La démocratie ne nous sauvera pas du fascisme

Commentaires sur la compatibilité entre fascisme et République.

Au-delà de l’extrême droite

Le fascisme ne se limite pas à l’extrême droite. Celles et ceux qui, au sein du mouvement antifasciste, limitaient hier encore leur critique à cette seule extrême droite, en ont pris acte. Il ne s’agit plus seulement de critiquer les libéraux autoritaires dans leurs trahisons, dans leurs alliances tactiques avec l’extrême droite, mais bien de critiquer la compatibilité de leur projet politique et social avec celui de l’extrême droite. Pour le dire autrement, nous ne combattons pas l’avatar actuel de ce libéralisme autoritaire – le « macronisme » – parce qu’il renforce l’avatar institutionnel du fascisme – le Rassemblement National –, mais bien parce que l’avenir qu’il nous promet est infernal et ne saurait être brandi comme une alternative.

Une autre caractéristique du fascisme sur lequel il semble capital d’insister en cette période de renforcement de l’appareil répressif est sa capacité à synthétiser – au moins en surface – des bribes d’idéologie et de personnel politique provenant de la droite conservatrice et, dans une certaine mesure, de la gauche modernisatrice. Toute ressemblance avec le macronisme et sa grande entreprise de recyclage des opportunistes modèles de la classe politique est absolument fortuite. Plus sérieusement, cette caractéristique du fascisme est à mettre en lien avec sa capacité à encourager le blindage répressif des régimes démocratiques, non tant pour les renverser que pour les convertir et les subvertir. L’autoritarisme n’est pas l’apanage du fascisme. La séquence actuelle est on ne peut plus claire à ce sujet.

Bertolt Brecht a dit : « Le fascisme, c’est la démocratie en temps de crise. » Cette phrase doit rester une boussole pour l’engagement antifasciste. Ce qui se déroule sous nos yeux est rendu possible par l’ensemble des lois, institutions et agents assermentés de notre régime démocratique. Autrement dit : c’est la République qui rend possible la fascisation autant que c’est elle qui se trouve fascisée. L’hypothèse électoraliste, qui présente la victoire de la gauche comme issue au processus de fascisation, est fausse. Du reste, elle repose sur un ensemble de mythes et de mensonges relatifs à la période d’entre-deux-guerres, qui font généralement l’impasse sur le rôle de la gauche dans les tentatives révolutionnaires pour limiter l’analyse de la période à une lutte fratricide successive entre communistes et socialistes.

L’illusion démocratique

Le problème de l’hypothèse électoraliste, que nous pouvons à bien des égards qualifier d’hypothèse démocratique dans la mesure où elle postule une positivité inhérente aux formes actuelles de démocratie, ne se limite malheureusement pas seulement à une compréhension tronquée du passé. En proposant de conserver l’ordre existant, elle reconduit la possibilité du fascisme. En ce sens, la gauche ressemble à l’ensemble des forces réunies sur cet « échiquier » politique dont la règle de base et la reconnaissance mutuelle d’une forme de légitimité et de respectabilité : bien qu’ils se livrent une concurrence acharnée et se déclarent volontiers leur détestation, ils n’en siègent pas moins dans la même pièce, respectant les mêmes conventions et parlant le même langage politicien spécialisé, partageant les mêmes échéances et les mêmes privilèges.

Les fascistes ont présenté leur conquête du pouvoir comme une entreprise révolutionnaire : pour sauvegarder et régénérer la communauté nationale, certaines valeurs dominantes doivent être subverties. Cet aspect pseudo-révolutionnaire n’est pas contradictoire avec une accession au pouvoir par les urnes. Le slogan « Le pouvoir au peuple » arboré par Marine Le Pen au printemps dernier est symptomatique de cet aspect pseudo-révolutionnaire propre à tous les populismes. Les mesures radicales promises par son parti et ses alliés en cas d’arrivée au pouvoir se présentent comme autant de ruptures avec une classe politique et un ordre social sclérosés. Pourtant ces mesures, si elles venaient à être adoptées, le seraient en concordance avec notre Constitution démocratique. D’autres pourraient évidemment succéder aux fascistes et défaire leur œuvre. À condition d’accepter que le mal soit fait, et qu’il puisse être renouvelé aux prochaines élections.

Si les néolibéraux entendent également rompre avec l’inertie ambiante, c’est toujours au nom de la défense des valeurs républicaines, ces totems creux vidés de toute substance. Quand les mots perdent leur sens, c’est que les réalités qu’elles étaient censées recouvrir ont amorcé leur décomposition. En dernière analyse, ce sont les forces au pouvoir qui définissent ce qui est républicain ou non. Elles ont le monopole temporaire du républicanisme, qui révèle sa véritable nature : la forme politique moderne de la domination du Capital. La centralité de l’expérience vichyste dans le tournant technocrate en France, la continuité entre les projets modernisateurs des néo-socialistes collaborationnistes et le modèle d’État-providence défendu comme l’alpha et l’oméga de l’élaboration politique, devraient suffire à décrédibiliser la sacrosainte République une fois pour toutes. Aucun rituel satanique ne ramènera l’esprit de 1789 – encore moins celui de 1793 – à la vie.

