Corruption, répression et terrorisme au menu des relations euro-algériennes : l’exploitation des hydrocarbures à visage inhumain

Article publié dans Le Monde Libertaire n°1858 de février 2024 sur les thèmes de projections réalisées le 7 octobre, 4 novembre et 16 décembre à la librairie du Monde Libertaire - Publico. Son but demeure l’analyse de la corruption, de la répression et du terrorisme générés par les relations euro-algériennes depuis 1962 particulièrement depuis l’arrestation le 25 octobre 1984 de Georges Ibrahim Abdallah.

Depuis l’arrestation le 25 octobre 1984 de Georges Ibrahim Abdallah à Lyon les liens franco-algériens fondés sur la coopération énergétique et sécuritaire prennent un nouveau virage. La « lutte antiterroriste » devient ainsi le nerf des opérations conjointes de la Direction de la Surveillance du Territoire (DST) française et la Sécurité Militaire (SM) algérienne. Ce tournant contribue pourtant à la commission d’attentats en France comme à Paris en 1986 et 1995 et à de lourds investissements français en Algérie.

À l’indépendance algérienne en 1962 les services français et algériens œuvrent ensemble à la réalisation de l’annexe secrète des accords d’Évian maintenant quatre bases d’essais nucléaires et spatiaux à Reggane, In-Ekker, Colomb-Béchar, Hammaguir et le centre d’expérimentation d’armes chimiques de B2-Namous [1]. Les liens entre la Direction de la Surveillance du Territoire (DST) française et la Sécurité Militaire (SM) algérienne changent cependant après l’arrestation à Lyon le 25 octobre 1984 de Georges Ibrahim Abdallah « numéro 1 » des Fractions Armées Révolutionnaires Libanaises (FARL) mêlées soi-disant à l’organisation française d’extrême-gauche Action directe.

La « lutte antiterroriste » devient un enjeu central pour les deux unités car la France visé par les FARL compte sur l’Algérie qui pourtant fournit alors un passeport à Abdallah [2]. Cette fausseté s’explique par des enjeux économiques touchant les deux pays comme l’exploitation des hydrocarbures et les expériences atomiques au Sahara. La vision française du terrorisme dégage aussi un manichéisme, une naïveté et une hypocrisie réelle.

Ventes d’armes, attentats et rente gazo-pétrolière

La France s’engage le 3 février 1982 à payer le gaz algérien à un prix supérieur au cours mondial en échange de l’édification de bases, casernes et l’envoi à l’Armée Nationale Populaire (ANP) d’hélicoptères et blindés légers [3]. Vendant armes et technologies à l’Irak dans sa guerre contre l’Iran la France se voit frappée dès 1982 par des meurtres de policiers et enlèvements de diplomates et appelle au secours la SM malgré son soutien à Abdallah. Cette duplicité viendrait de l’argent amassé par Rhône-Poulenc sur le marché du médicament, Bouygues pour la construction d’une voie ferrée de 137 kilomètres et de logements et d’autres sociétés propriétés aujourd’hui de Vinci et Eiffage notamment pour l’aéroport d’Alger [4].

La peur française du « danger terroriste » et du « fondamentalisme musulman » existe d’ailleurs déjà à ce moment. De décembre 1985 à septembre 1986 explosent ainsi en France 12 bombes qui entraînent la mort de 13 personnes et en blessent 250 [5]. Voulant apparemment devenir incontournable aux yeux de François Mitterand la SM orienterait donc la DST vers les FARL au lieu du Hezbollah libanais visiblement vrai auteur des attaques [6]. Cette stratégie permet à l’Algérie le 8 janvier 1989 d’obtenir 7 milliards de francs de crédits français pour acheter des pièces de rechange automobiles et industrielles, accueillir les entreprises hôtelières Accor et Pullman, autoriser l’exploration pétrolière sur son sol à Total, lui offrir le champ gazier de Hamra et honorer les échéances de dettes contractées surtout pendant les années 1970 [7], doubler en 1991 le Trans-Mediterranean Pipeline et débuter en 1993 les travaux du gazoduc algéro-espagnol Pedro Duran Farell. Renault investit de même 350 millions de francs et trois banques françaises ouvrent des succursales en Algérie [8].

