Elections européennes... et après ?

Au-delà du choc provoqué par le score du FN en France, le moment est venu de tirer les leçons de ces élections européennes.
Il y a certes une part de spectacle, mais derrière la façade, les pouvoirs économico-politiques mettent bien concrètement en place – avec les limites qui leur sont propres – des pratiques de coordination à l’échelle européenne. En outre, bien que la situation économique et sociale européenne ne soit pas homogène, elle présente de grandes tendances générales qui affectent chaque pays en fonction de sa fragilité et de ses dynamiques locales.
Ce texte cherche à en dégager les grandes lignes d’un point de vue qui est nécessairement partiel, et pris dans une expérience militante singulière et locale : il se veut donc surtout une incitation au débat et à la réflexion.

Partout en Europe, gouvernements de droite et gouvernements de gauche se suivent et se ressemblent. Dans une certaine mesure, les phénomènes médiatiques de percées de partis extrêmes font figure d’arbre qui cache la forêt.
Le mouvement général est à une forme de technocratisation froide qui fait globalement consensus entre socio-démocrates, libéraux et conservateurs sur les principaux points pratiques : l’économie européenne est en crise, le niveau de salaire et de protection sociale est trop haut pour permettre des prix compétitifs au plan international, elle doit donc redéfinir sa place sur le marché mondial.

Cela provoque une défiance croissante vis-à-vis de la classe politique de droite comme de gauche.
Mais, des indigné-e-s espagnol-e-s, aux bonnets rouges bretons, ou aux forconi italiens, ce phénomène relève plus de l’apolitisme que de l’anti-autoritarisme, et reste à ce titre très vulnérable à diverses récupérations électoralistes, autoritaires, voire d’extrême-droite.
Dans ce contexte, comment ne pas voir que les réponses antifascistes, anticapitalistes ou anarchistes ne sont pas à la mesure de la situation ? Les convergences transnationales sont encore trop ponctuelles pour permettre un travail en commun suivi. Certes, les organisations traditionnelles mettent en place des superstructures encore plus rigides et creuses, mais, si elles peuvent encore fournir des cadres, ce n’est sans doute pas d’elles que jailliront des pratiques vivantes.

Face aux élections européennes (1), nous devons opposer des pratiques de terrain (2), un autre internationalisme (3), et la perspective de mouvements sociaux puissants qui débordent les frontières habituelles (4).

1) Leurs élections et ce qu’elles nous apprennent

Je ne prétends absolument pas ici m’ériger en expert, je dois même reconnaître que les décorticages post-électoraux m’ennuient. J’essaierai simplement de décrire un peu les grandes lignes de la situation afin de poser les bases de la partie propositionnelle qui m’intéresse plus.

Le fait que le Front National arrive en tête en France avec un bon quart des votant-e-s est fortement lié au phénomène local de décrédibilisation simultanée des deux plus importants partis de la droite et de la gauche classique.

Aujourd’hui le FN est le parti qui parvient le mieux à capter et récupérer le désaveu vis-à-vis de la classe politique.

Le FN est le parti qui parvient le mieux à capter et récupérer le désaveu vis-à-vis de la classe politique (bien mieux par exemple que le Front de Gauche qui n’arrive pas à la cheville de son homologue grec).
Ces élections sont aussi le baromètre de notre impuissance politique. Critiquer le spectacle électoral ne doit pas nous empêcher de dire que cela traduit localement un problème réel : aujourd’hui plusieurs millions de français-e-s sont « politisé-e-s » de manière autoritaire, nationaliste et xénophobe, sexiste et homophobe. Les appels au sursaut citoyen sonnent creux. Qu’on trouve qu’il y a plus intéressant à faire ou non, l’antifascisme est appelé à revenir au centre des discours et des pratiques militantes.

