Le déclin et la chute de l’antifascisme ouvrier : février 1934, le Front Populaire et l’indépendance algérienne

La tentative de coup de force nationaliste du 6 février 1934 provoque une irrésistible résistance unitaire, dont la récupération et le désarmement tant moral que politique interrogent les limites de la conscience antifasciste.

Quand la gauche commémore ses journées de février 1934, comme elle l’a timidement fait ce 10 février, elle ne manque jamais d’occulter son rôle dans la grande dilution électoraliste de ce mouvement antifasciste populaire et massif, qui vit les bases imposer l’unité à leurs directions et revitaliser une contestation sociale mal-en-point. Neuf décennies plus tard, la communion antifasciste populaire et la perspective d’une gauche capable de rompre avec le légalisme bourgeois pour opposer une résistance conséquente à la fascisation semblent définitivement perdues. Ces événements ne sont désormais plus que des souvenirs stériles, des vieilleries qu’on exhibe en commémorations anniversaires pour se donner bonne conscience ; on les inhume aussi vite qu’on les a déterrés.

Cet article part d’un refus : celui de la muséification des luttes, et du rôle de croquemorts qu’elle nous impose. S’il fait le lien entre la dynamique antifasciste de février 1934 et la victoire du Front Populaire, il explore aussi les conséquences de cette stratégie sur des appareils ouvriers en venant jusqu’à camoufler leur compromission patriotique sous des mots d’ordre antifascistes.

Riposte antifasciste et unité par la base

La manifestation émeutière nationaliste du 6 février 1934 provoque un véritable sursaut antifasciste, dans une période politique que nous pourrions qualifier de creuse. Comme le pointe Denis Godard pour Autonomie de Classe :

« Le mouvement social est au plus bas. Le début des années 1930 est marqué par le très faible nombre de grèves. Lorsqu’il y en a elles sont longues et généralement défaites. Les organisations syndicales sont très affaiblies. Depuis les lourdes défaites de 1920 puis la scission entre la CGT et la CGTU en 1921 les effectifs n’ont cessé de chuter. La gauche est profondément divisée. Le Parti socialiste exclue toute alliance avec le Parti communiste et celui-ci ne cesse d’attaquer le PS comme social-fasciste. » [1]

Pourtant, dès le lendemain du coup de force avorté, les comités locaux antifascistes fleurissent à travers le territoire– pas moins de 3000 – en même temps que les rassemblements et manifestations. La dynamique culmine le 12 février, avec une grève réunissant 5 millions de travailleurs – dont 1 million en région parisienne pour 750 000 syndiqués – et d’importantes manifestations – on en recense dans 346 localités – où ouvriers socialistes et communistes exhortent leurs organisations à construire l’unité d’action. Les comités locaux se fixent pour objectif d’entraver toute apparition publique des forces fascistes et nationalistes.

Dans la plupart des localités comptant plusieurs comités, la tendance est à la fusion, tant du fait de la volonté d’opposer la plus grande cohésion et force de frappe contre l’extrême droite que de la proximité entre les membres. Une véritable complicité antifasciste voit le jour, qui les pousse rapidement se défaire des logiques concurrentielles entre leurs appareils respectifs, et à radicaliser leurs interventions – barricades à Grenoble, émeutes contre la police dans les faubourgs parisiens, attaque d’une prison et tentative de libération de prisonniers à Mulhouse. Avant de revenir plus en détail sur le rôle des directions d’appareil dans cette séquence imprévue, nous pouvons constater : que l’absence ou le reflux d’un mouvement social ne condamne pas la combattivité de la classe ; que le marasme ambiant peut devenir un facteur de contagion fulgurante de l’agitation et de l’auto-organisation ; que le caractère localisé de cette organisation, couplée à la présence de bases militantes préexistantes, encourage la construction de solidarités et le déploiement d’actions au-delà des divisions instituées par les partis et les syndicats.

Quand il s’agit de rosser les cognes et les camelots, tout le monde se réconcilie. Les directions, en particuliers celles des syndicats, sont immédiatement dépassées par leurs bases. Elles sont également effrayées par le sort de leurs coreligionnaires allemands, perquisitionnés, interdits, dissous et persécutés par le nouveau régime national-socialiste. Pourtant, les appareils jouent perso : lors d’un meeting « unitaire » organisé dans son coin, la CGT appelle à une manifestation elle aussi unitaire le 12 ; de son côté, le Parti Communiste appelle à une manifestation séparée le 9 février avec la CGTU, avant de rétropédaler et de rallier la manifestation du 12 février la veille de sa tenue. Deux cortèges séparés manifesteront le même jour et convergeront sur la place de la Nation en criant « Unité d’action ». L’union est actée à la base, malgré les directions.

