Les Prahda : isoler, invisibiliser, expulser

Quelques jours après de nouvelles évacuations, la question se pose une fois de plus quant aux modalités et conditions de ces « mises à l’abri » incertaines et plus généralement des dispositifs actuels d’hébergement des demandeurs d’asile. Le Prahda [1] a fait son apparition récemment. Témoignages.

On avait commencé à parler en France d’un nouveau dispositif d’hébergement, le Prahda, géré par Adoma, qui avait « remporté le marché » en novembre 2016, après l’appel d’offres du ministère de l’Intérieur [2]. Le Prahda, Programme d’Accueil et d’Hébergement des Demandeurs d’Asile, serait officiellement un relai des CAO – autre dispositif d’accueil des demandeurs d’asile - et théoriquement « dispositif d’hébergement d’urgence », dans un objectif d’augmentation des places d’accueil des demandeurs d’asile en France. Il y aurait, à terme, un total de 62 Prahda mis en place sur le territoire français, pour un total de places prévues à terme de 5351 . Mais le constat des associations et collectifs sur place est alarmant. Les conditions de vie dans ces lieux, pour la plupart des anciens Formule 1, sont très préoccupantes. Ce nouveau dispositif semble nuire gravement aux droits des demandeurs d’asile, notamment en matière juridique, et ce, loin des villes, dans l’indifférence quasi-générale.

Isolement et détérioration des conditions de vie

La situation semble être partout à peu près identique, à quelques détails près. Un ancien Formule 1, à plusieurs kilomètres d’une ville, en bord de nationale ou départementale, loin de tout commerce, et souvent encore sans cuisine, sans machine à laver. Pas d’accès à Internet ni de transports en commun à plusieurs kilomètres à la ronde.

Par exemple à Lesquin, dans les Hauts-de-France, le Prahda est situé à une sortie d’autoroute, à côté de l’aéroport.

En région Auvergne-Rhône-Alpes, un Prahda héberge une cinquantaine de personnes, dont plusieurs femmes seules avec bébés, des familles, et des jeunes. L’hôtel est situé à quatre kilomètres d’une petite ville, le long d’une route départementale où se succèdent les camions. Pour rejoindre l’arrêt de bus le plus proche, on n’a pas le choix, il faut marcher le long de la route, qui descend et qui monte, pendant une vingtaine de minutes, sans trottoir. Le trajet à pied se fait au ras des véhicules, et les personnes se font régulièrement klaxonner, les automobilistes signalant la dangerosité de marcher sur le côté de cette route. J’ai fait le trajet avec trois personnes, dont une jeune femme avec bébé. La moindre chute, ou un écart de voiture, peuvent être fatals. C’est pourtant la seule solution pour faire les courses. Ici les tickets de transport sont aux frais des personnes.

Cette situation est loin d’être unique : à Bourges par exemple, le Prahda est à 10 km du centre-ville. A Quimper, il est à environ 5 km du centre-ville, dans une zone commerciale, au bord d’une voie express.

« Ici, me dit une jeune femme hébergée en Prahda, il y a deux énormes problèmes. Le premier, c’est qu’il n’y a aucun commerce, aucun supermarché pour acheter de la nourriture, et pour acheter des choses un peu encombrantes, comme du papier-toilette, du shampoing, c’est quasiment impossible, vu la distance à faire. Et surtout, deuxième problème, il n’y a pas de cuisine ». A ma grande stupeur, il n’y a donc aucune plaque électrique, aucun dispositif de cuisson ni de cuisine sur place, pour les 47 habitants du lieu. Certains habitants ont investi, avec leurs économies, dans un petit réchaud électrique qu’ils branchent dans leurs chambres, puisqu’il n’y a pas de pièce commune, mais si les employés le trouvent, ils le confisquent systématiquement, pour raisons de sécurité. Deux semaines plus tard, deux petites plaques ont été installées, pour ces 47 personnes, mais elles ne sont utilisables que le matin, de 10h à 12h, sur inscription préalable.

Seul matériel à disposition : deux petits frigos et deux micro-ondes, pour 47 personnes, ce qui est largement insuffisant, surtout en pleine canicule. Officiellement, dans la plupart des Prahda, la réponse est la même : une cuisine va être construite. Mais on ne sait pas exactement quand, et les dimensions risquent d’être largement en-deçà du nombre de personnes. En attendant, cette jeune femme a été amenée aux urgences après n’avoir pas mangé suffisamment pendant plusieurs jours. Vraisemblablement, les lieux ont donc été « remplis » avant même d’être conformes et adaptés à l’accueil de personnes ; pendant un à trois mois, plusieurs centaines de personnes y sont « installées », dans des conditions très précaires, en attendant les travaux et installations éventuels.

