Autogestion ou antigestion

Si l’autogestion revient au cœur des débats et des propositions, ce n’est pas sans susciter à nouveau des polémiques sur son caractère alternatif ou révolutionnaire. Les un-e-s y voient une occasion de mettre la main à la pâte là où les autres y reconnaissent le piège de l’intégration. Les réseaux autogestionnaires côtoient les réseaux antigestionnaires, et mon vieux, on n’y retrouve plus ses petits. Un aperçu.

Le collectif "tantquil", proche des analyses dites critiques de la valeur, a lancé l’idée d’un réseau antigestionnaire. Cela vise les différents discours gestionnaires, qu’il s’agisse de gestion des affaires courantes (la « bonne gouvernance » technocratique), de gestion alternative (« populismes », keynésianismes, souverainismes…) ou même, et c’est là que ça se complique, de gestion "alternativiste" (mutuellisme, monnaies alternatives, autogestion). Voici un extrait de leur argumentaire :

Il ne s’agit pas ici de critiquer les tactiques de survie qui consistent à se partager les miettes. Il s’agit de dire que cela ne constitue en rien une stratégie de sortie du capitalisme. Au contraire, elle ne peut fonctionner que dans le cadre de celui-ci. On retrouvait, par exemple, ces trois niveaux de gestion en Argentine il y a dix ans. Les entreprises autogérées ont pu participer à la relance de l’économie. Les monnaies alternatives ont été finalement acceptées par l’État (notamment pour lever les impôts), lui même entre les mains de keynésiens (péronistes) qui ont fini par rembourser le FMI. Chacun trouve sa place à son échelle, les différents niveaux de gestion s’articulent pour remettre le capitalisme en route depuis la petite collectivité, jusqu’à l’échelle supra-nationale des institutions monétaires. Il s’agit dans tous les cas de gérer la pénurie. Pour cela, il faut que les prolétaires hommes et femmes retournent au boulot quitte à bosser gratos par moment. Et parmi eux, que les femmes assument en plus, la charge de la reproduction au sein du foyer.

Cette charge est alourdie en temps de crise. Être obligé de faire 10 km de plus pour faire ses courses et payer 20c de moins par produit est un des exemples quotidiens de cette intensification de la journée de travail des femmes. Si le capital a gagné en Argentine grâce à la bonne gestion et au partage dit « équitable » cela ne veut pas dire qu’il gagnera toujours. Il gagnera tant que les règles du jeu seront les siennes, celles de l’exploitation, de la gouvernance de la pénurie et de la crise. Ce que nous voulons dire, c’est que ça ne peut pas bien se passer : Gérer la crise sera toujours aménager la défaite et qui dit défaite, dit un bon paquet de personnes sur le carreau. Nous sommes trop nombreux pour les miettes toujours plus petites que l’on peut récupérer. Alors autant jouer la gagne. Voilà pourquoi nous nous définissons comme communistes anti-gestionnaires.
Extrait de Pour un réseau « Communiste anti-gestionnaire ».

De fait, il y a bien un usage réformiste ou alternativiste de l’autogestion qui est accueilli favorablement dans certaines franges du mouvement libertaire. L’enjeu serait d’étendre la démocratie à l’entreprise, en jouant sur la confusion entre démocratie directe et démocratie participative.

Cette nouvelle stratégie participative (...) agirait simultanément sur les structures économiques par l’extension des droits des travailleurs, ainsi que ceux des usagers, des riverains... et sur la démocratie politique en obligeant les élus à se rapprocher de leurs mandants et en multipliant les lieux de prises de décisions par les personnes directement concernées. Dans ce sens, la stratégie proposée peut apparaître révolutionnaire, car elle peut être vue comme une remise en cause de la liberté d’action que s’accordent les détenteurs de capitaux. Mais, affirme Coutrot, « il s’agit aussi et d’abord d’une stratégie réformiste. Aucune des avancées démocratiques évoquées n’est par elle-même une rupture de l’ordre existant ». Estimant que le vieux clivage entre réformistes et révolutionnaires n’est pas opératoire dans la période actuelle, il lui préfère celui qui « sépare ceux qui veulent aménager l’ordre actuel néolibéral sans contester le pouvoir de la finance, de ceux qui visent de nouvelles avancées démocratiques par une extension de la participation des citoyens aux décisions qui les concernent dans tous les domaines ».

Extrait du Retour de l’autogestion.

Le délitement des projets et des perspectives révolutionnaires conduit ainsi à remettre en question l’opposition entre réforme et révolution... pour mieux renoncer au caractère de levier révolutionnaire des tentatives autogestionnaires.

Cela a pu conduire en réaction à certaines prises de position intransigeantes contre l’autogestion. A prendre au mot les défenseurs alternativistes de l’autogestion, il y aurait une divergence stratégique entre les tentatives autogestionnaires actuelles et les perspectives de sorties du système. L’autogestion serait même contre-révolutionnaire :