Reprise en main et démobilisation par les urnes

On ne peut pas comprendre la victoire du Front populaire indépendamment de la dynamique amorcée en février 1934. Denis Godard écrit :

« Ce n’est donc pas un mouvement social fort qui donne naissance à un mouvement antifasciste de masse. Et ce n’est pas le développement de grèves revendicatives sur les questions économiques qui crée le terrain pour des grèves politiques. C’est au contraire la dynamique créée par le mouvement antifasciste qui va donner naissance à un retour de combativité sur le terrain social et politique qui mènera notamment au développement des organisations syndicales, à la victoire électorale du Front populaire en mai 1936 et à la vague de grèves et d’occupations de juin 1936. » [2]

Si cette dynamique renforce la classe, elle ne vient pas pour autant à bout des forces fascistes et nationalistes, qui se renforcent elles aussi du fait de la polarisation politique qui accompagne la crise. Contrairement à d’autres pays en proie à la fièvre brune ou à la panique anticommuniste, l’ordre constitutionnel tient bon et la démocratie parlementaire reste hégémonique. Si bien qu’après la victoire du Front Populaire, les craintes des propriétaires fonciers et de la bourgeoisie se dissipent aisément, avec le concours actif de la SFIO et du PC [3]. Elle marque en même temps la faillite de l’option fasciste, écartée par la bourgeoisie française car jugée trop archaïque et périlleuse au profit d’une douloureuse mais sûre intégration des revendications ouvrières au projet modernisateur capitaliste.

Notons au passage que le Front Populaire fut autant une victoire de la gauche qu’un élargissement temporaire de l’union aux centristes du Parti radical [4]. Et que cette victoire reposa sur une double stratégie des appareils politiques et syndicaux : canaliser la dynamique antifasciste dans les urnes, puis désarmer la conflictualité révolutionnaire par des réformes ambitieuse – et la répression des éléments les plus critiques et radicaux. À ce titre, la victoire du Front Populaire est autant une victoire contre la droite et la réaction qu’une victoire contre les volontés révolutionnaires de la classe.

Sans perspective autre que celle de la lutte contre l’extrême droite et le fascisme – ce dernier étant alors surtout pensé comme un phénomène exogène, comme un produit importé plus que comme un phénomène trouvant ses racines dans la modernité et capable de présenter une forme spécifiquement française ; bref, sans perspective autre que celle, spécifique, de ses débuts, la dynamique était d’autant plus vulnérable aux efforts d’intégration et de récupération des appareils qui, eux, assumaient leur prétention de transformer radicalement l’ensemble de la société tout en s’employant à neutraliser et normaliser toute tentative ouvrière de prendre enfin ses affaires en main.

Moscou et la faillite de l’antifascisme

Parmi les forces instituées aspirant à une transformation radicale de la société et ayant su tirer parti du sursaut antifasciste de 1934 puis de la victoire du Front Populaire, le Parti Communiste nous intéresse plus particulièrement. En 1934, le PC désigne la SFIO de force « social-fasciste ». Sur ordre de Moscou d’abandonner la ligne « classe contre classe » au profit de la stratégie du front populaire, les communistes changent de posture : adoption de la Marseillaise à côté de L’Internationale, mariage du drapeau rouge et du drapeau tricolore, alliance électorale avec le parti centriste, renoncement à la révolution au profit de la voie réformiste, abandon de l’antimilitarisme et ralliement à la défense de la Patrie des Droits de l’Homme au nom de la défense par ricochet de la Patrie du Socialisme.