La montée de l’extrême-droite ne touche pas seulement la France, mais aussi le Danemark et le Royaume-Uni. Le parti anti-européen et anti-immigration Ukip remporte ainsi 27,5% des suffrages.
Le phénomène Syriza en Grèce ne doit pas faire oublier Aube Dorée en embuscade en troisième position.
On observe des phénomènes analogues en Autriche, en Hongrie, en Pologne.
Toutefois la situation globale est plutôt la domination de la droite en Europe (mais la droite n’est pas moins à combattre que l’extrême-droite : un antifascisme conséquent doit s’exprimer plus largement comme antinationalisme). La Droite Populaire reste majoritaire en Europe, elle tient de grands pays comme l’Allemagne (dans la suite logique des élections législatives de l’automne), la Pologne, l’Espagne.
En Espagne, une formation (« Podemos ») se présentant au nom des Indignés recueille 1,2 millions de voix.
De même, en Italie, le Parti Cinq Etoiles de Beppe Grillo surfe sur le désaveu de la classe politique même s’il recule à 21%, face au triomphe de la figure charismatique du jeune chef de gouvernement, Matteo Renzi, qui tire vers le haut les résultats mornes des sociaux-démocrates.

Au-delà des jeux et calculs électoraux, il importe de s’interroger un peu plus en profondeur sur la situation réelle en Europe.
La crise actuelle est inextricablement politique et économique : elle démontre chaque jour un peu plus l’incapacité des États et des partis de gouvernement à apporter des réponses concrètes. Faute de rentabilité suffisante dans la sphère productive depuis les années 1970, la place de la finance devient toujours plus grande au détriment de la production réelle.
En outre, le néolibéralisme n’a pas marqué un retrait de l’État par rapport au marché, mais plutôt une entreprise active d’édification de la société sur le modèle du marché, par le moyen de politiques budgétaires et monétaires décidés conjointement au niveau étatique et européen.
Les États européens sont de plus en plus dépendants du capital, et massivement endettés ; en retour, le capitalisme a besoin de la protection de l’État, qui lui fournit forces de répression et infrastructures (les États européens au service des banques, les grands travaux imposés).

La crise européenne est à la fois une crise du capitalisme et des États : ces modes d’organisation politique hiérarchisés et centralisés, qui se développent en Europe à partir du XVIe siècle, semblent aujourd’hui atteindre leurs limites.

Dirigeant-e-s politiques et capitalistes cherchent aujourd’hui un peu partout en Europe à faire payer leur crise aux populations en imposant des mesures d’austérité, mais cela ne résout même pas leur problème.
D’autres reviennent avec des réponses toutes faites : face à la crise, il faut un État Fort (protectionnisme, nationalisation, réindustrialisation), ils et elles se battent pour revenir à des formes anciennes mais ne proposent aucune perspective réelle face aux tendances actuelles. Comme la crise est à la fois économique et politique, le défi auquel nous devons faire face de notre côté est de prendre en compte ce double aspect : mettre en avant dès maintenant des réponses concrètes sur le mode de l’auto-organisation sans attendre que les solutions économiques tombent d’en haut.

2) Partir du terrain : Quelles modalités d’implantation locale ?

Les partis nationalistes parviennent à capter une forme de rejet diffus du système et à transformer l’aspiration à la relocalisation en une fermeture sur soi réactionnaire. Aux élections technocratiques, nous devons être capables d’opposer d’abord des pratiques de terrain, tout en gardant une perspective internationaliste.

Alors que ressortent les arguments absurdes et fallacieux qui corrèlent l’abstention au score de l’extrême-droite, il importe de marquer très clairement que ce qui est premier dans la pratique anarchiste, plus que l’abstention, c’est le travail de terrain.

Plus que voter (ou ne pas voter) une fois par an, ce qui compte c’est de défendre ses idées au quotidien, et d’agir directement pour elle dès que possible.
Vers l’extérieur, il y a bien sûr une base minimale de tâches d’implantation locale et de communication classique consistant à développer et diffuser les idées et pratiques anarchistes au moyen de journaux, tracts, brochures, débats, projections, sites internet, blogs...
Disons que c’est le plus petit dénominateur commun : chaque groupe s’efforce ainsi d’effectuer régulièrement des diffusions de tracts, collages, bombages, pochoirs, stickers, tables de presse, concerts, etc. Toutefois, si la diffusion des idées anarchistes est une tâche importante, elle n’est pas suffisante et n’est pas non plus nécessairement la priorité des groupes qui peuvent choisir de se focaliser sur des luttes ou sur un projet constructif.
Développer des réponses concrètes sur le mode de l’auto-organisation nous donne en même temps la légitimité pour critiquer les réponses étatiques, expérimenter d’autres possibilités, mais aussi dénoncer l’usage de la crise comme épouvantail idéologique visant à faire passer des politiques d’austérité.