L’ex-Formule 1 est là, devant un grand parking désert et clôturé, au bord de la route. Il n’y a pas de salle commune, seulement quelques chaises sur le perron du parking. Quelques résidents sont assis sur une marche, et regardent les voitures et camions passer, dans un bruit assourdissant. Autre témoignage dans un Prahda, ni placards ni rangements, et des chambres très exiguës de 7 mètres carré pour deux personnes, ou plus s’il y a des enfants.

Sur place, il n’y a aucune association, ni collectif, ni bénévoles, pour venir en aide aux résidents. La seule aide extérieure concrète, c’est la distribution de nourriture des Restos du Cœur, « souvent juste du pain et quelques yaourts », me dit une résidente. Les quelques personnes qui viennent apporter des courses et un peu de compagnie viennent d’un autre département. Les employés ne parlent pas de langues étrangères, ni même anglais. Il n’y a pas de cours de français. Une femme me dit qu’elle ne comprend pas les consignes de la gérante, qui ne parle que français, qu’on lui laisse des mots sur sa porte qu’elle ne comprend pas, et qu’elle n’arrive pas à se faire comprendre lorsqu’elle demande des indications. J’ai dû expliquer moi-même la situation juridique de la personne, que visiblement la gérante n’avait pas compris. Il y avait des erreurs importantes dans son dossier – dont une erreur de nationalité sur son justificatif d’hébergement.

À raison d’un salarié équivalent temps plein pour 20 à 25 personnes, dont au moins 40% d’intervenants sociaux, les normes d’accueil et d’accompagnement en Prahda sont nettement inférieures à celles des CADA. Dans ce Prahda, il y a donc un directeur à mi-temps, et une assistante sociale, pour 47 personnes. Les conditions de travail sont difficiles.

Une autre habitante plus âgée, originaire d’Europe de l’Est, rencontre de graves problèmes de santé depuis plusieurs semaines. Elle doit se rendre à une visite médicale obligatoire, trois fois par semaine, au centre-ville. Evidemment, pour s’y rendre, il faut marcher deux kilomètres sur la départementale, puis prendre le bus, et ce, en pleine canicule. Son médecin lui a interdit de marcher, car cela présente un réel danger pour sa santé. Mais elle n’a pas le choix. C’est une atteinte grave à la santé de cette personne.

Il n’y a aucun accès Internet. Cela semble dépendre du bon vouloir du gérant. Cela veut donc dire que les occupants n’ont pas de source de distraction, qu’ils ne peuvent pas communiquer avec leurs familles et amis, et qu’ils ne peuvent chercher des informations juridiques ou générales, ni avoir accès aux actualités de leurs pays et régions respectives.

Il n’y a rien à faire, nulle part où aller, c’est une manière de tuer les gens à petit feu. Si on quitte le lieu, c’est considéré comme un refus des conditions d’accueil, donc on perd toute aide financière. Si on reste, cela peut sûrement durer longtemps. Un jeune demandeur d’asile soudanais me dit qu’il est là depuis plus d’un mois, qu’il va de moins en moins bien. « Aidez-nous, s’il-vous-plait », me dit une autre maman que je croise, « faites-nous sortir d’ici ».

Une autre habitante du lieu, elle aussi avec un bébé, dit qu’elle préférerait vivre à la rue plutôt que de rester là, et qu’elle pensait quitter le lieu bientôt, même si cela signifie donc une rupture du contrat avec l’OFII et l’arrêt de l’aide financière. Une semaine plus tard, sa voisine m’appelle et me dit qu’elle est partie depuis maintenant cinq jours, sans donner de nouvelles.

Dans le même Prahda, la gérante a dit à une résidente que la possession d’un réchaud électrique, ou encore la « non-coopération » avec les employés – retards, conservation de documents – peut être un motif d’exclusion du lieu pour non-respect des règlements. Les motifs d’exclusion, assez flous, font planer une menace sur les demandeurs d’asile. « Je sais que je dois faire attention, parce que je dois rester en bons termes avec la directrice. J’essaie de ne pas trop m’énerver. Mais la dernière fois, je me suis emportée, et c’est vraiment difficile pour moi d’aller lui parler maintenant », me raconte une jeune femme. Pour les bénévoles, qui ne sont pas toujours bien reçus par les directeurs de Prahda, c’est aussi une crainte, qui incite à la prudence : se voir interdire l’accès au centre.

