Dans le sillage des « forums Libération », organisés depuis quelques années dans plusieurs villes en manque de respectabilité, le quotidien, sauvé de la faillite par le patron de Numericable Patrick Drahi en juin dernier, organisait — en façade – une journée de « débats publics » sur le thème du Grand Paris.
En façade, car pour le coup, Libé n’était qu’un prestataire. En ouvrant la journée, son gourou en chef, Laurent Joffrin, l’a même révélé en s’adressant à Daniel Guiraud, maire des Lilas et surtout président de Paris Métropole :
« Merci d’avoir bien voulu coopérer avec Libération. Nous sommes au service de [votre] entreprise de débat sur le Grand Paris. Nous sommes un journal qui s’intéresse à ce qui est neuf, et Libération est un journal urbain ; alors évidemment, la thématique du Grand Paris nous convient parfaitement. (...) C’est un enjeu économique mondial : [comment] Paris va devenir, ou continuer d’être, une ville mondiale en compétition avec les autres. »
Le « président Guiraud », qui s’y croit déjà, fait une analogie avec le lieu qui les accueille, le 104 (construit – rappelons-le ici car personne ne l’a mentionné samedi dernier –, dans les murs de l’ancien service municipal des pompes funèbres…) :
« Un lieu à l’image de ce qu’on voudrait faire pour la métropole du Grand Paris, à savoir un lieu de synergie, de créativité, d’expression démocratique, de besoins et attentes des uns et des autres. (...) Le debat citoyen ne fait que commencer, c’est un top départ d’un processus qui va se développer. L’idée c’est d’avoir des débats citoyen et une veritable interactivité avec la population. De ce point de vue tous les outils modernes de communication vont être mis a profit pour pouvoir organiser ce grand débat citoyen sur le Grand Paris et la métropole. »
Car de « débats », bien entendu, il n’y en eu aucun. Ce ne fut qu’une succession de conférences à sens unique, où des sachants, décideurs, experts ou penseurs éclairés, sont venus exposer les bienfaits de la métropolisation des existences. Quelques individus obtus ont tenté de perturber ce beau consensus en rappelant que Libé est devenu un expert en prestations mondaines pour redorer l’image des métropoles (cf le tract distribué sauvagement dans les travées du 104).
En décomptant les étiquettes des intervenants prévus pour ce casting de rêve, 80% en étaient des partisans, plus ou moins farouches : les élus politiques (maires et présidents d’exécutifs, région ou départements) et les "experts" de l’aménagement, autrement dit des professionnels qui en seront les premiers prestataires (architectes, urbanistes, géographes...), et enfin quelques consultants ou businessmen très intéressés (comme l’inévitable manager d’IBM venu nous vendre sa « smart city »). Pour compléter la galerie, avaient été conviés des "penseurs" – historiens sociologues, écrivains, etc. – servant d’alibi pour édulcorer ou pimenter légèrement les proclamations.
Quant aux intervenants pouvant être qualifiés de "proches des habitants" ou du monde associatif, rien, zéro. Bon, seulement deux en fait, et encore : Mohamed Mechmache, porte-parole de l’association AC le Feu (de Clichy sous Bois), qui ne fait pas vraiment l’unanimité au delà du périph (bien avant sa présence sur la liste EELV aux dernières européennes) ; et Nordine Nabili, le fondateur du Bondy Blog, observateur certes avisé sur certains points, mais c’est tout. (Si l’on en croit un compte-rendu forcément rigoureux paru dans Libé, Mechmache n’a même pas pointé son nez…)
Comme l’a montré le dernier rassemblement de la COSTIF, il y a pourtant beaucoup de collectifs et d’associations qui ont des choses à dire sur le Grand Paris, mais autrement moins consensuelles. Des personnes qui savent bien que dans le sillage de la construction institutionnelle de cette métropole, des « grands projets » d’infrastructures vont s’imposer au forceps aux populations. Il pourra y avoir toutes les « consultations » ou « débats citoyens » qui vaillent, l’aménagement du territoire ne fait pas l’objet de référendums ou d’élections, ou alors elles ne sont que « consultatives ». L’aménagement du territoire, comme à Notre Dame des Landes ou dans la forêt de Sivens, ça se construit sur le même principe que Libération aménage des débats : en les imposant de haut en bas. Les « aménagés » ne se contenteront une fois de plus que d’être « informés » des projets une fois que l’essentiel a déjà été décidé.
Le plus obcène dans cette histoire, c’est que le « public » est le dindon de la farce à double titre : d’une part en servant d’alibi pour légitimer un débat qui n’est est pas un, et ensuite pour payer l’addition. Car comme Le Monde diplomatique l’a écrit récemment (septembre 2013), cette manie des « forums » ou « débats citoyens » n’est autre qu’une prestation commerciale que les journaux ont pris l’habitude de proposer à des collectivités pour renflouer leurs caisses. Libé en a été l’initiateur, copié depuis par des hebdos (Le Point, Marianne, Nouvel Obs). En l’espèce, l’événement a donc été payé par des sponsors – entreprises de presse, toutes « publiques » (LCP, France 3 IDF, France Culture, France Bleue, France 24…) mais aussi des collectivités, à travers Paris Métropole, et donc au final, par le contribuable francilien. Après tout, l’entrée était « gratuite », ça valait bien une petite ponction indirecte mais « citoyenne » ! Sans compter le fait que les salles du 104, lieu subventionné par la Mairie de Paris, dont la cheftaine était l’une des vedettes samedi, ont du logiquement être mises à disposition gracieusement.
De quoi se plaint-on ? Un événement « citoyen » qui sert, en plus, à sauver le pluralisme de la presse française !