« L’universel lave-t-il plus blanc ? » : « Race », racisme et système de privilèges, par Horia Kebabza.
"La question, déjà ancienne, de l’articulation des rapports sociaux de sexe, de classe et de « race » fait actuellement l’objet d’un intérêt renouvelé en France. Cet intérêt est salutaire (...). La confusion politique croissante qui semble prévaloir aujourd’hui, l’insuffisance cruelle d’outils adaptés pour penser et combattre les inégalités sociales, économiques et politiques actuelles, sont dialectiquement liées à un retour en force du naturalisme et de l’essentialisme, que le féminisme et la sociologie des relations interethniques et du racisme avaient identifiés depuis longtemps déjà parmi leurs principaux ennemis."
(Résumé / Les cahiers du CEDREF, 2006)
Sommaire :
- Qui sommes-nous ? Le groupe « Race et Genre »
- Un (anti)-racisme sans race est-il possible ?
- Globalisation et racialisation
- Les « whiteness studies » ou la construction de la blanchité
- L’invisibilité des « privilèges blancs »
- Un outil pour la singularité contre l’universel ?
- Présomptions et préjugés : les deux revers d’une même médaille
- Dire, ou ne pas dire ?
- L’impensé des privilèges et le concept d’intersectionnalité
Texte publié initialement en 2006 dans Les cahiers du CEDREF n°14.
Évoquant les esclaves noirs américains, Alexis de Tocqueville écrivait en 1835 : « Il y a un préjugé naturel qui porte l’homme à mépriser celui qui a été son inférieur, longtemps encore après qu’il est devenu son égal. À l’inégalité réelle que produit la fortune ou la loi, succède toujours une inégalité imaginaire qui a sa racine dans les mœurs [...] Les Modernes, après avoir aboli l’esclavage, ont donc encore à détruire trois préjugés bien plus insaisissables et plus tenaces que lui : le préjugé du maître, le préjugé de race, et enfin le préjugé du Blanc [1]. »
Si l’idéal républicain de modernité et de progrès proclame la justice sociale et l’égalité pour tous, force est de constater que cet idéal est ébranlé. L’universel – questionné par les féminismes, les études gaies, lesbiennes – que l’on savait masculin et hétérosexuel, doit être repensé aussi comme « Blanc [2] » à la lumière des études post-coloniales, celles des relations ethnico-raciales, ou des subaltern studies [3].
Si les mots de Tocqueville résonnent encore si fort c’est, d’une part, parce que ces stéréotypes sont toujours opérationnels et, d’autre part, parce que bien qu’ayant aboli l’esclavage et la colonisation, le long chemin de la déconstruction du préjugé de race [4] est semé d’embûches. Quant à celui de la découverte du « Blanc », il permet la mise en cause d’un universalisme, souvent aveugle à des inégalités de fait, et du système de privilèges qu’il suppose. Cette perspective permet d’avancer dans la compréhension de systèmes qui attribuent des avantages relatifs aux individus d’un groupe, au détriment d’autres groupes, et met à jour que « nous sommes tous et toutes une partie de ce que nous combattons [5] ». C’est à l’interprétation de ces deux points aveugles que je souhaite apporter une contribution.
Cet article est le fruit du constat que, si nous voulons vraiment comprendre le contexte racial du 21e siècle, nous devons réfléchir à notre appréhension à comprendre les modèles de racisme et de discriminations, pour ce qu’ils sont dans leur globalité. C’est-à-dire des rapports sociaux qui mettent en présence des dominant-e-s et des dominé-e-s, et où les stéréotypes empruntent de part et d’autre, à un champ commun de significations.
Bien entendu, je n’ai pas la prétention de répondre ici à cette globalité ; ce qui suit est une modeste tentative d’approcher et de montrer l’implication réciproque de ces groupes, dans des rapports sociaux où l’aliénation apparaît, dans la situation d’oppression – ici la racialisation –, comme l’attribut du dominé aussi bien que du dominant. C’est autour de cette interrogation, « parente pauvre » des recherches sur le racisme/anti-racisme, que je m’interroge. En décalant mon regard, pour aller voir là où les courants de pensée dominants (dans la recherche, comme au sein des mouvements sociaux) ne nous invitent guère à l’imagination et, à ce que j’aime à nommer le « vagabondage ».
Qui sommes-nous ? Le groupe « Race et Genre » [6]
Avant d’aborder ces questions centrales, j’aimerais expliciter d’où je parle. Si ma position sociale de « femme arabe, ou de culture arabo-musulmane », ne représente pas une condition suffisante, ni même toujours nécessaire, pour une compréhension de certains phénomènes étudiés, il est clair que celle-ci est pour le moins propice à une connaissance située [7].
