L’art et la manière de piller un continent : « Les veines ouvertes de l’Amérique latine », Eduardo Galeano

L’écrivain urugayain Eduardo Galeano est mort. L’occasion de revenir sur « Cette histoire sanglante, orchestrée en grande partie par les intérêts occidentaux, (...). Pour aboutir a un réquisitoire infiniment dérangeant, accablant, dont personne ne devrait ignorer les détails. » L’histoire du pillage de l’Amérique latine.

On l’avait évoqué il y a peu, on y revient derechef. C’est que l’ouvrage d’Eduardo Galeno constitue non seulement la meilleure introduction à l’histoire trop méconnue d’un continent martyre, mais se parcourt aussi comme un roman passionnant. Alors on insiste : il faut lire ce classique, ne serait-ce que pour mieux comprendre le paysage politique de l’Amérique Latine.

« L’histoire moderne du Capital date de la création du commerce et du marché des deux mondes au XVIe siècle […] Le régime colonial assurait des débouchés aux manufactures naissantes, dont la facilité d’accumulation redoubla, grâce au monopole du marché colonial. Les trésors directement extorqués hors de l’Europe par le travail forcé des indigènes réduits en esclavage, par la concussion, le pillage et le meurtre, refluaient à la mère patrie pour y fonctionner comme capital. »
(Marx, Le Capital.)

« Le jour n’est pas éloigné où trois drapeaux étoilés signaleront en trois points équidistants l’étendue de notre territoire : l’un au pôle Nord, l’autre sur le canal de Panama et le troisième au pôle Sud. Tout l’hémisphère sera, de fait, le nôtre, comme il l’est déjà moralement en vertu de la supériorité de notre race. »
(Discours du président Américain William Howard Taft, 1912)

Certes, le cas Eduardo Galeano a déja été abordé en ces pages pas plus tard qu’il y a pas longtemps. Mais de manière non frontale, par la bande. L’ampleur du sujet et ses résonances contemporaines - ainsi que ce qu’il a remué en votre serviteur - m’ont finalement conduit a envisager une récidive, un tantinet plus fouillée et centrée uniquement sur le livre. Adoncques la voici.

C’est l’histoire d’un pillage systématique, organisé. D’une rapacité occidentale hystérique qui durant cinq siècles asservit l’ensemble d’un continent, le spolie de ses richesses et le couvre de sang.
Un certain Christophe Colomb débarque aux Bahamas en 1492, au service d’une couronne espagnole qui rêve d’or et de pierres précieuses. Premières conquêtes, premiers crimes. Très vite, d’autres explorateurs ne tardent pas à suivre, poussant bien plus au Sud, alléchés par les richesses démesurées des terres qu’ils vont s’empresser de conquérir. Dès l’or, les « veines » de l’Amérique Latine, ouvertes par ces premières conquêtes, ne cesseront plus de saigner. Le livre de Galeano décrit cette saignée, en dresse un tableau sans concessions.

Eduardo Galeano, intellectuel uruguayen, a vu de près les ravages de l’histoire sur son continent. Quand il écrit ce livre, en 1970, il vient de parcourir une Amérique Latine exsangue, au mains des pires dictateurs de la planète, régimes dévoyés financés par la CIA et par de nombreuses multinationales occidentales. Il a vu les mines de Potosi, en Bolivie et de Guanajato, au Mexique, mouroirs infernaux qui symbolisent si bien l’impérialisme occidental en Amérique Latine. Il a vu le Vénézuela pourri par les entreprises pétrolières étrangères et le Paraguay dévasté par la guerre des autres, cimetière a ciel ouvert.
Huit ans plus tard, en exil (son bouquin ayant fait de lui un ennemi à abattre pour le régime autoritaire uruguayen), quand il réactualise son livre, le bilan s’est aggravé. Il y a eu l’assassinat du président chilien Salvador Allende le 11 septembre 1973, avec la bénédiction (et la participation) de l’administration américaine. Il y a eu en 1976 le retour au pouvoir de la sanglante dictature des généraux en Argentine, après l’intermède Eva Perón. Et dans son propre pays, l’Uruguay, un coup d’état sanglant ramenant les fantôches militaristes au pouvoir. Désespérant.

Cette longue litanie de douleurs et de morts qui ne semble pas avoir de fin, Galeano la conte avec les tripes. D’aucuns lui ont reproché une approche parfois peu académique, trop romancée, ainsi que des soubassements marxistes transparents (en clair, Galeano se penche surtout sur l’histoire des plus pauvres et des exploités), mais la vérité des faits n’en reste pas moins indéniable. Cette histoire sanglante, orchestrée en grande partie par les intérêts occidentaux, il ne fait que la récapituler, la synthétiser. Pour aboutir a un réquisitoire infiniment dérangeant, accablant, dont personne ne devrait ignorer les détails.