Ici, les propositions des divers groupes européens sont très variées et très riches. Il y a un enjeu de mutualisation des pratiques, d’échanges et d’information transnationale.

Face aux situations de crise en Europe, les groupes anarchistes cherchent à leurs manières à profiter des failles pour se tourner vers des réalisations concrètes et construire leurs propres projets, définir leurs propres priorités. Un des défauts majeurs des organisations anarchistes traditionnelles était justement d’être trop focalisées sur la propagande des idées et le recrutement militant, sans être suffisamment présente dans les luttes, et sans s’investir assez dans des formes de mise en pratique positives.
Par contraste, il y a aujourd’hui une nécessité à développer des projets sur nos propres bases, à mettre en œuvre des expérimentations sociales libertaires, en particulier des projets coopératifs ou autogérés, qui remettent en cause la nécessité du salariat et de l’État et combattent activement les dominations et idéologies religieuses, sexistes, racistes, etc.
C’est ce qui se fait déjà dans certains Hausprojekte en Allemagne, certains Centri sociali en Italie, certains centres sociaux en Grèce, certains squatts en Espagne.
La liste des initiatives serait infinie, des bouffes collectives aux cours de langues pour migrant-e-s, des boulangeries ou pizzerias autogérées aux redistributions de vêtements...
Une fois le travail d’implantation locale préalable effectué, on peut aussi envisager la création d’Assemblée de quartier, en particulier dans le cadre d’un mouvement social (mais aussi d’une lutte locale) qui constitue une période propice.

Certains groupes anarchistes choisissent aussi de s’investir dans les syndicats les moins bureaucratisés et intégrés (en fonction des réalités diverses des forces militantes sur les lieux de travail). C’est là une autre forme d’implantation locale et de pratique de terrain. En effet, comme il offre encore une protection solide, l’ancrage local peut passer par l’outil syndical ; c’est un choix tactique sur lequel il ne faut pas être trop dogmatique en raison de la disparité des situations nationales.
La problématique du rapport au syndicalisme doit toutefois être posée clairement, en raison de l’écart croissant entre syndicalisme et projet révolutionnaire : l’ambivalence du syndicalisme tient au fait que les travailleurs-ses peuvent s’en saisir effectivement comme d’un outil dans la lutte des classes, alors-même que les bureaucraties syndicales sont dans une logique de compromis avec les pouvoirs économico-politiques, donc de contrôle et d’atténuation des conflits sociaux. Cela engage aussi le rapport compliqué des libertaires au travail.
Cependant, si le syndicalisme peut être estimé par certains camarades comme étant aujourd’hui trop enferré dans un dispositif de pouvoir et/ou une logique de négociation, il y a aussi en revers un déficit théorique net du côté d’un projet alternatif : il n’est pas facile d’envisager une grève générale expropriatrice et gestionnaire indépendamment des syndicats, ou d’autres moyens d’arriver à nos fins qui permettraient efficacement de contourner le poids et les contraintes d’une adhésion syndicale.
Il y ici un besoin d’élaboration théorique et stratégique qui doit être pris en charge sérieusement.

3) Fédérer nos luttes : Comment construire un réseau transnational ?

