Première journée d’un colleur d´affiches

« Déballer, coller, remballer, marcher, marcher, marcher, déballer, coller, remballer. »
Récit de la journée d’un colleur d’affiches.

Il est 10h 30, je me rends au dépôt où tout le matériel promotionnel est conservé, ordonné, classé puis assigné selon les tâches des individualités en présence. 250 posters grands format, papier brillant blanc sur lesquels sont imprimées de façon assez minimalistes les citations d’un Andy Warhol pleines d´auto célébration bouffonne, digne des théories du développement personnelle étalé dans la presse féminine. Warhol, expression formelle d´une culture se revendiquant ouvertement du mercantilisme, et qui trouve dans cette résurrection rétro-pop son accomplissement stérile, sinistre, sénile.

La chef, la vingtaine, dreadlocks et autorité grand sourire me fait part du master plan, m´indique les interdits, me refiles huit rouleaux de scotch entre deux banalités cordiales.« Tu vois, ce qui est cool avec ce job c’est que t’es vachement libre, tu fais ce que tu veux tu vois, y’a pas de lieux spécifiques à fournir, dès que tu trouves un spot tu colles…Le soir, à l’air libre, c’est plus simple tu vois parce que parfois, dans la journée y´en a toujours quelques-uns qui peuvent se plaindre de l’affichage, surtout sur les chantiers, pas mal de travailleurs qui gueulent un peu… »

Je lui explique que j’ai une vie de famille, que je travaillerais donc de jour, cherchant à privilégier un rythme assez ordinaire, malgré les clichés, que mon jeune âge et mon style vestimentaire semblent lui inspirer. Malgré son étonnement, elle concède. Avant de quitter les lieux, elle me suggère deux quartiers, je lui en souffle deux autres, elle répond :
« Il y’a déjà deux équipes sur le coup » Puis ajoute en souriant :
« mais si tu commences maintenant, tu seras le premier ! »
Douce concurrence, elle qui, déjà hier, affirmait fièrement qu´à l´extérieur de l’entreprise c’était « la guerre ! » ; aujourd’hui, elle convient qu´elle est générale, aussi féroce qu´interne.

Me voila donc, avec un sac de randonnée plein de 25 kilos d´affiches publicitaires, à l´affut de ces zones légales où les compagnies rivales s´engraissent sur nos scolioses.

Déballer, coller, remballer, marcher, marcher, marcher, déballer, coller, remballer.

Un junkie me tourne autours et me demande du scotch, il dépose sa bière tiède sur le sol et me déblatère son lot de confusion : « Je vais partir aujourd’hui ! »
Moi :« Ahh, content de l´apprendre, et tu pars où ? »
Lui, plein d´une paranoïa excessive : « Je peux pas en parler ! »

Il me redemande du scotch, je tente de plaquer une affiche sur le mur que le vent tente d´emporter, je réponds :« Tu saoules ! Tu vois bien que je me fais chier là ? »
Il commence à tourner en rond jusqu´à finalement s´emporter, seul :
« Je me casse ; Tu m’énerves, tu m´’nerves ! »
Il omet sa bière, sacrifiée.

Je photographie mon ouvrage.
Si l’ouvrier a le poinçon, la vidéo surveillance pour compagne, le colleur d´affiche n’a nul besoin d´inspection, il est assez domestiqué pour s´espionner lui-même, rend compte de ses corvées aux employeurs qui le délivrèrent, intègre le contrôle jusque dans cette fameuse liberté, cool et alternative.

Dix minutes passent et, alors que je m´apprêtais à quitter les lieux, un duo d´une entreprise concurrente s´apprêtent déjà à recouvrir mes affiches, je leur fais un signe de la tête, amical, ils sont gênés. J´ai mes photos.

Marcher, chercher, trouver, déballer. Encore.

Deux branleurs me chahutent, me provoquent, mon manque de réaction les ennuie, ils partent et reviennent, me fixent, mais rien. Leurs joggings transpirent la marie jeanne, leurs semelles s´usent par tant de nonchalance, la pureté juvénile, invincibles, comme je plains leur future désillusion. Oui, je sais, je suis un traitre.