Cette question est centrale au groupe « Race et Genre », qui travaille sur les intersections entre race et genre. Il rassemble des chercheuses qui travaillent depuis longtemps sur le racisme, sur les rapports sociaux de sexe, notamment au sein des populations dites « issues de l’immigration » d’origine maghrébine et africaine, et sur l’histoire du féminisme et des mouvements sociaux antiracistes, ici et à l’étranger. Mais notre spécificité vient du fait que ses membres sont toutes des « hybrides » : des personnes multi-ethniques, immigrées, ou dites « issues de l’immigration ».
Nos séances de travail mélangent regards sociologiques et historiques, avec autobiographies. Ces récits, où notre subjectivité, nos expériences peuvent se dire et devenir matériau pour l’analyse, sont devenus partie intégrante de notre équipe, voire l’un de ses aspects les plus riches.
Ce groupe de recherche fonctionne aussi comme une sorte de « une chambre à soi » intellectuelle, sans la menace ou le soupçon d’être traitées de « communautaristes ». C’est précisément nos réactions aux discours dominants qui nous ont unies au départ. Nous nous retrouvons souvent dans une sorte d’espace paradoxal dans la société française aujourd’hui. Par exemple, dans les débats sur le racisme/antiracisme, la laïcité, le conflit israélo-palestinien ou sur le hijab, nous rejetons toute injonction à choisir un camp, et de le choisir en fonction de notre « identité » supposée.
Ce point de vue s’apparente à la « Stand Point Theory » développée notamment par des chercheuses féministes noires américaines [8]. Leur apport contribue à démystifier l’objectivité scientifique des élites masculines et blanches, et relégitime la participation de ceux/celles qui sont souvent relégué-e-s aux marges et aux places de minorités témoignantes « porteuses de visions partielles et partiales qui surgissent de la diversité de leur vécu, de leur situation concrète et symbolique de minoritaires » (Juteau, 1999).
Bien que nous soyons prudentes vis-à-vis de la revendication d’un point de vue uniquement légitimé par « qui nous sommes », et reconnaissant les potentielles dérives essentialisantes d’une telle perspective, nos perceptions et positionnements s’avèrent souvent extrêmement différents des discours que nous entendons autour de nous. Et si cette position située nous permet d’entrouvrir des portes pour saisir certaines réalités sociales, il est évident que cela ne nous confère pas pour autant une quelconque supériorité.
Cela étant, nous estimons que notre point de vue mérite, pour le moins, une écoute attentive. On peut en effet penser que :
« Pour ce qui concerne notre domaine de recherche, le racisme et l’ethnicité, contrairement à ce qui s’est fait en France jusqu’à présent, il convient (donc) de prendre au sérieux les témoignages des minoritaires, comme source d’information privilégiée sur les processus de domination/subordination qui structurent l’ordre social. [9] »
Un (anti)-racisme sans race est-il possible ?
Évidemment, parler de race, c’est dangereux. L’idée de race naturalisée, associée à la domination et l’exploitation de certains groupes, et les idéologies meurtrières qu’elle a engendrées, fonctionnent aujourd’hui comme un repoussoir, pour le sens commun comme pour les sciences sociales. Mais suffit-il de gommer un mot, pour en faire disparaître ses effets pervers, et sa réalité ?
Rappeler ici l’absence de corrélation scientifique entre les caractéristiques physiques des personnes et leurs attributs est, à vrai dire, hors de propos. C’est une évidence sur laquelle il n’est pas utile, selon nous, de revenir. Et, lorsque nous parlons de race, nous ne donnons à cette idée aucun caractère biologique. Il s’agit d’une catégorie socialement construite – au même titre que le genre – changeante selon l’époque et les lieux. Différents groupes ont fait l’objet de racialisation, c’est-à-dire qu’ils ont été perçus par la société dominante comme appartenant à une « race » différente. Ce fut par exemple, le cas des Irlandais aux États-Unis, des ouvriers au 19e siècle, ou des Juifs et des Tsiganes pendant le régime nazi. Et il est indéniable que dans la société française actuelle, l’expression « français issus de l’immigration » désigne désormais de manière quasi-exclusive, quelque chose comme les « Arabes », et plus récemment les « Noirs ».