En finir avec le républicanisme

En 1943, le régime mussolinien renomme son parti unique « Parti Fasciste Républicain ». Le Manifeste de Vérone, qui fonde l’ordre constitutionnel revendiqué par la nouvelle « République sociale italienne », appelle à une étrange démocratisation de l’État corporatiste. Sur le plan politique d’abord : par l’abolition de la monarchie et l’organisation d’une assemblée constituante composée non pas de membres du parti, mais de membres des syndicats fascistes et de représentants des circonscriptions élus par le peuple ; par l’élection par le peuple d’un Parlement des Corporations ; par l’abrogation de l’obligation d’appartenir au parti pour occuper une charge publique. Puis sur le plan économique, avec : la création d’un salaire minimum ; la nationalisation des services publics et de l’industrie lourde ; l’instauration d’un intéressement permettant aux ouvriers de profiter des bénéfices de leur entreprise ; l’expropriation des terres non-cultivées et leur redistribution aux ouvriers agricoles et aux coopératives liées à l’État et aux syndicats ; la mise en place d’un plan d’urbanisme visant à résorber le mal-logement et la création d’un office du logement chargé de faciliter l’accès à la propriété des locataires.

La République sociale entendait établir une « démocratie organique » débarrassée des tares de la lutte des classes et du parlementarisme bourgeois. Elle avait créé les intermédiaires adaptés à un tel projet, en phase avec le visage politique de la domination du Capital. Après la chute du régime, les fascistes se sont regroupés dans le « Parti Fasciste Démocratique », renouvelant leur intérêt pour cette « démocratie organique » qu’il leur semblait alors possible d’instaurer par les urnes. Cette compatibilité affichée entre le projet néofasciste et les institutions républicaines italiennes est une mise en garde.

Les néofascistes italiens sont à la tête du gouvernement. Giorgia Meloni entend réformer la Constitution pour rendre possible l’élection au suffrage universel direct du chef du gouvernement, renforçant le pouvoir exécutif au détriment du Parlement. En décembre dernier, son allié Matteo Salvini accueillait fièrement les principaux dirigeants de l’extrême droite européenne en vue des élections de juin. Jordan Bardella, le candidat de la dédiabolisation qui recrute ses valets chez la Cocarde et qui refuse de rompre les liens entre son parti et les anciens du GUD, y était comme un poisson dans l’eau, entouré de la fine fleur du néofascisme et du populisme identitaire européens. Tous les dirigeants politiques réunis à cette occasion, environ 2 000, s’accordent sur la nécessité de dédiabolisation leur organisation et leur discours ; aucun n’entend abroger l’ordre constitutionnel et démocratique, ni dans la prise du pouvoir ni dans son exercice. Le récent succès de la dédiabolisation aux Pays-Bas ne présage rien de bon pour nous, en France, où la possibilité d’une victoire présidentielle du Rassemblement National cache celle d’un alignement des conservateurs et d’une partie des libéraux autoritaires dans un bloc électoral droitier placé sous son égide. Cette menace ne disparaîtra qu’avec l’ordre politique qui la rend possible.

Juger sur pièce

Le républicanisme est un opium. Ceux qui persistent à vouloir réformer ce système d’exploitation et de misère se condamnent au mieux à une aliénation béate, au pire à une angoisse permanente. Certains parviennent à faire carrière : les uns vocifèrent de plateau en plateau contre un complot woke et une cancel culture fantasmés ; d’autres s’épanchent sur la possibilité du fascisme et l’espoir d’une union de la gauche ; les pires font éditer leurs thèses hyperspécialisées et valider leurs petits concepts personnels chez des éditeurs radicaux.

Qui changera le monde ? Celles et ceux à qui il déplaît. Ce qui caractérise cette « séquence de luttes sociales et politiques », comme beaucoup d’autres avant elle, c’est l’impuissance des révolutionnaires à infléchir le cours des choses et l’entêtement des réformistes à jouer le jeu des institutions. L’espoir n’est plus à l’Est, pas plus que dans le Parti. Il surgit pourtant ci et là sans qu’on ait pu le prévoir, parfois même sans qu’on sache quoi en penser sur le coup. Le Parangon de la gauche nous dit de faire mieux. Il a raison : faisons mieux que la démocratie.

Nous refusons le jeu de la démocratie représentative parce que nous défendons le droit et la capacité du peuple à s’autogouverner. Nous refusons le chantage électoral car les demi-mesures nous laissent sur notre faim. Nous refusons de laisser la lutte antifasciste servir d’alibi à la frange progressiste des gestionnaires républicains, tout comme nous refusons de combattre le républicanisme de guerre qui se profile au profit d’une paix sociale républicaine. Ce sont les révolutions qui font les révolutionnaires ; celles et ceux qui les font à moitié ne font que se creuser un tombeau.

Brighella

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