« Ils convoitent l’or comme des porcs affamés. »

« Les Indiens de l’Amérique totalisaient pas moins de soixante-dix millions de personnes lorsque les conquistadores firent leurs apparitions ; un siècle et demi plus tard, ils n’étaient plus que trois millions et demi. »

Le début de cette histoire, la conquête, est connue, parce que c’est la plus « photogénique » : quelques poignées de conquistadors parcourant le continent l’arme au poing, des guerres sanglantes, des bourreaux occidentaux (Cortès, Pedro De Alvaro ou Fransisco Pizarre…) s’emparant des richesses pour le compte de leurs pays respectifs, des indigènes massacrés dans plus pure tradition hollywoodienne, et des civilisations qui s’écroulent en technicolor. Les Aztèques au Mexique, les Mayas en Amérique Centrale, les Incas autour de l’actuelle Bolivie et du Pérou, les Mapuche en Patagonie, sont rapidement massacrés, mis au pas. Puis asservis, main d’œuvre idéale (à laquelle on ne tardera pas a adjoindre des esclaves importés d’Afrique) pour arracher aux riches filons d’Amérique Latine les minerais qui feront la richesse de l’Occident.

Galeano n’a même pas besoin de souligner l’avidité impressionnante de ces puissances impériales qui s’emparent des trésors d’une terre au nom de leur prétendue supériorité morale, qui pillent et tuent tout sur leur passage pour assouvir leur soif d’or : elle s’exprime d’elle-même dans l’énoncé des faits, dans la multiplication des témoignages. Comme l’écrivit vers 1550 un indien Nahuatl parlant des cohortes sanglantes de Cortès, le mirage de l’or fait perdre la tête aux nouveaux venus :

« Comme le feraient des singes, ils soulèvent l’or, ils s’assoient avec des gestes qui miment leur jubilation, on dirait que leurs cœurs sont rajeunis et illuminés. Il est évident que c’est ce qu’ils désirent avidement. Tout leur corps se dilate à cette idée, ils montrent à cet égard un appétit furieux. Ils convoitent l’or comme des porcs affamés. »

A cette conquête par le sang, les envahisseurs trouvent vite des justifications morales, s’appuient sur une Eglise bienveillante. L’homme blanc, supérieur, se doit d’apporter sa grandeur aux peuplades indigènes, refrain connu :

« En même temps que la culpabilité, tout un système d’alibis se développa pour les consciences coupables. On transformait les Indiens en bêtes de somme car ils portaient un poids supérieur à celui que pouvait supporter la faible échine d’un lama et on conclut tout naturellement que les indiens étaient des bêtes de somme. Le vice-roi du Mexique considérait qu’il n’y avait pas de meilleure remède que le travail dans les mines pour soigner la »Méchanceté Naturelle« des indigènes. L’humaniste Juan Ginès de Sepúlveda déclarait que les Indiens méritaient d’être ainsi traités car leurs pêchés et idolâtries offensaient Dieu. Buffon affirmait que l’on ne percevait chez les indiens, animaux frigides et débiles, aucune »activité de l’âme.« »

Très vite, ces premières conquêtes, œuvres principalement de l’Espagne et du Portugal, fournissent le terreau parfait pour implanter sur place un système de domination économique implacable.
La suite, les cinq siècles d’asservissement, est un brin moins connue. Forcément, elle rend moins bien sur pellicule.

« La richesse de la terre engendre la pauvreté de l’homme. »

« La division internationale du travail fait que quelques pays se consacrent à gagner, d’autres à perdre. Notre partie du monde, appelée aujourd’hui Amérique latine, s’est prématurément consacrée à perdre depuis les temps lointains où les Européens de la Renaissance s’élancèrent sur les océans pour lui rentrer les dents dans la gorge. »

Une interrogation parcoure l’ensemble du livre de Galeano : comment un continent si riche a pu engendrer tant de misère humaine, de pauvreté et de sous développement ?
Car partout sur le continent Sud-américain fleurissent les gisements de minerais, de métaux précieux, de l’or à l’argent en passant par le cuivre, le mercure ou le salpêtre. Des richesses alors peu exploitées mais que les nouveaux arrivants ne vont pas tarder à piller gaillardement. Remodelant a leur convenance le système économique et social des peuples habitant ces terres si riches.
A ce sujet, un des exemples les plus impressionnants reste celui de la ville de Potisi : les immenses quantités d’argent contenues dans les collines enserrant cette ville bolivienne alimenteront largement les prémices de la révolution industrielle en Europe. Pendant environ deux siécles (XVI et XVIIe), pour des salaires de misère, le bétail humain bolivien va se tuer a la tâche, déterrant des richesses inouïes dont il ne touchera pas un centime. Comme le souligne amèrement Galeano : « La Bolivie, aujourd’hui l’un des pays les plus pauvres du monde, pourrait se vanter - si ce n’était pathétiquement inutile - d’avoir alimenté la fortune des nations les plus riches. »