L’aide versée ici correspond en partie à des commissions prélevées sur les importations décidées par le chef de l’État Chadli Bendjedid et son Programme antipénuries (PAP) [9]. Destinée à corriger les échecs commerciaux de son prédécesseur Houari Boumediène cette initiative conforte en réalité des réseaux de corruption présents dans le cadre de l’obligation théorique de produire localement. Normalement inexportable le dinar algérien empêche d’acheter à l’étranger bien qu’il s’agisse d’une pratique courante [10].

Le 2 mars 1992 le FMI, la Banque Mondiale et la Communauté Économique Européenne (CEE) prévoient l’allocation d’un crédit de 1,4 milliards de dollars reportant de cinq et huit ans le remboursement de la dette bancaire exigible de janvier 1992 à mars 1993 occasionnant trois milliards de prêt [11]. Le 1er juin 1994 plusieurs pays les imitent en rééchelonnant l’emprunt algérien à hauteur de cinq milliards de dollars grâce à l’augmentation par le régime du prix des produits de grande consommation tels que le lait, le pain, la farine ou la semoule et la dévaluation du dinar de 40 % [12].

Ce sursis et la privatisation en 1991 des gisements de Hassi-Messaoud laisse Mohamed Lamari chef d’état-major de l’armée recruter 65000 hommes en trois ans au cœur des forces et unités spéciales, doubler les effectifs de gendarmerie, bâtir une garde communale de 50000 agents et former 150000 miliciens [13]. En octobre 1994 postérieurement à plusieurs voyages à Paris ce dernier stoppe le processus de paix du président Liamine Zéroual avec le Front Islamique du Salut (FIS) dissous du fait de l’annulation des élections législatives le 11 janvier 1992 [14].

Réunion du Haut Comité d’État (HCE) présidé par Mohamed Boudiaf entouré du premier ministre Sid Ahmed Ghozali et des généraux Larbi Belkheïr et Khaled Nezzar suite à l’annulation du second tour des élections législatives le 12 janvier 1992.
Film « Algérie(s) – 1. Un peuple sans voix » réalisé en 2002 par Patrice Barrat, Malek Bensmaïl et Thierry Leclère.

Nommé à la tête du gouvernement le 26 janvier 1994 Zéroual veut parler au FIS ce que refusent les généraux « éradicateurs » dont Lamari patron du « Centre de Commandement de la Lutte Anti-Subversive » (CCLAS) regroupant par exemple cinq régiments de parachutistes. Une cinquantaine de conseillers militaires français et 1500 soldats des forces spéciales débarquent ensuite en Algérie en plus de membres du GIGN, RAID, du satellite Hélios-1 et du navire espion Berry [15].

Le 8 novembre 1994 une lettre d’information stratégique « Très Très Urgent (TTU) » révèle la livraison d’équipements de vision nocturne à l’Algérie par la France pour équiper ses hélicoptères Mil Ml 24 et le journal Le Monde indique la semaine suivante la même chose pour neuf AS 350 B Écureuil, une trentaine d’AS 355 F2, des AS 355 N, des automitrailleuses et armes légères [16]. Du 11 juillet 1995 au 3 décembre 1996 huit explosions et assassinats se produisent à Paris et Villeurbanne tuant 14 individus et en blessant 318. La gendarmerie abat le 29 septembre Khaled Kelkal et la police arrête deux suspects mais pas la tête présumée du réseau Ali Touchent qui selon l’ex-colonel Mohamed Samraoui côtoie le Département du Renseignement et de la Sécurité (DRS) successeur de la SM le 4 septembre 1990 [17].

L’ex-colonel Mohamed Samraoui et le général Smaïl Lamari en 1995 devant la cathédrale de Cologne.
Photo extraite du site maghreb-intelligence.com.

D’après lui l’État algérien infiltre à l’automne 1992 et contrôle définitivement en 1995 le Groupe Islamique Armé (GIA) auquel appartient Touchent suite à la manipulation du Mouvement Islamique Armé (MIA), d’El-hidjra oua at-takfir, des « anciens d’Afghanistan » et du Mouvement pour l’État Islamique (MEI) [18]. Le GIA constituerait en effet une « fédération » noyautée par le DRS afin de contrer le FIS.