Au plan théorique, le travail d’analyse de la situation générale, d’élaboration de notre projet social et d’une stratégie d’ensemble à la mesure de la situation européenne doit être mené de manière trans-organisationnelle mais aussi trans-nationale.
Avant d’ouvrir la perspective de cette mise en réseau, il doit cependant être très clair qu’un projet anarchiste ne saurait, par définition, prendre la forme d’une ligne directrice unique, et que l’autonomie des groupes est un facteur décisif de notre dynamisme. C’est sous cet horizon qu’il y a un sens pour nous à poser la question : à quelles conditions la diversité tactique peut-elle être une force et non une faiblesse ?
L’autonomie des groupes ne saurait justifier le renoncement à l’élaboration d’un projet collectif, ou de manière générale le manque de discussions et de confrontations stratégiques au sein du mouvement. Loin de se traduire en pratique par une forme d’isolement où chaque groupe, laissé à lui-même, avance à l’aveuglette, l’autonomie des groupes doit être accompagnée d’une mise en commun des diverses expériences ouvertes par les possibilités locales, afin de confronter les solutions concrètes, de les critiquer et les analyser collectivement, pour se fournir mutuellement motivation, inspiration et émulation face à la diversité des situations politiques et sociales locales.

Entre la rigidité du programme et la pure spontanéité romantique, s’ouvre un espace où fédérer nos tactiques.

Ici à nouveau, il y a d’abord un travail de recensement et de mutualisation des outils et des pratiques à poursuivre.

Dans un deuxième temps, nous devons tisser des réseaux ou des formes d’organisation efficaces afin de disposer d’un groupe anarchiste actif et connecté dans chaque grande ville d’Europe : en dépit des retards pris, cet objectif de développement et de mise en réseau doit être atteint assez vite au vu de la situation (en quelques années).
Pour dépasser les actions décousues, ou les modes individuels de participation aux structures de coordination (qui cristallise, dans le milieu organisationnel comme dans le milieu autonome, des luttes de pouvoir entre les militant-e-s intégré-e-s aux décisions globales, et celleux qui ne le sont pas), il y a un important effort de coordination stratégique et de refonte organisationnelle à engager.
A moyen terme, nous pouvons porter des propositions d’action et des initiatives à même de renforcer les liens entre militant-e-s, impulser des réflexions collectives sur la meilleure manière de se coordonner au niveau européen, et faire évoluer notre propre mouvement vers plus d’auto-organisation. En s’appuyant sur les circulations très vivantes dans le milieu autonome et squatt, ainsi que sur les réseaux plus formalisés des organisations traditionnelles, des actions communes peuvent être envisagées au plan international, et mises en place progressivement : outre les luttes économiques sur lesquelles je reviendrai plus loin, et les actions de solidarité internationale (en particulier contre la répression du mouvement anarchiste), un des aspects de la coordination internationale à notre portée consiste ainsi à lutter contre les lignes à grandes vitesse reliant les centres de pouvoir, les phénomènes relativement similaires de gentrification, la constitution d’une Europe forteresse, etc.
En ce sens, notre internationalisme va évidemment au-delà de l’Union Européenne et contre elle.

Au-delà, si on se bat pour une révolution sociale et libertaire, si on veut avoir un peu d’influence dans une situation révolutionnaire concrète, quelle que soit la forme d’organisation que l’on choisit pour soi, il est nécessaire d’adopter une attitude pluraliste, et d’agir en relation étroite avec d’autres groupes et organisations.
Non seulement, les syndicats ou organisations anarchistes ne regrouperont jamais toute la société (ou tout le prolétariat, ou tout le mouvement social), mais elles ne regrouperont jamais tous les anarchistes, car une partie des anarchistes est rétive à l’organisation, au moins dans ses formes traditionnelles.
Le travail de développement de l’organisation ne peut donc prétendre recouvrir totalement le combat pour l’anarchisme, pour une révolution sociale et libertaire.
En retour, il faut combattre dans nos pratiques le mythe de la spontanéité révolutionnaire, ou de la bande affinitaire qui se suffirait à elle-même.

Alors qu’il y a des réalisations intéressantes et complémentaires de part et d’autres, autonomes et organisationnel-le-s se regardent en chiens de faïence : cela handicape la construction d’un mouvement européen, dans la mesure où les autonomes sont incontournables dans certains pays, et les organisations dans d’autres.

