De la radicalité de Nuit Debout, réponse à Frédéric Lordon.

Lors du débat organisé par Podemos-Paris, Frédéric Lordon parle de Nuit Debout au passé. Le mouvement a perdu selon lui sa radicalité et s’est dispersé dans une centaine de commissions. Et si la radicalité de Nuit Debout n’était pas mesurable à l’échelle des mouvements sociaux traditionels et de leur efficacité ?

Cher Frédéric,

Je regarde, j’écoute, la video du débat organisé par Podemos-Paris il y a quelques semaines et ou vous étiez invité avec Joan Garcés : Quelles stratégies pour le changement Politique ?

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Je voudrais répondre ici a deux points que vous avez soulevés, et qui me semblent d’ailleurs connectés.

Le premier point : Vous parlez (fin mai donc) de NUIT DEBOUT au passé.
Vous dites qu’on a perdu la radicalité de début et que finalement tout ça s’est dilué dans un débat très (trop) large et dans une centaine de commissions.

Je transcris a peu près :

« Nous avons posé une intention offensive, et non défensive (comme en Espagne), dans un registre de rupture avec les luttes sociales telles que nous les connaissons en France.... qui étaient des luttes défensives.
L’une des intentions au départ de ND était d’inverser cette logique.
Au tout départ du mouvement il y avait une intensité de radicalité dans le registre offensif.
Il faudrait faire l’analyse désenchantée de ce qui est advenu de cette radicalité initiale.... »

Vous critiquez ensuite le choix de ND d’avoir refusé de se choisir un (ou des) porte-parole(s).
Pas de porte-parole, dites-vous, c’est la porte ouverte a la prolifération de porte paroles sauvages.
Sans porte-parole dites-vous , il n’y a pas de parole portée !
Et pas de parole portée, pas de parole tout court !

Ma première réponse concerne cette critique de la dilution de la radicalité a ND.
Cette radicalité ne pourrait être (n ’aurait pu être) préservée que au prix d’une soumission a une pensée préexistante, en réserve pour ainsi dire, et à laquelle le mouvement se serait rallié.
Votre pensée, donc, ou bien celle d’un Julien Coupat… par exemple.
D’ailleurs n’avez-vous pas vous-même refusé d’être justement ce porte-parole du mouvement ?
Mais la vraie question n’est pas la.

L’histoire de ND est celle du choix d’une autre radicalité : la radicalité du refus de devenir ’mouvement’ au sens des formes de lutte traditionnelles, regroupées derrière une pensée forte, et de porte-paroles. Si nous sommes un mouvement, nous sommes surtout en mouvement !
L’histoire, le conte de fées plutot, qui s’écrit aujourd’hui quotidiennement à ND c’est cela : le choix difficile et ambitieux de creuser plus profond dans notre habitus politique, de faire table-rase (et de refaire table-rase tous les jours si besoin est), de redéfinir depuis la base, depuis le sol (jetons la table aussi pendant que nous y sommes, les chaises, la tribune) un mode de pensée et un mode d’organisation qui seraient aujourd’hui les nôtres.
Parenthèse, j’insiste sur le présent, persuadé que nous vivons en général dans le passé, et dans des structures de pensée qui sont lourdes d’une histoire non résolue, et donc figées et stériles.
(Cette bagarre pour penser au présent est ce que j’appelle la poésie et qui nous permet seule de réinventer la langue qui nous constitue. Mais c’est un autre sujet, ou plutôt non, c’est au centre de mon sujet même si je ne peux pas développer plus dans cette courte réponse ;-)

Ce qui se passe aujourd’hui, et tous les jours a ND est une redécouverte individuelle de notre capacité de penser et d’agir et notre redécouverte collective du fait d’être ensemble, de parler ensemble, de se heurter, de se connaitre.
Il me semble que cette redécouverte, cette revendication est infiniment plus révolutionnaire que toute autre radicalité politique ’traditionnelle’.
Bien sur, cela prend du temps, le temps de la grossesse.
Sommes-nous si pressés, après ces siècles de soumission et de résignation ?
Ne pouvons nous pas gouter pleinement ce moment d’intense curiosité pour nos différences, ce moment d’exultation de la pensée ?