Des transferts incessants

Certaines des personnes rencontrées ont été transférées plusieurs fois avant d’arriver au Prahda, duquel elles vont vraisemblablement être retransférées. Une femme en est à son quatrième transfert en cinq mois, ce qui a impliqué pour elle de changer quatre fois d’assistante sociale. Dans ces conditions, un minimum de suivi sérieux semble difficile. De plus, ces transferts bousculés, parfois d’une région à l’autre, comme dans le cas de cette femme, entraînent des complications absurdes : elle avait déposé son récépissé pour renouvellement en préfecture dans un autre département, et n’a donc pas ce document avec elle, qui est maintenant à presque une heure et demie de TER, dans une autre ville. Elle n’a donc pas pu changer non plus d’adresse de domiciliation, et n’a pas pu accéder à son courrier depuis quatre semaines.

Tout est bloqué. Une autre femme en attente de soins doit attendre deux semaines un devis de remboursement alors que sa prise en charge pourrait être immédiate, parce que sa caisse d’assurance maladie, obtenue après bien des péripéties, est basée dans un autre département.

De même, les affaires des personnes ne suivent pas toujours. Partie dans la précipitation, les affaires de l’une d’entre elles, restées à l’ancien lieu d’hébergement, étaient censées arriver, après une semaine d’attente. Mais la gérante les a renvoyées, sous prétexte que le colis était trop gros, et qu’elle n’avait pas été prévenue. Selon elle, les affaires n’auraient pas de place dans la chambre, il faut que les demandeurs d’asile « voyagent » léger…

Le discours de la gérante se répète : « ils sont mieux ici que dans la rue ; il faut être content avec ce qu’on a, c’est mieux que rien, et c’est mieux que des tentes ». C’est peut-être là le fond du problème. Car le référentiel ne devrait être ni la rue ni la tente, mais un logement digne. Et certains n’étaient pas dans la rue, mais dans des CAO ou des CADA. Certains suivaient des cours de français, étaient entourés par des associations, aidés dans leurs démarches, les enfants avaient des amis, et les transferts tombent comme des condamnations vers ces Prahda loin de tout, au point où l’on se demande encore si l’OFII s’occupe de personnes ou traite des marchandises et des numéros.

Les expulsions

« J’étais dans un camp à Paris, me dit un demandeur d’asile soudanais. Un matin ils nous ont embarqués et je suis monté dans le bus. Quand on est arrivé ici, j’ai compris que j’avais fait une erreur. Maintenant je suis en Dublin, en procédure accélérée, pas en procédure normale. Ca fait trois semaines que je suis ici, et je ne sais pas quoi faire. L’assistante sociale est gentille mais elle me dit qu’elle ne peut rien faire pour moi, que je dois juste attendre ».

Selon le demandeur d’asile soudanais, il y aurait, sur soixante personnes, seulement trois personnes en procédure « normale ». C’est donc une espèce de regroupement des personnes en attente d’expulsion qui semble avoir cours ici. C’est une particularité des Prahda, sinon l’objectif principal de ce dispositif : assignation à résidence et préparation de l’expulsion. Bref, une systématisation et une augmentation des expulsions des demandeurs d’asile en procédure Dublin, c’est-à-dire expulsion vers le pays européen où ils ont déposé leurs empreintes en premier, souvent le premier pays d’arrivée – dans beaucoup de cas, l’Italie, l’Espagne, la Hongrie. Sauf que dans beaucoup de cas aussi, l’expulsion des personnes vers ce pays ne leur permet pas d’y déposer une demande d’asile, et peut éventuellement aboutir à une expulsion directe vers leur pays d’origine, ce qui est notamment le cas pour les ressortissants afghans. Cette vocation à « assigner » et « expulser » est clairement définie dans le document technique des Prahda : on y lit, « les personnes placées sous procédure Dublin pourront être maintenues dans le lieu d’hébergement le temps nécessaire à la mise en œuvre effective de leur transfert vers l’État responsable de l’examen de leur demande d’asile » .

Seul problème, deux jeunes femmes d’Afrique de l’Ouest par exemple, toutes les deux accompagnées d’un nouveau-né, ne sont théoriquement pas renvoyables en Italie. Elles possèdent un courrier conservé par la préfecture qui atteste d’un danger réel pour elles en Italie lié à des violences subies via des réseaux de prostitution et pour l’une d’entre elles des menaces liées à sa fuite en France. Problème, les courriers attestant des violences subies sont également restés dans une autre ville, où elles étaient hébergées précédemment. Il n’est donc pas impossible que les autorités outrepassent ce courrier et que les personnes ne puissent défendre leurs droits.