Alors que de part et d’autres, il y a des réalisations intéressantes et complémentaires, autonomes et organisationnel-le-s se regardent en chiens de faïence. Cela rend impossible d’envisager sérieusement la construction d’un mouvement européen, dans la mesure où il y a des pays où les autonomes sont incontournables, et d’autres où les organisations sont incontournables.
Il ne s’agit pas de ressasser le vieux mythe unitaire. Je n’oublie pas les échecs du passé, mais ils m’intéressent moins que les exigences de l’avenir.
À partir du constat que les formes d’organisation au sein du mouvement anarchiste sont très diverses, plutôt que de rêver d’une improbable unité de tous les libertaires, il s’agit de mettre en place activement et concrètement des coordinations entre des formes d’organisations qui gardent chacune leur spécificité : actions communes, confrontations stratégiques effectives dans le cadre de rencontres fréquentes, locales d’abord, internationales ensuite.
Plutôt que de construire nos rapports sur des fantasmes réciproques, nous pourrons alors identifier les différences effectives et les points de convergence possibles dans la pratique.

4) Ouvrir des perspectives : Un mouvement social européen ?

Finalement, notre temporalité n’est pas tant celle des élections que celles des mouvements sociaux.

Qu’on le veuille ou non, on constate que les divers groupes anarchistes déploient un surcroît d’énergie pendant ces périodes plus intenses, dites de mouvement social.
Ce qui est désigné par le terme péjoratif de "mouvementisme" n’est une tendance néfaste que si elle est exclusive : en d’autres termes, si l’implication discontinue dans des luttes sur des thématiques particulières que nous n’avons pas choisies se substitue aux tâches pratiques (implantation locale, développement des formes d’organisation, projets alternatifs, diffusion des idées) et théoriques (analyse de la situation, projet social, stratégie politique) de plus long terme.
Cependant, il faudrait être aveugle pour ne pas comprendre que c’est dans les périodes dites « de mouvement social » que nos pratiques et nos idées se diffusent le plus vite, suscitent le plus d’intérêt, que nous rencontrons le plus de personnes susceptibles de devenir des militant-e-s actifs-ves, que les opportunités de transformations sociales d’ampleur sont importantes...

Le mouvement social ne peut pas non plus être réduit à un mouvement syndical, au sens où, si les syndicats représentent encore aujourd’hui la principale force de mobilisation, ils sont largement et régulièrement débordés par le mouvement social.
C’est même sans doute le trait qui peut servir de ligne de partage entre luttes limitées et mouvement social d’ampleur : dans un mouvement social, les syndicats sont massivement impliqués, mais la mobilisation dépasse largement leurs seules forces, formes d’organisation et d’action.
Si l’on considère les mouvements sociaux comme des manifestations de la lutte des classes, nous pouvons aussi nous efforcer à notre échelle de contribuer à susciter du mouvement, de contribuer à l’émergence de mouvements sociaux puissants, autrement dit, d’être actifs-ves en amont des mouvements sociaux.
C’est avant tout comme ça qu’on pourra être prêt-e-s à agir dans le cadre d’un mouvement social, et se distinguer des tendances mouvementistes décousues, qui, en dépit de leurs prétentions à l’avant-gardisme, se retrouvent le plus souvent dans une position suiviste et opportuniste. Cela implique de nous donner les moyens de ne pas être systématiquement en retard sur les mouvements sociaux par un travail d’analyse en amont, et de nous efforcer de constituer une force capable de déplacer les questions, de promouvoir effectivement la radicalisation et l’auto-organisation des luttes.