Le soutien européen aux généraux algériens putschistes

Ces agressions poussent la France à dénoncer le colloque de Rome organisé par la communauté catholique de Sant’Egidio mobilisée par les moines trappistes de Tibhirine réunissant la plupart des partis politiques algériens dont le FIS le 21 novembre 1994. Le 13 janvier 1995 les participants signent un « contrat national » appelant le pouvoir à des « négociations ». Les actions du GIA en France à partir de l’arrivée à Matignon d’Alain Juppé qui approuvait la réunion en tant que ministre des affaires étrangères dissuadent finalement les dirigeants français de critiquer le pouvoir algérien [19].

L’imam Moustapha Bouyali crée de son côté le MIA (à l’époque Mouvement Islamique Algérien) en juillet 1981 que la SM semble piloter via Ahmed Merah qui s’en vante à l’intérieur des ouvrages « L’affaire Bouyali. Comment un pouvoir totalitaire conduit à la révolte » et « L’Affaire Bouyali devant la cour de sûreté de l’État » [20]. Ciblant au début la « déviation des mœurs » ce groupe tue un policier durant la nuit du 26 au 27 août 1985 et cinq gendarmes le 21 octobre [21]. Son retour dû à la sortie de prison de ses membres en novembre 1989 et juillet 1990 relance des maquis discréditant le FIS [22].

Parallèlement de 3000 à 3500 algériens combattent en Afghanistan au début des années 1980 l’invasion soviétique. « Principale instigatrice de l’opération » la SM obéirait au KGB en espionnant les islamistes afghans [23]. Elle pénètre en outre la secte El-hidjra oua at-takfir lors du rapatriement des « volontaires » en 1989 et enferme le 30 juin 1991 le leader du FIS Ali Benhadj [24]. Elle manœuvre enfin le MEI responsable de l’attentat du 26 août 1992 à l’aéroport d’Alger en application du « plan d’action global » du ministre de la Défense Khaled Nezzar [25].

Ce programme écrit en décembre 1990 annonce la neutralisation « des formations extrémistes » avant le vote d’où son arrêt à l’issue du premier tour le 12 janvier 1992 [26]. Le Haut Comité d’État (HCE) institué dans la foulée gère le pays jusqu’à la nomination le 30 janvier 1994 du président Liamine Zéroual qui cède la place le 27 avril 1999 à Abdelaziz Bouteflika. Celui-ci porte en avril 2005 un « Programme national de Soutien à la Croissance Économique (PSCE) » incluant l’érection d’un pipeline à 8 milliards de dollars pour acheminer le pétrole nigérian en Europe prévu à la livraison en 2027 [27]. Une « association » née en 2002 consacre maintenant les rapports euro-algériens essentiellement au sein du domaine de l’énergie et des mines entre autres à cause de la visite d’eurodéputés du 8 au 12 février 1998 blanchissant l’État algérien de toute complicité dans les massacres de l’été 1997 particulièrement celui de Bentalha [28].

Emmanuel Macron avec le président algérien Abdelmajid Tebboune, le ministre des armées Sébastien Lecornu, le général Thierry Burckhard chef d’état-major de l’armée française, le général Saïd Chengriha chef d’état-major de l’armée algérienne et le général-major M’henna Djebbar, ancien chef du Centre Territorial de Recherche et d’Investigation (CTRI) de Blida.
Photo extraite du site off-investigation.fr.

Note

Cette version complétée correspond au texte publié dans le journal papier. Voici celle diffusée sur le site : https://www.monde-libertaire.fr/?articlen=7692&article=Corruption_repression_et_terrorisme_au_menu_des_relations_euro-algeriennes.

Notes

[1« Les accords d’Évian : l’armée française reste au Sahara », Françalgérie, crimes et mensonges d’États, Jean-Baptiste Rivoire et Lounis Aggoun, éditions La Découverte (2005), page 41 : https://archive.org/details/francalgerie-crimes-et-mensonges-d-etat/page/42/mode/2up.

[2« Les FARL et les attentats à Paris », Ibid, page 91 : https://archive.org/details/francalgerie-crimes-et-mensonges-d-etat/page/92/mode/2up.