Plus préoccupant encore. Des personnes en fin de procédure Dublin sont transférées en Prahda. Tout s’accélère. Début août dans l’Yonne, quatre personnes déjà convoquées risquent une expulsion, et d’autres sont convoquées en préfecture. Un collectif s’organise pour affirmer son soutien aux personnes, en mettant en place des moments de discussion, des repas, des manifestations, et accompagnent les personnes lors de leurs convocations en préfecture. Certains risquent, de fait, des expulsions vers leurs pays d’origine quand leur demande d’asile a été rejetée dans le pays tiers. Au-delà de la violence extrême des expulsions forcées, les renvois vers le pays d’origine sont extrêmement dangereux pour les personnes, surtout lorsqu’elles ont subi des persécutions et discriminations évidentes dans ces pays. La plupart seront, dans ce pays tiers, en situation de clandestinité, et sans aucune aide ni prise en charge. Alors que, comme l’a rappelé récemment M. Jacques Toubon, les « renvois au nom de Dublin ne sont pas obligatoires », « il existe une clause dans le règlement Dublin qui permet à la France de prendre leur demande d’asile en compte » . « La situation est vraiment difficile pour nos amis, écrit un membre du collectif. L’angoisse et la peur sont insupportables ». D’autant plus que beaucoup d’entre eux ont attendu pendant de longs mois une possible régularisation, pour finalement se voir en procédure d’expulsion. Le 23 août, une majorité des personnes en procédure Dublin dans ce Prahda ont reçu des arrêtés d’expulsion. Une dizaine d’expulsions ont eu lieu depuis l’ex-CAO du Gard, vers l’Italie.

Les convocations et assignations à résidence se multiplient dans les autres Prahda. Loin des maisons et loin des caméras. Sans faire de bruit. Là où parfois il n’y a pas de soutien, pas de collectif. Les personnes ne sont pas aidées dans leurs démarches. En Gironde, certains sont en procédure Dublin depuis plus de sept mois et pourraient faire des demandes de réadmission, et ceux qui sont déboutés pourraient faire des
recours, mais rien ne semble fait pour les aider.

Les Prahda, avec le système des assignations à résidence et des agents de la préfecture qui se déplacent pour remettre des arrêtés de transfert, deviennent de petits centres de rétention. Dans certains Prahda, il y a des vigiles, et souvent les grilles automatiques sont fermées la nuit. Les centres sont équipés de nombreuses caméras de surveillance.

Pour les personnes en procédure « normale », c’est-à-dire qui ont pu déposer une demande d’asile en France et ont pu suivre une procédure auprès de l’OFPRA, la question se pose aussi de leur suivi. Est-ce qu’ils reçoivent l’encadrement et l’aide nécessaire pour constituer leur dossier et faire des recours, si leur demande est rejetée ? Les assistantes sociales sont souvent débordées. Vu l’isolement des Prahda et, bien souvent, l’absence d’associations d’aide juridique, cela semble difficile.

Les Prahda, alors, qu’est-ce que c’est ? Souvent des ex-hôtels Formule 1, souvent non-équipés, en bord d’autoroute, au milieu de nulle part, avec un très faible nombre d’employés. La conséquence de cet isolement, c’est l’absence complète d’accès aux associations d’aide juridique et sociale, l’absence complète d’accès à des cours de français et au tissu de relations et d’entraide susceptibles de rassembler les personnes et de les aider à faire valoir leurs droits. La situation peut changer, et commence déjà à changer un peu, grâce à l’énergie des solidaires et des bénévoles, et les efforts des travailleurs sociaux. Mais les procédures d’expulsion du territoire se multiplient.

Isoler, séparer, invisibiliser... Ce dispositif s’inscrit dans le durcissement sécuritaire, la précarisation des demandeurs d’asile, la nette dégradation de leurs conditions d’accueil et de respect de leurs droits, déjà dénoncés par les associations, ainsi que l’augmentation et l’accélération des expulsions sous procédure Dublin. Les Prahda s’inscrivent dans la politique actuelle d’expulsion et de « tri » réservée aux demandeurs d’asile en France et en Europe.

Alors que faire, sinon dénoncer, dénoncer inlassablement ? Parler des Prahda, informer les uns, sensibiliser les autres, tenter de résister à l’isolement des résidents des Prahda, en implantant des structures associatives, en proposant de l’aide juridique, en montrant que les personnes sont suivies et écoutées, en luttant contre les expulsions et en médiatisant ces expulsions.

À toutes fins utiles, la liste des Prahda sur le territoire est disponible ici :

Notes

[1Programme d’Accueil et d’Hébergement des Demandeurs d’Asile

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