Un autre aspect consiste à contribuer au développement de convergences interprofessionnelles, en particulier par le biais d’AGs interpros : comment le faire concrètement ?
Le corporatisme étant ce qu’il est, il faut tenir compte des obstacles, mais aussi du manque de lieux, de locaux.
Le rapport des confédérations aux Unions Locales fait l’objet de plusieurs prises de positions : les un-e-s mettent l’accent sur le fait que les directions syndicales ont détruit les UL, les autres sur le fait que les UL sont en général aux mains des bureaucraties syndicales, mais qu’il faudrait se les réapproprier.
Quant aux interpros, certain-e-s y voient un lieu de politisation intéressant (à connecter avec les AGs de quartier), d’autres pointent le fait que des groupuscules idéologiques s’en servent comme d’une tribune, et mettent en œuvre des techniques de récupération politicienne.
Quoi qu’il en soit, il y a un enjeu stratégique important dans la coordination des différents secteurs en lutte, la convergence interprofessionnelle, il faut nous donner les moyens de pousser dans ce sens.
Ici, il ne faut pas laisser le champ libre aux syndicats classiques, mais mettre en avant nos propres positions : sortir des analyses fouillées et des tracts explicatifs présentant des contre-propositions, porter un discours qui ne relève pas de la défense de l’État-Providence, la perspective d’une grève générale expropriatrice et autogestionnaire ou de formes d’affrontements plus directs. En l’état actuel de nos forces, il s’agit surtout de défendre l’auto-organisation des luttes, en combattant activement l’institutionnalisation et l’amollissement des moyens d’action, l’érosion des objectifs, et en luttant contre la récupération et la canalisation du mouvement par les syndicats cogestionnaires et les partis politiques.

Enfin, nous devons nous poser la question des conditions de possibilité d’un mouvement social européen.

Au-delà de l’ouverture interprofessionnelle, il y a un travail d’élargissement international à tenter, car les mesures technocratiques sont globalement similaires : recentrage politique de l’État vers ses fonctions répressives au détriment du paternalisme social, assorti d’un certain nombre de mesures de crise économiques.

Il arrive que ces mesures d’austérité soient décrétées dans des temporalités suffisamment proches pour connecter les différents mouvements nationaux. C’est là une première occasion que nous pouvons saisir. Mais au-delà, il y a un enjeu à ne pas nous laisser dicter notre calendrier par le pouvoir, et à être nous-mêmes à l’initiative de formes de conflictualité sociale.
En l’état actuel, il y a peu de chances que nous puissions avoir un écho et une force de mobilisation suffisamment conséquente par nous-mêmes, mais nous devons réfléchir à des alliances, des contacts, des leviers pour pousser dans ce sens.
Dans les brèches des États-Nations vermoulus, nous pouvons contribuer à ouvrir au quotidien des lignes de fuite, de convergence, de résistance, des perspectives d’émancipation... Jusqu’à ce que les contradictions soient suffisamment manifestes, et le tissu social suffisamment dense, mobile et vivant, pour permettre une révolution radicale et globale.
Ainsi, les tentatives de restructuration des pouvoirs économico-politiques à l’échelle européenne appellent une réponse sociale déterminée qui se situe à la même échelle.

Conclusion

Ces élections européennes sont marquées par une nette progression de l’extrême-droite qui parvient à capter le désaveu vis-à-vis de la classe politique et des partis de gouvernement traditionnels. Mais au-delà de cette montée inquiétante et spectaculaire, la droite tient toujours les rênes de l’Europe, et poursuit ses propres politiques antisociales, xénophobes, et réactionnaires.

Nous ne nous contenterons pas d’appels creux à résister à la droitisation de l’Europe et de la France.
Nous ne verserons pas de larmes sur les voix prises par le FN à la social-démocratie moribonde.
Retroussons nos manches. Il faut opposer aux politiques réactionnaires des pratiques au quotidien et des perspectives de long terme.
La lutte ne fait que commencer.
Plus que dans l’affrontement militarisé qui caractérise les méthodes fascistes, c’est sur le terrain des pratiques auto-organisées que nous construirons notre force.

Ainsi, les réponses antifascistes, anticapitalistes et anarchistes ne pourront être à la mesure de la situation européenne que si elles prennent appui sur un ancrage local, des pratiques de terrain, et parviennent à mutualiser ces expériences et énergies au sein de vastes réseaux transnationaux, jusqu’à déboucher sur des mouvements sociaux qui touchent simultanément plusieurs pays.
La perspective peut sembler lointaine, mais l’urgence est bel et bien là.
Un spectre revient hanter la vieille Europe, et ce n’est pas celui du communisme.

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