La mode est (...) aux projets préconisant de gérer son existence par soi-même, en laissant de côté la question de l’État, du pouvoir, en attendant qu’il tombe de lui-même. (...) Aujourd’hui qu’il s’agisse du syndicat SUD ou de la CNT, de l’EZLN ou des altermondialistes, de démarches franchement citoyennes ou de concessions social-démocrates en milieu radical, le gestionnisme est cette tendance pacificatrice, très diverse dans la forme selon les latitudes, mais ayant toujours comme point commun la répression de toute violence révolutionnaire, de toute organisation conséquente qui se fixe comme objectif la destruction de l’État. Quoiqu’ils en disent, les partisans de l’autogestion ne s’inscrivent pas dans la perspective de destruction du monde de la marchandise, le gestionnisme n’est rien d’autre que la gestion de la société capitaliste par les producteurs eux-mêmes. Pourtant force est de constater que ce mode d’exploitation de la force de travail sous une forme pseudo-libérée se présente aujourd’hui avec une évidence aberrante comme la voie à suivre pour s’acheminer progressivement vers une ère nouvelle, celle du socialisme, du communisme, d’un monde sans classe. Cela, c’est le discours. Lisse, séduisant, creux… La réalité rattrape vite ces bonimenteurs, car leur mince couche de vernis sur la vieille machinerie capitaliste ne peut pas faire illusion bien longtemps. Tout cela revient à rêver d’une société capitaliste pure, sans ses contradictions, sans misère ni exploitation, sans ces « détails » que l’on pourrait gommer par une gestion différente.

Dans le fond, ils ne remettent en cause aucun des fondements mêmes de cette société : ni le marché (où sont achetées les marchandises nécessaires au processus productif et où est vendue la marchandise finale à la valeur déterminée par ce même marché), ni l’ensemble du processus productif (aussi bien dans sa finalité que dans ses aspects techniques), ni la division du travail, ni le principe de l’achat et de la vente, ni l’existence d’unités autonomes productrices de valeur (appropriation privée). Comme si le développement des forces productives était quelque chose de neutre. Alors que chaque atome de l’ensemble des forces productives est atome du capital. Il n’y a pas de technologie que l’on pourrait utiliser à bon escient, tout simplement parce que celle-ci n’a pas été pensée dans l’intérêt de l’humanité : La production ne génèrera en tant que telle jamais rien d’autre que des marchandises, le but poursuivi étant la valorisation, l’accumulation des capitaux, la valeur d’usage se réduit malgré toute velléité philanthropique à un simple support de la valeur d’échange.

Contre le mythe autogestionnaire, brochure publiée sur Infokiosques.net.

Le texte a alors le mérite d’entreprendre une critique détaillée des images d’Epinal du mouvement libertaire (Espagne 36, LIP 73, Argentine des années 2000). Cependant le vernis de radicalité craque méchamment aux jointures face aux exemples concrets : comment ne pas reconnaître la porosité entre ce qui est valorisé comme « associationnisme prolétarien » et ce qui est dénoncé comme « contre-révolution autogestionnaire » ? Bien malin qui prétendra ici démêler l’alternatif du révolutionnaire.

Finalement, il paraît plus juste et plus efficace de reconnaître l’irréductible ambivalence des expériences autogestionnaires, et de la comprendre en termes de conflictualité. L’intégration ou la radicalisation des perspectives dont elles sont porteuses font l’objet de débats internes et de luttes actives :

Comment articuler des initiatives si différentes au sein d’un projet capable de répondre à une crise globale et de changer réellement la société ? C’est là toute la question et toute la difficulté. Car l’autogestion est encore et toujours exposée au piège de l’alternativisme : au risque de l’enfermement dans un petit îlot alternatif au milieu d’un océan d’inégalités et de crises. Pire, quand les entreprises autogérées restent isolées les unes des autres, on pourrait presque parler d’auto-exploitation. Elles sont en effet soumises à la concurrence, et doivent entrer dans les mêmes impératifs de production et de rentabilité. Les mécanismes économiques d’ensemble auront alors tôt fait de les rattraper, et de menacer leur viabilité, le maintien de l’activité, le paiement concret des salaires. Cela pose la question du statut des expériences autogérées ponctuelles (micro) relativement à la globalité d’une société (macro). C’est un deuxième écueil des politiques pragmatistes. Ce point me paraît particulièrement important si on veut construire un lien entre pragmatisme et autogestion, et se demander ce que peut être une politique pragmatiste. On part du local, du ponctuel, mais on fait face à des logiques globales, qui peuvent sembler écrasantes. Selon une ligne dure, l’autogestion ne pourra vraiment être mise en œuvre que quand le capitalisme n’existera plus : les expériences actuelles sont en effet souvent contraintes d’entériner une différence consommateur-producteur, et ne remettraient pas assez en cause le salariat et les échanges marchands. Pour ma part, cette vision me paraît bien réductrice, et bien figée. Elle ne perçoit pas suffisamment l’autogestion en termes de processus et de conflictualité ; et surtout, au plan pratique, elle ferme la porte aux possibilités d’expérimentation actuelles, aux leçons qu’elles nous permettent de tirer, aux points de levier qu’elles peuvent apporter. En tout cas, face aux indéniables capacités d’intégration et de régénération du capitalisme et de l’État, ce qui est clair, c’est qu’un projet autogestionnaire ne garde sa signification et sa force qu’à condition d’être dans une dynamique de lutte.

Extrait d’Autogestion et pragmatisme, paru sur Grand angle libertaire.

La question du caractère pragmatique des approches autogestionnaires est complexe, le bilan critique de ces expériences est encore largement à faire. On le comprend, le débat reste largement ouvert, il se prolongera d’ailleurs lors de la Foire à l’Autogestion où un camarade de la revue « Sortir de l’économie » interviendra samedi dans un débat sur les dérives du monde coopérativiste.

D.

Mots-clefs : autonomie | autogestion

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