Il y a une dizaine d’années, les jeunes habitant.e.s des quartiers populaires se révoltent après la mort de Zyed et Bouna, donnant lieu à une répression historique (justice punitive, état d’urgence). Quelques mois après les émeutes de 2005, c’est au tour des étudiant.e.s de se mobiliser contre le projet de CPE (contrat première embauche). Le 23 mars 2006, le pouvoir politique peut se réjouir : il n’y aura pas d’union par-delà le périphérique. Les médias relaient allègrement l’affrontement en fin de manifestation entre des jeunes habitant.e.s de quartiers populaires et des jeunes manifestant.e.s.
Samedi 11 février 2017, nous (étudiant.e.s, travailleur.euses, intermittent.e.s, n’habitant pas pour la plupart dans des cités de la banlieue parisienne) nous sommes rendu.e.s au rassemblement en soutien à toutes les victimes de violences policières devant le tribunal de Bobigny (93). Nous refusons de penser que la relation entre jeunes militant.e.s et jeunes habitant.e.s des quartiers populaires est par définition compliquée voire impossible. Notre expérience de ce samedi nous a permis d’entamer une réflexion sur cette relation, que l’on souhaite partager ici.
Se rassembler dans l’émeute
A 16h, il y a déjà plusieurs milliers de personnes. Sur une estrade, des prises de parole s’enchainent. Les propos sont globalement offensifs, il ne s’agit plus seulement d’une énième marche blanche contre des « bavures » isolées, mais bien d’un rassemblement pour dire stop à la violence de l’institution policière et de ses agents contre les Noirs, les Arabes, les jeunes des quartiers populaires. Un membre du comité Justice pour Adama rappelle que la violence ne vient pas des jeunes, mais bien des policiers, depuis 30 ans, dans les quartiers populaires. Le rappeur Sofiane, acclamé par la foule, rappelle que la France regarde, "qu’on est là pour faire de belles images". Un membre de la Brigade Anti Négrophobie insiste sur le caractère raciste de l’institution policière, et sur le fait que la rébellion des jeunes, quelle que soit sa forme, est légitime.
Quelques appels à éviter les violences plus tard, un habitant d’Aulnay-sous-Bois termine son intervention par un appel à aller voter. Les sifflets sont presque unanimes, les applaudissements rares, c’est une assemblée de "citoyen.ne.s" à qui on ne la fait plus. Et c’est là le point principal : la foule de Bobigny n’a pas l’air "récupérable" par les machines citoyennistes et clientélistes habituelles. Le PS, l’antiracisme universaliste, le paternalisme associatif, ça n’a plus l’air de prendre. Le viol de Théo, après des années de cycles "bavure/émeutes/mesures", semble être l’événement de trop. Il pourrait finir de casser les liens entre le système représentatif et une frange plus large des habitant.e.s des quartiers populaires. Sortir du citoyennisme et exprimer une colère trop longtemps retenue, c’est peut-être ce que les événements actuels vont permettre.
Contrairement à ce qu’affirment les journaux le lendemain, les « casseurs » ne sont pas en marge, mais font partie intégrante du rassemblement. Aux quelques appels au calme lancés au micro répondent un discours rappelant l’origine policière de la violence et la nécessité de ne pas se tromper de cible. Ce rassemblement prouve que, quelle que soit la forme que prend l’expression de cette colère, il ne s’agit plus en priorité d’appeler au calme mais de « protéger les petits frères ». Lorsque les organisateurs appellent à la dispersion suite aux tirs de grenade lacrymogène et de flashball vers la voiture RTL en feu, on constate vite que l’appel n’est que très peu, sinon pas du tout, entendu. On sait que c’est aussi maintenant que ça se joue. Quand le feu prend, et après, c’est là qu’il faut être ensemble. Pendant le mouvement du printemps dernier, il a fallu du temps pour que tou.te.s les manifestant.e.s apprennent à rester en fin de manifestation et s’emparent des places : samedi, la solidarité a semblé évidente.
