, et de ses tenants naît en nous une responsabilité : celle de ne pas échouer quand le vivant et l’espoir collectif affrontent la morgue de quelques intérêts individuels. De notre lutte — rajoutons-le sans présomption — dépend l’anéantissement ou l’édénisation de notre futur.

Comment reprendre les Champs ?

Le dispositif policier du 21 septembre a pu nous faire penser qu’il nous était impossible de reprendre cette avenue, pourtant encore une fois nous y sommes arrivés. Brièvement certes. Aussi puissant et intimidant qu’il soit, ce dispositif traîne une faiblesse : à moins qu’un arrêté préfectoral interdisant purement et simplement l’accès aux Champs-Élysées soit mis en place (ce qui serait un désaveu démocratique extrêmement symbolique), rien ni personne ne peut nous empêcher de nous rendre individuellement sur l’avenue.
Nous devons pour cela nous plier à une discipline collective importante, l’habillement vestimentaire et le contact avec les forces de l’ordre avant d’arriver sur les Champs, ne doivent laisser à la police le moindre motif d’interpellation ou de refus d’accès à l’avenue possible. Tous les rassemblements collectifs à proximité des Champs et non sur l’avenue en amont de la manifestation sont à proscrire, car ils rendront aisées la dispersion ou la mise en nasse par la police, sans que nous puissions accéder à l’avenue. Le 14 juillet, une multitude de Gilets jaunes étaient présents pour huer Macron et sont passés à travers les différents filtrages d’un dispositif policier important, tout comme le 21 septembre. L’unique inconvénient de cette tactique réside dans le fait que les fouilles nous empêcheront de nous doter d’équipements protecteurs lourds. Cette absence d’équipement et de protections lourdes peut se révéler malgré tout être un avantage dans la mesure où elle nous rend plus mobiles. Notre foule allégée devient aussi plus diffuse et impossible à cerner pour les autorités. Insistons : nous devons faire masse lors de dates importantes et ne pas perdre de nos forces dans des mobilisations peu suivies et sans impact. En outre, le mouvement en cours doit se revendiquer au centre de toutes les mobilisations sociales et écologiques, car il propose une refonte globale du système institutionnel pour faire triompher l’intérêt collectif. Pénétrons sur les Champs individuellement, et, avec discipline, noircissons les trottoirs silencieusement de notre masse. Quand enfin nous serons des milliers, prenons l’avenue, elle nous appartient. Elle est notre dû.

Conserver les Champs nécessitera une intelligence et une activité collective constante sur la durée de la manifestation. Chacun de nous doit être à même de neutraliser les gaz lacrymogènes qui tomberont à proximité de nous (éteindre avec de l’eau ou du vinaigre, écraser avec les pieds, rejeter sur la police). En outre, une partie d’entre nous se devra de faire face aux charges de la police et nous devrons nous efforcer de maintenir un bloc homogène et solidaire. N’oublions pas, nous n’avons qu’une chose à opposer au pouvoir mortifère et cynique qui prend racine sous les pavés des Champs : une masse grouillante, chaude et invincible lorsqu’elle se rend compte de sa force : le peuple.

Un manifestant
Localisation : Paris 8e

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