[3« Francophonie et « bonnes » affaires », Le « coup de passion » franco-algérien de 1981, Jean de la Guérivière, revue Géopolitique Africaine, n°3 (Été-Juillet 2001), page 254.

[4« La rivalité France-États-Unis et l’élimination de Messaoud Zéghar », Rivoire et Aggoun, page 72.

[5« La division antiterroriste face au Djihad », DST police secrète, Roger Faligot et Pascal Krop, éditions Flammarion (1999), page 432.

[6« Forces et faiblesses de ce type de campagne d’attentats », Les attentats de 1986 en France (Partie 2), Didier Bigo, revue Cultures & Conflits, n°4, page 11 (hiver 1991) : https://journals.openedition.org/conflits/750#tocto1n3.

[7« Les vannes financières s’ouvrent », Rivoire et Aggoun, page 138.

[8« Toutes vannes ouvertes pour la Françalgérie », Ibid, page 219.

[9« Le PAP des corrompus », Corruption et démocratie en Algérie, Djillali Hadjadj, éditions La Dispute (1999), page 53.

[10« L’intérieur du pouvoir », Le Hasard et l’Histoire. Entretiens avec Belaïd Abdesslam, Mahfoud Bennoune et Ali El-Kenz, tome 2, éditions ENAG (1990), page 211 : https://archive.org/details/hasard_histoire_2_202311.

[11« La France, asile de fous… de Dieu ? », La poudrière algérienne. Histoire secrète d’une République sous influence, Pierre Dévoluy et Mireille Duteil, éditions Hachette (1995), page 327.

[12« Le FMI au service de la guerre des généraux », Rivoire et Aggoun, page 365.

[13« La stratégie de la présidence : de l’insertion de l’AIS à la marginalisation du FIS », Les enjeux des négociations entre l’AIS et l’armée, revue Politique étrangère, Luis Martinez, n°62-4, année 1997, page 503 : https://www.persee.fr/doc/polit_0032-342x_1997_num_62_4_4691.

[14« Rupture du dialogue et fractures de l’armée », Algérie : l’après-guerre civile. Évaluer les chances de paix et anticiper la croissance, Nicole Chevillard, Nord Sud Export (juin 1995), page 58 : https://algeria-watch.org/wp-content/uploads/2021/02/chevillard_algerie_lapres_guerre_civile.pdf.

[15« Examples of Counter-Guerrilla Forces », An Inquiry Into The Algerian Massacres, Youcef Bedjaoui, Abbas Aroua et Meziane Ait-Larbi, éditions Hoggar (1999), page 391 : https://hoggar.org/documents/uploads/hog-inquiry-book.pdf.

[16« Des hélicoptères français pour la lutte antiterroriste », Rivoire et Aggoun, page 391.

[17« Le cas Ali Touchent et les premiers réseaux du GIA en France », Chronique des années de sang : Algérie : comment les services secrets ont manipulé les groupes islamistes, Mohamed Samraoui, éditions Denoël (2003), page 231 : https://archive.org/details/chronique-des-annees-de-sang-mohammed-samraoui/page/230/mode/2up.

[18« À l’origine des GIA », Ibid, page 166.

[19« Des attentats « pédagogiques » », Rivoire et Aggoun, page 441.

[20« L’émergence islamiste et l’étrange « épisode Bouyali » », Ibid, page 85.

[21« L’islamisme radical en Algérie », Algérie : le grand dérapage, Abed Charef, éditions de l’Aube (1994), page 27 : https://archive.org/details/algerielegrandde0000char/page/26/mode/2up?view=theater.

[22« Comment les services ont fait renaître le Mouvement islamique armé », Samraoui, page 76.

[23« L’invention des « Afghans » », Rivoire et Aggoun, page 205.

[24« L’affaire du capitaine Bouamra et l’infiltration des « Afghans » », Samraoui, page 87.

[25« La création, sous contrôle, du Mouvement pour un État islamique », Ibid, page 171.

[26Mémoires du général Khaled Nezzar, Chihab Éditions, page 222 : https://archive.org/details/memoires-nezzar.

[27« Les Français à l’assaut des milliards de dollars algériens », Rivoire et Aggoun, page 589.

[28« L’affaire Soulier, ou l’Europe discréditée », Ibid, page 531.

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