J’anticipe votre réponse sur les occasions ratées, l’occasion grecque par exemple.
Mais après tout, l’un n’empêche pas l’autre, et c’est ce que nous apprenons aujourd’hui : le pacifisme n’empêche pas la violence, et réciproquement. La structuration de la lutte par certains, n’empêche pas le travail de labour plus profond mené par d’autres.
Ruffin lance son mouvement. Très bien. Il a besoin d’un penseur comme vous ! Nous avons besoin d’un penseur comme vous ! Mais nous avons AUSSI besoin d’apprendre a penser par nous mêmes.

Il n’y a pas de parole portée a ce jour par ND, de parole audible, peut-être, il y a beaucoup plus que ça, il y a plus que des idées, plus qu’une ligne politique, il y a la revendication de notre droit a penser. (Et la, bien sur, je pense a votre magnifique ’nous ne revendiquons rien’ ! Si ! Au moins ça : nous revendiquons notre propre pensée et notre propre expérience !)

Second point : Vous dites que le tort de Podemos a été de jeter le bébé avec l’eau du bain, de jeter le vocabulaire de la gauche, qui n’était plus entendu, ni audible, vous en convenez, mais de jeter aussi l’idée même de la gauche, pour la remplacer par une sorte de pensée verticale, du haut et du bas, disons du peuple et des tyrans.

Vous proposez une définition très simple de la gauche : la gauche serait, je ne suis plus certain de vos termes exacts, la force (le mouvement) qui s’oppose a la domination capitaliste. Cependant vous expliquez très bien que le capitalisme a pris possession de tout ce qui concerne dans notre société la production et la reproduction de la vie.

Donc on se trouve devant l’équation suivante : la capitalisme structure intégralement tout le social, et j’ai envie d’ajouter la pensée même (fut-elle marxiste) du social. La gauche est ce qui refuse cette domination. Mon objection est donc la suivante : Dans ce schéma, OÙ peut donc se tenir la femme, l’homme de gauche ? A l’extérieur de la société ? A l’intérieur ? Dans une position d’espion ? de saboteur ? En marge ? Réfugié dans la montagne sans électricité ni téléphone ?

Comment peut-on alors être de gauche, être peut-être salarié, éventuellement fonctionnaire, vivre au jour le jour, utiliser les réseaux de communication mis en place par le capitalisme, consommer, s’équiper de technologies de pointe, ordinateur, téléphone intelligent, etc. tout en refusant la domination capitaliste, qui s’incarne, si je peux dire, se matérialise, et c’est bien sa force, a travers ces réseaux, cette consommation, ces technologies ?

Comment échapper, résister, lutter, contre cette totalité ?
Ou se tient cette femme/homme de gauche que vous voulez remettre...debout ?

Il y a il me semble une impossibilité d’être de gauche, ici, maintenant, c’est à dire une utopie, et c’est justement cette utopie que nous essayons de penser mais aussi a laquelle nous tentons de donner lieu, de donner place, dans l’espace publique, dans l’espace commun, dans l’espace physique de la ville comme dans l’espace symbolique, et dans l’espace mental, tous les jours a ND.

Notre radicalité est celle-ci : Nous décrétons un nouvel espace commun, (place de la République, a Paris, de 4 heures a minuit, mais aussi ailleurs, dans d’autres villes, dans d’autres pays, et avant tout bien sur dans nos esprits), et nous le définissons ensemble (a travers nos mille et une commissions dont vous vous moquez) au même moment !

J’aurais encore des choses à dire sur la question de la communauté qui nait, sur la violence (thème inépuisable), ou bien sur la question du temps, horizontal lui aussi, ou bien celle du rythme, mais je dois respecter la règle des 10 minutes moi-aussi.
Vous me direz sans doute qu’en ce moment... je me place moi-même en porte-parole sauvage ? ;-)
Mais, oui, pourquoi pas ?

NOUS SOMMES TOUS PORTE-PAROLE !

J’ai participé brièvement a une commission ’Manifeste’ de NB et ma proposition a été la suivante : ne tentons pas d’écrire UN manifeste, c’est impossible et inintéressant, castrateur ! Ecrivons donc un manifeste par jour !

NUIT DEBOUT est toujours DEBOUT ! Nous sommes pleins de vie et revendiquons notre radicalité propre ! Merci de ne pas nous enterrer vivants ! ;-)

Très sincèrement, avec tout mon respect pour votre pensée et pour votre engagement, cher Frédéric,

Rémi Marie