Les plus âgé.e.s, ceux qui prennent moins part aux atteintes aux biens publics ou privés, ne critiquent pas de manière massive l’action des plus jeunes. Illes restent sur place et ne se désolidarisent pas. Au contraire, les premiers lancers de feux d’artifice vers les flics sur la passerelle sont accueillis par une acclamation généralisée. Lorsque certains veulent accéder au tribunal par la passerelle, les personnes rassemblées en dessous n’hésitent pas à crier aux flics de... se casser. Autour du rond-point derrière le parc, lorsque des personnes s’introduisent dans un bâtiment administratif (l’Européen) et caillassent allègrement les voitures de polices passant à toute vitesse devant eux, on note encore la présence de groupes spectateurs, restant proches, reprenant instruments de musique et chant pour accompagner ces gestes.
Une fois le camion de RTL calciné, l’émeute prend forme. Les personnes venues manifester pacifiquement s’extirpent, petit à petit, des endroits les plus visés par la police mais se rendent vite compte qu’aucune issue n’est possible : les forces de l’ordre ont demandé l’arrêt des transports en commun dans la toute la zone. Des habitant.e.s du quartier sont bloqués par les policiers qui les empêchent de rentrer chez eux. Ceux et celles qui se sentent en danger ne peuvent pas fuir et doivent respirer la lacrymo qui flotte dans tout le quartier.
L’étendue de la zone de révolte est immense. Contrairement à ce qu’on voit sur les images les plus diffusées, qui couvrent le parc et la rue Pablo Picasso où brûle le camion RTL, des affrontements ont lieu un peu partout. La gare routière de Bobigny est vite contrôlée par les flics grâce aux lacrymos. Pour les émeutiers, deux choix s’offrent : faire face dans un nuage de fumée opaque, ou contourner les lieux. Les différents groupes sont d’une mobilité exceptionnelle. Côté mairie de Bobigny, des groupes harcèlent sous forme de guet-apens les convois de flics qui passent dans les cités avoisinantes. La circulation n’est pas bloquée, bizarrement. Les aspects marquants de ces épisodes : la bienveillance et l’entraide entre chacun.e et l’oubli de querelles anciennes entre différentes cités, parce que le but est le même pour tou.te.s, parisien.ne.s ou banlieusard.e.s, tou.te.s uni.e.s contre cette énième injustice. Un peu plus tard dans la soirée, un convoi de gardes mobiles arrive, se fait caillasser et boucle les accès de ce côté de Bobigny. Les personnes présentes à ce moment-là se sortent d’affaire grâce aux nombreuses entrées/sorties d’une cité voisine.
Ce rassemblement et l’émeute qui en a découlé représentent un changement assez net par rapport aux méthodes de répression policière dont on a pris l’habitude. Pas de nasse, pas de CRS à tous les horizons, pas de camions à perte de vue mais une présence de la police diffuse, un maintien de la circulation malgré les événements (on se demande à quelles fins), la coupure de l’éclairage public et des courses poursuites au milieu de la nuit. Là où on s’est habitué.e.s à recevoir des quantités de gaz sur une foule compacte, enfermé.e.s par des cordons de CRS, on a vu des flics lancer des pluies de lacrymo pour forcer quelques groupes dispersés à se déplacer, au milieu des habitant.e.s, des familles et des enfants. Sur le lieu du rassemblement, la police est plus en retrait qu’à nos habitudes : seulement une dizaine de flics sont présents sur le pont menant au TGI, ils visent et tirent avec leurs flashballs pour dissuader toute tentative d’accès au tribunal.
Dans ce nouvel environnement répressif (ça tombe bien, on commençait à se lasser de la nasse…), notre présence aurait pu être gênante, mais nous avons l’impression que ce n’a pas été le cas.
Quelle place pour les militant.e.s ?
On est allé.e.s à ce rassemblement parce qu’on en a tou.te.s assez de l’impunité policière. On n’est pas concernés par la violence policière dans notre quotidien mais elle nous touche politiquement et personnellement, même si on ne l’a connue qu’à travers nos pratiques militantes. Toutefois, la question de notre place reste primordiale : y réfléchir et en discuter est nécessaire.