Une dame, promenant son chien, me réclame une affiche, je lui dis de se servir, elle me remercie chaleureusement et déserte, un peu de propagande sous le bras.

Étrangement, elle ne sera pas la dernière à vouloir me débarrasser de ces étranges fragments d’idoles.

Un jeune mec me tape la tchatche, pianiste, il embarque aussi deux-trois affiches, m´aide à en coller quelques unes, je tente quelques outrances par défi, espérant l´intrusion d´un engagement humain un peu moins superficiel :« Andy Warhol est un con… et moi je dois exhiber sa connerie dans toute la ville !  »
« Tu trouves ? Moi je le trouve intéressant… »
« Un type si bêtement branché, qui n´a eut qu´une intelligence, celle de faire communier les lois de l´offre et de la demande à celles de l´esthétique et qui pour justifier son œuvre conceptualisa toutes ces contradictions sous de pseudos engagements inoffensifs… un entrepreneur aguerri, qui comprit le marché de l´innovation, la polémique comme forme de communication et la série comme support à ses pseudos affronts lucratifs, oui ! Un marchand, rien d’autre ! »
« Ouais, peut-être, mais il était hongrois ! Moi je le pensais américain, et non, il était Hongrois, c´est surtout pour cela que je respecte son travail ! Les hongrois sont braves ! »
« Ça ne change pas le fait que ce soit un artiste de merde ! »
« Mais les Hongrois sont pauvres ! Ils ont du mérite ! »
« Parce que tu fais partis des gens qui voit l´ascension sociale comme l´ultime horizon du miséreux ? Et puis aux gros bourges de rajouter qu´il a souffert pour en arriver là, oh que c´est exotique un ancien pauvre chez les nantis ! »
« Mais si le pauvre devient riche alors il peut aider d´autres pauvres ! »
« Pourquoi en reste t-il alors ? Il où le cercle vertueux des pauvres solidaires ? »
« C´est un cercle vicieux ! Parce que les riches ont toujours besoin de pauvres, alors… »
« Alors il faut voter Staline ! »

Nous nous sourions, contents d´apprécier l´amertume des consciences avec tant de légèreté. Quelques échanges encore, puis le silence des moteurs, les vapeurs de pisse et le fumet que dégage les tournebroches des kebabs alentours se mêlent, de nouveaux, seul.

Les heures passent…

Enfin, je découvre une grille délimitant le chantier d´un renouvellement de façade, longue, large, vingt à trente posters y percheront magnifiquement, mes épaules s´en réjouissent. J´observe furtivement… Non… Pas un maçon pour témoin. Je déballe mes rouleaux de douze, composé de six publicités s´alternant par paire :« Il est interdit de coller plus de deux fois la même affiche sur un même spot. »

Les petits bouts de scotch s´entrecroisent, les rafales gonflent les papiers comme des voiles, je finis, enchanté de m´être délester de tant de dérisoire apparent. Alors que je prévois de photographier l´ensemble, une camionnette vient figer sa carcasse à quelques mètres, je sais qui en sortira, je me détends, je souris. Un homme, gilet fluo, s´approche en braillant quelques mécontentements, je tente la courtoisie, il arrache mes affiches :
« Attends deux minutes, je prend la photo ! »

Tout est déjà par terre. Il pue l´alcool.
« C´est mon boulot, j´ai une gamine, tu gagnes de la tune toi sur ton chantier ? J´ai aussi besoin d´un minimum, je fais ce que je peux… ». Il s´en fout, sort son téléphone et me promet la police. Je commence à fuir. Il me suit, je lui attrape le bras : « Je ne veux pas de problème !  »

Il s´empare de quelques posters, je poursuis mon échappée, mécontent de n´avoir pas sut me stopper, il revient pour kidnapper mon rouleau de scotch, menace bien vaine, j´accélère mes pas, lui titube, s´époumone encore pour peu : « La police arrive ! Ils vont te chopper »

Je m´enfile au premier angle, saisis chaque opportunité, droite gauche gauche, une dernière ligne droite risque de m´être fatale, artère centrale du quartier, je suis trop visible, je cours, atteins la lisière d´un parc, m´y engouffre, ici, sauf, je le traverse d´un air paisible, pénètre un premier tramway. J´ai quatre euros :
« Un morceau de margarita et un autre champignon fromage !  »
Je pénètre un second tramway, je mâche, j´avale, je rejoins ma chambre. Je souffle, change de vêtement, anonymat oblige, déplace mes rouleaux d´un sac à un autre, ingurgite la totalité d´une cafetière et retourne à la rue.