Le paradoxe culmine dans le Pacte germano-soviétique – aussi appelé Pacte Ribbentrop-Molotov – et le Traité germano-soviétique d’amitié, de coopération et de démarcation. Le premier délimite les sphères d’influence de l’Allemagne nazie et de l’URSS dans l’espace qui les sépare. Le pouvoir soviétique vise l’acquisition de territoires appartenant à la Finlande pour désenclaver Leningrad, l’extension dans les pays baltes pour développer sa présence portuaire sur la mer Baltique, la récupération de terres polonaises antérieurement biélorusses et ukrainiennes, et l’obtention d’un accès aux bouches du Danube aux détriments de la Roumanie. Une logique impériale justifiée par la nécessité de renforcer l’industrie soviétique face à la menace d’une guerre avec l’Allemagne nazie. Le Pacte comprenait également un certain nombre de clauses secrètes, les deux principales étant : une proposition de partition de la Pologne en cas d’invasion allemande ou soviétique, et l’extradition conjointe de russes blancs établis en Allemagne vers l’URSS et de réfugiés antifascistes allemands et autrichiens vivant en URSS vers l’Allemagne [5]. Quant au Traité germano-soviétique, signé après l’invasion et l’occupation conjointes de la Pologne, il prolongeait le Pacte Ribbentrop-Molotov et garantissait la répression bilatérale de toute résistance polonaise – c’est-à-dire, côté soviétique, de toute force antifasciste s’opposant aux massacres nazis en Pologne occidentale. L’invasion et l’incorporation de la Lituanie par l’URSS, à l’été 1940, s’opèreront également sur la base de ces traités, un an avant l’Opération Barbarossa et l’entrée en guerre de l’Allemagne contre l’URSS.

Les masses ouvrières françaises ne désavouent pas le Pacte et le Traité. Elles ne désavouent pas non plus leurs partis au lendemain d’un virage stratégique qui révèle la propension des appareils à désigner des ennemis interchangeables – la SFIO hier social-fasciste et aujourd’hui grande alliée de la cause socialiste, le PC hier extrémiste et aujourd’hui parfaitement compatible avec le cadre réformiste-républicain. De la même manière, elle n’oppose pas de résistance de fond au caractère chauvin [6] de la stratégie du Front Populaire. L’antimilitarisme est sacrifié au nom de la géopolitique, l’internationalisme est tronqué au nom de l’électoralisme, la perspective de la prise du pouvoir est réduite à celle de la participation des appareils politiques à des gouvernements de coalition. On observe ici toutes les limites de la conscience antifasciste, supposée constituer à la fois le premier rempart contre le danger mortifère de la réaction, et la première étape du processus d’organisation et d’offensive politique de la classe en vue de l’exercice du pouvoir ouvrier.

De même que l’antifascisme moral n’est pas une garantie contre le chauvinisme, le populisme et l’impérialisme, l’antifascisme démocratique n’est pas une garantie contre la tendance de l’État à s’immiscer dans tous les aspects de notre vie – ni contre la tendance des appareils institutionnalisés à se poser en gestionnaires efficaces et professionnels de la lutte pour l’émancipation.

L’angle mort algérien

Le 26 septembre 1939, les élus communistes sont déchus de leurs mandats et voient leur parti interdit en conséquence du Pacte germano-soviétique et de l’invasion de la Pologne. Les outils législatifs mobilisés pour obtenir l’interdiction du PC sont les mêmes que ceux utilisés par le Front Populaire contre les ligues d’extrême droite trois ans plus tôt ; les mêmes, également, qui permirent la dissolution, applaudie par le PC, de l’Étoile Nord-Africaine, association de travailleurs immigrés algériens qui deviendra le Parti du Peuple Algérien et dont le chef Messali Hadj sera à son tour qualifié de social-fasciste. À ce propos, le positionnement de la gauche institutionnelle vis-à-vis de la question coloniale et des luttes d’indépendance d’après- guerre illustre assez clairement les tares de ces appareils ouvriers et de leur conscience de classe ; appareils qui, tout en revendiquant leur participation à la lutte pour la libération contre l’Occupant nazi, restèrent longtemps mal-à-l’aise face aux processus de décolonisation qui ciblaient désormais implacablement la nation ralliée dix ans plus tôt.