Samedi, il s’est passé quelque chose de nouveau, une connexion qui laisse penser que la lutte ensemble peut sous certaines conditions prendre forme. On n’est pas arrivé.e.s avec notre morale, mais on est venu.e.s parce qu’on est nombreux et que ce nombre est nécessaire. On ne veut pas imposer nos pratiques, parce que les terrains et les méthodes de répression sont différents, variés, ancrés, et qu’on a beaucoup à apprendre de celles et ceux qui agissent depuis des années et qui savent comment s’y prendre ici.
Une chose est claire samedi soir : les jeunes connaissent le terrain, pas nous. On n’est pas dans les rues régulières et resserrées de Paris mais dans un espace avec des sorties et des passages un peu partout, et ça déstabilise certain.e.s d’entre nous. La combinaison des différences de terrain et de pratiques policières a le mérite de nous rappeler qu’on n’est pas chez nous, et donc de nous faire nous interroger sur l’utilité de notre présence.
Lorsque les plus jeunes s’engagent sur le pont en faisant face aux boucliers et flashballs, notre première pensée est : « Mais ils sont pas masqués ?! Ils y vont comme ça ? ». Plus tard, on a quelques échanges avec des jeunes sur la nécessité du masque à cause des caméras, du fichage, de la reconnaissance lors des procès. Pendant ces échanges, comment ne pas venir marcher sur leur révolte ? Imposer des modes d’actions ? Ne pas se masquer peut-être un choix réfléchi. Il y a peu de chances pour que ce soit nous qui nous retrouvions devant un.e juge le lendemain après interpellation dans la nuit, en comparution immédiate avec un.e avocat.e commis.e d’office puisque la majorité d’entre nous n’était plus là une fois la nuit tombée et n’a pas subi les courses poursuites de la BAC et de la BST.
Comment accorder la préoccupation légitime pour la sécurité de ces jeunes et le besoin de laisser la révolte toute entière à ses initiateurs ? Comment soutenir différentes manières de lutter sans s’imposer, et ressortir mieux préparé.e.s de ces soulèvements spontanés ? Comment créer des espaces et des moments pour que chacun.e puisse exprimer sa rage ? C’est la question des formes de participation qui se pose. S’il s’agit de ne pas parler à la place des concerné.e.s, nous tenons tout de même à proposer un soutien aux luttes menées depuis les quartiers populaires.
Nous nous sommes posé.e.s la question de ce qui nous donne le droit de venir et d’agir dans ce lieu. En discutant samedi avec des personnes de notre âge (25-30 ans), ayant vécu les émeutes de 2005 et se tenant maintenant à l’écart des actions violentes, on se dit que c’est peut-être de cette position qu’il nous faut partager nos savoirs faire, en tant que jeunes adultes (ou grands enfants), en donnant des conseils bienveillants aux plus jeunes dans les domaines que nous avons expérimentés et en écoutant les plus âgé.e.s nous exposer leurs attentes et leurs craintes. Nous-mêmes, nous avons appris par l’action et les conseils des copain.e.s, il n’y a pas si longtemps que ça, dans les manifestations et divers événements du mouvement social de 2016.
Nous y avons appris l’intérêt de nous protéger de la répression policière par des détails comme les lunettes de piscine, le sérum physiologique et le Maalox contre les gaz, un foulard contre le fichage, un nom d’avocat et un numéro de groupe de soutien en cas d’interpellation. Nous avons appris l’importance de médics dans les rangs, pour soigner et extraire les blessé.e.s. Nous avons appris l’importance de se renseigner sur les procédures juridiques avant de se pointer dans un lieu susceptible d’être fortement réprimé.
Nous avons besoin de nous protéger les un.e.s les autres de la répression policière, de protéger nos corps mais aussi de nous protéger juridiquement, de nous informer mutuellement sur les meilleures stratégies face à une justice punitive et raciste. Il s’agit de partager nos connaissances des terrains, que ce soit le terrain géographique, médical ou juridique.
Alors reprenons les bons réflexes : médics, noms d’avocats, numéro d’antirep, et sérum phy, ça on connaît. Pour le reste, on s’en tiendra aux conseils qu’on recevra des plus fins connaisseurs.euses des territoires où ça se joue.