Depuis les attentats du 7 janvier 2015 contre Charlie Hebdo, l’antiterrorisme est revenu sur le devant de la scène et s’exprime de façon décomplexée comme mode de gouvernement. Les flics et les militaires envahissent littéralement les rues de la capitale, pavoisant avec leurs fusils d’assaut, faisant claquer leurs rangers sur les pavés, roulant les mécaniques, tout heureux de pouvoir enfin se balader avec de tels engins entre les mains. Les grands médias, complaisants à l’extrême, n’ont de cesse de justifier leur présence, alimentant le fantasme d’un pays en guerre contre un ennemi intérieur qui n’attendrait qu’un moment de relâchement de la part de l’État pour attaquer à nouveau.
Mais l’antiterrorisme, bien sûr, ne s’arrête pas au déploiement massif des petits soldats bleus et verts dans nos villes, mesure au demeurant plus visible qu’efficace. Il s’exprime surtout dans l’hémicycle de l’Assemblée nationale, où sont présentées, « débattues » et votées les lois dites « antiterroristes ». Celles qui ne font jamais que rogner, encore et encore, sur nos libertés individuelles et collectives, en multipliant les interdits, en généralisant toujours plus la surveillance et le contrôle social, en développant et élargissant l’arsenal répressif et en prononçant des condamnations judiciaires très lourdes. C’est le 21 janvier 2015 que Manuel Valls, le ministre de l’Intérieur, a présenté les principales mesures prises en ce sens : création de 2 680 emplois liés à la lutte dite antiterroriste (dont 1 100 pour les seuls services de renseignements) ; amélioration et renforcement de l’équipement des polices municipales ; 425 millions d’euros de crédits pour l’antiterrorisme (investissement, équipement, fonctionnement) durant les trois prochaines années (il a été précisé qu’une partie de tout ce pognon servira à financer des armes nouvelles et des véhicules de patrouille pour les keufs) ; 60 millions d’euros d’investissement dans le flicage du Net ; la création d’un fichier répertoriant toutes les personnes condamnées pour terrorisme (avec obligation pour les chanceux qui s’y trouveront de déclarer régulièrement leur domicile et systématiquement tout départ à l’étranger) ; mise en place d’un fichier commun en France, puis en Europe (ça se discute au Parlement), des données des passagers ; enfin, cerise sur le gâteau, la possible création d’une peine d’indignité nationale (comme ça, de nom, ça a quand même l’air sacrément sympa).
Depuis le 7 janvier, Charlie Hebdo est au cœur de cet antiterrorisme. Non comme cible, mais comme justification, comme alibi à l’expression d’une coercition dégrippée dont les flics sont loin d’être les seuls agents, la cohorte des Charlie se sentant désormais pousser des képis sur leurs têtes.
Aime Charlie, et tais-toi
Passé du statut de journal en faillite à celui de coqueluche médiatique qu’il faut s’arracher à tout prix (quitte à se battre devant les kiosques à journaux), Charlie Hebdo est désormais devenu, certes bien malgré lui, l’étendard de la politique antiterroriste tous azimuts de l’État français. Et les autorités de cette République laïque veillent et veilleront à ce qu’on ne touche pas à cet objet sacré grâce auquel elles ont pu réaliser l’union nationale. Présenté comme nouvelle bible de la rigolade généralisée, le journal satirique est intouchable. Et gare à celui ou celle qui oserait faire une boutade à propos du drame dont il a été victime. Gare, gare, donc, car l’État veille et punit sévèrement. Très sévèrement. Une simple blague sur Facebook devient « apologie du terrorisme », envoie son auteur en comparution immédiate, puis derrière les barreaux via des peines de prison ferme [1].
Mais l’interdit qui frappe toute blague visant à rigoler de Charlie Hebdo dépasse le seul cadre de l’État. Car, depuis l’attentat, beaucoup, en France, se prennent pour des flics, quand bien même l’uniforme ne leur sied pas. Au-delà de ceux qui dénoncent aux keufs leurs petits camarades blagueurs, il y a ceux – vous en avez forcément dans votre entourage – qui vous allument dès que vous émettez la moindre critique à propos de Charlie Hebdo. Dire que ce journal n’était pas un ami politique vous vaut d’être voué aux gémonies. Dénoncer la ligne éditoriale islamophobe fait de vous un « ennemi de la liberté d’expression ». Affirmer que l’origine de ces attentats se trouve moins dans la religion que dans les rapports de production capitalistes et le racisme dominant vous vaut l’étiquette d’« islamophile » ou d’« islamo-gauchiste ». Ne pas avoir fait la manifestation du dimanche 11 janvier (celle où l’on applaudissait les flics…) achève enfin de faire de vous un ennemi de la liberté – quand ce n’est pas carrément un pro-djihadiste – ou un militant sans cœur, insensible et glacial.
Soutenus par la prose dégoulinante des grands médias et les discours racoleurs de l’État, tous ces petits rigolos qui se rêvent en uniforme – ils sont nombreux – participent d’un climat insupportable, intenable, où « être Charlie » est devenu une norme oppressante et coercitive, une norme terroriste. Combien s’interdisent aujourd’hui de dire ce qu’ils pensent vraiment de cette affaire ? Pas plus tard que dimanche, une personne – pas militante – me disait, après avoir émis des critiques contre Charlie Hebdo (sans pour autant jamais soutenir le moins du monde le fanatisme religieux), que « ça faisait du bien de le dire ».
Aujourd’hui, donc, en France, on peut porter atteinte au sacré des autres, mais surtout pas à celui des Charlie. Le comble de tout cela, c’est que ce terrorisme se pratique au nom de cette fameuse (fumeuse ?) liberté d’expression.
Guillaume Goutte
Groupe Salvador-Seguí
de la Fédération anarchiste