Bienheureuse coïncidence, je rencontre un collègue, qui n´ayant pas sut terminer la besogne du jour précédent se doit d´accumuler deux tâches sur une seule et même journée. Affichage de 250 posters, et distribution de flyers dans 30 lieux différents, sur l´étendue de quatre quartiers ; je ne compatie pas, je désespère. Il ajoute, dans sa tourmente presque ironique :
« Le pire, c’est que quelqu’un était passé avant moi, tous les spots était déjà saturé de Warhol ! »
Douce concurrence…
Je réponds, honteux : « C´était moi ! »
Il est déçu, ses molaires grincent, je regarde mes pompes. Malgré tout, je tente maladroitement de nous dépouiller de tout ce trouble, et lui propose de garder sa bicyclette le temps de sa distribution, il accepte avec un sourire. À son retour, nous marchons quelques mètres cote à cote et nous séparons au premier carrefour, il me dit :
« Peut-être à plus tard ! » Je lui réplique :
« J´espère que non ! »
Il approuve, amusé.

Le soleil s´éteint mollement, je me sais détestable, je suis plein d´un dégout qui enlace mes tensions. Un « Merde » coupable s´échappe de ma bouche. Placarder la sottise, engendrer de l´autorité pure, régénérer la séparation du commun et du maître éternel, l´artiste, le mythe, fétiche des génuflexions culturelles, marché des arts et institutions confondues.

Se savoir inutile et néfaste, soutenir l´exécrable contre quelques coupons et reconnaitre la brève existence de toute cette performance grotesque, les tonnes de copies se superposant les unes les autres dans une fièvre adverse, la course, compétitivité imperceptible, lorsque les passants pourchassent leurs aiguilles, j´entretient les décors du commerce absolu…je suis l´ennemi de tous mes principes.

Il est 21h, je traine encore quelques rouleaux, dépité. Sur la route du retour, une jeune femme finit de scotcher une affiche sur la grille d´un chantier :
« Colleuse d´affiches ? »
« Ouais, toi aussi ? »
Nous sommes déjà confrères, d´un naturel tout assumé, nous nous empressons de nous plaindre, de notre statut, de nos gestes stériles et automatiques, de toute cette exploitation primitive, de notre rôle d´auxiliaire, de la frustration, du stress, de la fatigue physique et morale. Nous sommes tout neuf, nous, dans ce business étrange, elle est payée au poster, je le suis à l´heure, mais je le suis dans le cadre limité du rendement, évidemment.

C´est aussi par vengeance, sûrement, que nous décidons donc de travailler ensemble. Elle sauvegarde les clichés de son labeur, lorsque je déballe un rouleau, je repasse ses affiches, nous rions, elle m´aide, je photographie.
Elle sort à son tour quelques posters, me repasse, je l´aide, nous rions.
Nous répétons trois fois la tâche, changeons d´angle, de perspectives, afin d´assurer au photographies une authenticité propre. Nous échangeons nos e-mails, avec l´idée de faire de cette stratégie un moyen de subsistance. Franche poignée de main, elle descend la rue, je la remonte, j´ai comme un pincement au cœur, l´échange fut spontané, j´arpente de nouveau la ville dans la nuit.

Il est 23h, je déplace les photos que contiennent le téléphone portable de mon ami sur son ordinateur, je les renomme, détaille par quartier mon interminable sillonnement, envoie mails et pièces jointes, passe en revue quelques vidéos youtube et me couche, les jambes dures et le cœur encore affolé. Je suis sale, je suis fatigué, je prendrais une douche au matin.

Les paupières fermées filtrent moyennement bien les néons de ce nouvel immeuble abominable qui me sert de vue. Je tente le sommeil et me rend compte dans un sursaut, du ronronnement mécanique qui habite ma mémoire, tramways, métros, camions, marteaux piqueurs… Mon esprit héberge les berceuses du siècle.

Je suis cerné.

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