Car, dès lors que des richesses minières sont mises à jour, il n’est plus question de se consacrer à autre chose. Modes de vie et systèmes de subsistance sont bouleversés4, recomposés au grès des intérêts de ceux qui ravagent la terre. Les Européens d’abord, puis les Américains, s’ingénient ainsi à tout mettre en œuvre (économiquement comme politiquement) pour que l’ensemble des énergies humaines et nationales soient consacrées aux mines et gisements, au détriment des activités traditionnelles. La Bolivie ne fonctionne plus que pour l’argent, le Pérou pour le salpêtre, le Vénézuela pour le pétrole, le Brésil pour le sucre… Des cycles économiques désastreux, qui s’aggravent encore lorsque les richesses viennent à se tarir. Ou lorsque le produit en question ne se révèle plus concurrentiel5. Chaque nouveau gisement, chaque nouvelle richesse, aggrave le fardeau d’un continent dévasté :

« Plus un produit est recherché par le marché mondial, plus le poids de malheur qu’il apporte est lourd pour le peuple latino-américain qui le crée, avec son sacrifice. »

Les peuples latino-américains creusent les mines, y meurent par millions, tandis que les puissantes sociétés occidentales rapatrient les richesses : « Ainsi donc le sang se transvasait. Les pays développés se développaient et les pays sous-développés se sous-développaient. »

Ce cycle sans fin empire encore lorsque les États-Unis se mettent vraiment de la partie, à la fin du XIXe siècle : le pillage économique, pour être perpétué, implique une mainmise stratégique toujours plus marquée sur la région. La politique du « Big Stick » (« gros baton »6) servit ainsi à justifier un nombre faramineux de barbouzeries diverses et sanglantes pour le compte de l’Oncle Sam et de son sacro-saint libéralisme unilatéral.

L’analyse économique et historique proposée par Galeano n’est évidemment pas aussi basique que cela. Des nuances ponctuent ce tableau d’une oppression organisée. Mais le bilan d’ensemble reste le même : d’un continent riche et prospère, les puissances économiques dominantes firent une vache a lait, avec toutes les atrocités que cela implique. Analyse marxiste ou pas, le constat reste implacable. Un pillage pur et simple.

« En cours de route, nous avons perdus jusqu’au droit de nous appeler Américains, bien que les Cubains et les Haïtiens soient apparus dans l’histoire comme des peuples nouveaux un siècle avant que les émigrants du Mayflower aient atteint les côtes de Plymouth. Aujourd’hui, pour le monde entier, l’Amérique, cela signifie : les États-Unis. Nous habitons, nous, tout au plus, une sous-Amérique, une Amérique de seconde classe, à l’identité nébuleuse. »

Résonances contemporaines : quand Occident repoussé, lui toujours mentir ainsi ?

Ce qui vraiment dérange dans le livre de Galeano ? Simple : depuis 1977, il n’a jamais été réactualisé. On referme l’ouvrage avec une certaine frustration, celle de ne pas savoir ce que pense Galeano de trente années durant lesquelles l’Amérique Latine, timidement, semble avoir évacué un certain nombre de ses démons.

A la lecture du livre, une autre interrogation se fait jour. Celle du traitement médiatique réservé en Occident aux expériences politiques se développant en Amérique Latine.
La malédiction d’un destin sanglant semble pourtant s’y faire moins prégnante : les dictatures militaires, qui asservissaient avec la complicité ricaine l’ensemble de ce territoire, ont fini par tomber dans leur grande majorité ; et les terres spoliées aux peuples lui reviennent progressivement en quelques lieux. Ainsi de la Bolivie d’Evo Morales - souvent désignée comme populiste voire dictatoriale dans les médias occidentaux - où se déroule la première réelle expérience de redistribution des terres aux plus pauvres et aux indigènes. Un sujet que nos journalistes ne se pressent pas de couvrir (euphémisme d’envergure), ou alors de manière grossièrement désinformatrice. Même cas de figure pour le Vénézuela de Chavez, encore et toujours taxé de « dictateur » malgré son respect du processus démocratique7 : en ce cas, le traitement médiatique semble relever de la contre-propagande.
Du Chili de Bachelet à la Bolivie de Morales en passant par le Brésil de Lula ou le Vénézuela de Chavez, un continent semble progressivement quitter ses oripeaux de martyr vampirisé par les dictatures militaires et les agissements occidentaux. Cela dérange, apparemment. La virulence de Chavez et de Morales envers l’ingérence américaine et envers les organisations financières comme le FMI n’est pas forcément étrangère à la chose…
Pour conclure ce billet avant qu’il ne batifole dans trop de directions, je te citerai simplement William Blum évoquant (ici) la réaction de Noam Chomsky à l’élection d’Obama :

« Comme l’a récemment fait remarquer Chomsky, l’élection d’un indigène (Evo Morales) en Bolivie ou d’un progressiste (Jean-Bertrand Aristide) en Haïti ont été des événements d’une portée historique bien plus importante que l’élection de Barack Obama. »

Repris d’Article 11

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