En 1951, le PCF tord le bras du Parti Communiste Algérien (PCA), qu’il force à se retirer d’une campagne de boycott des élections cantonales organisée par l’ensemble des forces anticoloniales algériennes [7]. Plus tard, en 1955, la CGT se contentera de protestations verbales face aux rafles organisées dans tout le territoire métropolitain en réaction à l’insurrection du Nord-Constantinois. Et quand les 146 députés communistes voteront en faveur des « pouvoirs spéciaux » et de l’état d’exception en Algérie en mars 1956, qui verra l’armée prendre en charge les missions policières et le nombre de soldats français présents sur ce territoire doubler en moins d’un an, la CGT suivra [8]. La conséquence directe de cette décision sera la distanciation massive de la main d’œuvre ouvrière immigrée en provenance d’Algérie vis-à- vis de la centrale. L’Union syndicale des travailleurs algériens (USTA), créée juste avant le vote des pouvoirs spéciaux, convaincra massivement les travailleurs immigrés algériens, malgré le refus de la Confédération Internationale des Syndicats Libres (CISL) de l’admettre dans ses rangs – au profit de l’Union Générale des Travailleurs Algériens (UGTA), proche du FLN. La CGT enragera devant l’exode de ses adhérents immigrés algériens, et dénoncera avec le PCF une « division » de la classe nuisible à la lutte. Entre 1957 et 1959, le PCA et le FLN conjugueront leurs efforts pour isoler puis liquider les principaux cadres syndicalistes de l’USTA.

L’année 1956 marque une rupture entre appareils ouvriers et appareils anticoloniaux. La CGT et le PCF organisent des meetings et des pétitions, et relativement peu de débrayages : d’abord contre la répression et pour la paix en Algérie (1956-1958), puis contre le fascisme (1958-1962). De son côté, le FLN appelle à trois grèves pour l’indépendance en juillet 1956, janvier 1957 et février 1957, massivement suivies par les ouvriers algériens. La CGT se contente de se taire face à ces mobilisations, préférant dénoncer la répression policière et patronale après-coup plutôt qu’appeler à une solidarité active sur le moment [9]. Comme si la CGT avait renoncé à proposer un internationalisme actif au profit d’un syndicalisme cantonné au cadre politique national français, sous des mots d’ordre antifascistes. Les comités antifascistes formés à l’appel de la centrale peineront justement à attirer les ouvriers algériens, préférant conserver leur autonomie vis-à-vis d’appareils ouvriers jugés trop nationalisés. D’où la stratégie de syndicalisme séparé messaliste, évoquée plutôt avec l’USTA, victime du conflit fratricide avec la stratégie para-syndicale du FLN et de son Amicale Générale des Travailleurs Algériens (AGTA), filiale clandestine de l’UGTA en métropole. Les cadres formés tout au long de la période rentreront en Algérie après l’indépendance, tandis que les ouvriers immigrés restant en France chercheront à conserver l’autonomie acquise au sein de la CGT. Ce fut notamment le cas à travers les grèves des Ouvriers Spécialisés dans les années 1970, période qui vit la CGT achever sa mue en syndicat d’encadrement et de gestion [10].

Paris, le 12 février 2024
Groupe Révolutionnaire Charlatan x Tolbiac FC

Note

Texte disponible en format PDF au lien suivant : https://lacharlatanerie.wordpress.com/le-declin-et-la-chute-de-lantifascisme-ouvrier/

Notes

[1Denis Godard, « Front populaire et antifascisme de masse : quand vaincre le fascisme devint possible », in Les cahiers d’A2C, n°5, novembre 2022

[2Ibid

[3« Le Front populaire... ou la trahison des dirigeants socialistes et communistes », NPA Tendance CLAIRE, 2011

[4À propos du Parti radical, du second cartel des gauches et de sa compromission raciste, lire : Groupe Révolutionnaire Charlatan, « Loi immigration : un passé si présent », 2023

[5Les cas les plus connus sont sans doute ceux de la communiste allemande Margarete Buber-Neumann et du communiste autrichien Franz Koritschoner.

[6À ce propos, se rapporter au passage consacré au patriotisme productiviste du PCF dans : Groupe Révolutionnaire Charlatan, « Le Pen, Sarkozy, Macron : l’émergence d’un républicanisme de guerre », janvier 2024.

[7Alain Ruscio, « Le Parti communiste algérien, de l’après-Libération à la veille de la guerre d’indépendance, 1946- 1954 », 2018

[8Laure Pitti, « La CGT et les Algériens en France métropolitaine durant les années 1950 : une décennie de tournants » in La CGT dans les années 1950, 2005

[9Laure Pitti, « Renault, la forteresse ouvrière à l’épreuve de la guerre d’Algérie », revue Vingtième siècle, 2004

[10Laure Pitti, Ouvriers algériens à Renault-Billancourt, de la guerre d’Algérie aux grèves d’OS des années 1970, 2002

À lire également...