Si le « nouveau racisme », qui met en exergue, non pas la supériorité biologique de certaines races sur d’autres [10], mais les différences culturelles entre groupes ethniques, parait plus « soft », ses dégâts n’en sont pas moins considérables. Par un de ces tours de passe-passe lexical, on est passé de la biologie à la culture, et de la race à l’ethnie ou l’ethnicité, mais ces catégories aussi fictives et changeantes soient-elles, sont porteuses des mêmes stéréotypes, et des mêmes caractéristiques naturalisées. Et lorsqu’il est question de catégories qui unifient et homogénéisent des groupes et des populations hétérogènes, sous un même vocable : les « Asiatiques », les « Maghrébins », les « immigrés », on retrouve des typologies, fortement stigmatisées, inspiratrices de la pensée raciste.
Malgré l’euphémisation des termes, la perception que des différences irréductibles séparent les occidentaux « Blancs » de culture chrétienne, des non européens, « non Blancs », reste bien vivace [11]. Et cela a un impact réel et très concret sur la vie des gens et la façon dont est structurée la société. Comme il est dit dans la charte du groupe « Race et Genre » : « Nous estimons que le refus systématique d’employer cette catégorie nous rend aveugle à de nombreuses réalités sociologiques, psychologiques et historiques et par conséquent, invisibilise le racisme et ses dégâts [12] ».
Car, si les races n’existent pas, pourtant « la race n’est certes pas ce qu’on dit qu’elle est, mais elle est néanmoins la plus tangible, réelle, brutale, des réalités » (Guillaumin, 1992 : 216).
Le caractère physique devient le signifiant de la différence radicale, sa manifestation tangible, car il existe « des races imaginaires » (Guillaumin, 2002). Ces caractéristiques, comme la couleur de la peau, les traits du visage, la forme des yeux ou la texture des cheveux, sont ensuite associées à des valeurs morales, sociales ou psychologiques, et peuvent devenir discriminantes [13].
Ces races, sont justement celles dont la recherche scientifique s’évertue à montrer qu’elles ne sont pas des races réelles. « Or, races imaginaires comme races réelles jouent le même rôle dans le processus social et sont donc identiques eu égard à ce fonctionnement : le problème sociologique est précisément là » (Guillaumin, 2002 : 92). Autrement dit, ce ne sont pas les différences visibles en tant que telles, mais la valeur que la société accorde à ces différences, qui est le fondement du rejet et de l’exclusion.
Le terme race doit donc être entendu ici dans son sens le plus large. Il englobe à la fois la couleur et une constellation de marqueurs souvent visibles, censés représenter l’appartenance ethnique, l’origine nationale, la religion et la culture.
Par exemple, il me semble qu’aujourd’hui en France, la question du port du hijab, fonctionne dans certains cas comme un système d’assignation, plus proche de l’idée de race, que d’une quelconque conception spirituelle. Il devient parfois la marque visible d’une différence quasi irréductible.
Pour résumer, c’est l’objet social « race » qui nous intéresse, et les relations raciales qui doivent retenir notre attention. Objet social qui renvoie à un ensemble complexe, qui relie dans un même mouvement, l’idée d’altérité, de rapport au pouvoir, et celle de marque physique.
Connaître le racisme, c’est certes en analyser la production, les processus de formation et de renouvellement [14]. Des travaux existent, qui mériteraient d’être davantage développés.
Mais, c’est aussi se doter d’instruments de mesure, pour questionner l’accès au travail, au logement, aux loisirs, à l’école, etc. Lever les tabous sur l’idée de race, c’est ouvrir la possibilité de travailler sur une analyse systémique des inégalités, c’est permettre que des données existent pour rendre compte des discriminations racistes. Mais cette question, qui fait depuis quelques années l’objet de politiques publiques et de dispositifs spécialisés, continue à être perçue en terme de réparation individuelle [15] plutôt qu’en terme sociétal [16].
Globalisation et racialisation
L’histoire de la colonisation par les pays européens, et celle de l’esclavage transatlantique, sont indissociables de l’histoire du racisme. Et aujourd’hui, la constitution de la forteresse Europe, avec le sort réservé aux immigré-e-s, exilé-e-s et autres réfugié-e-s, très souvent, mais pas exclusivement en provenance d’anciennes colonies, semble être un exemple significatif de ces processus de racialisation. C’est-à-dire la construction de hiérarchies sociales et ethnico-raciales, caractérisées par des rapports de domination et de subordination, entre des groupes inégaux. Cette racialisation, convergeant, aujourd’hui comme par le passé, avec des intérêts économiques, est mondialisée, dans la mesure où elle s’incarne dans la division et la stratification des ressources et des pouvoirs à l’échelle mondiale [17]. Certains auteurs utilisent la notion « d’apartheid global » pour décrire ces inégalités économiques où richesses et pouvoir sont structurés par le genre, la classe et la race (Booker ; Minter, 2001). (...)
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