Le 23 juin allant à Bastille et le bassin de l’Arsenal j’avais témoigné de ceci :
Depuis la sortie du métro et jusqu’à Bastille nous traversons une zone d’extension des pouvoirs de police, où la milice surarmée (pour pouvoir défendre des vitres) nous impose une succession de fouilles intrusives et violentes (répétitives pour certain-es), multiplie les confiscations punitives, et surtout fait l’usage ciblé de l’interdiction de manifester ; sans justifications acceptables et sans recours possibles, par la seule légitimation de la force.
La démesure a fini de transformer le dispositif en pure absurdité, d’instituer l’action politique en un moment d’humiliation dans un espace de soumission. Dans cet intermède comique, le moindre écart risquerait de faire tache. La farce se joue par des interdictions signifiées verbalement, des intimidations ridicules d’une flicaille navrante, des abus de pouvoir aussi grotesques et révoltants que banals, des ciblages au faciès d’une vulgarité crasse et attendue, dès le métro, enfin, par des interpellations sensées traumatiser les mémoires - et qui au passage blessent les corps.
Parodie d’un checkpoint en temps de guerre, avec l’objectif assumé de fléchir la résistance des individus, et casser les solidarités des groupes. Souvent, revient la pensée que ces exécutants « personnes dépositaires de l’autorité publique » votent FN pour la plupart. Ils font peser sur nous le fardeau collectif d’une spirale d’effraction des libertés : palpations vicieuses des corps, sanctions arbitraires, harcèlement de celleux qui nous soignent, contrôle des itinéraires, et l’expulsion ou la rafle des camarades, devant l’apathie de nos résignations lorsqu’on est faible et peu nombreux-ses. Une forme de fatalité qui décrète l’insupportable : les puissants qu’on conteste conditionnent et confinent nos rassemblements, en définissent les modalités, y mènent la discipline et sélectionnent de manière irréversible qui y a droit.
Ambition folle de l’ennemi de nous maîtriser là-même où nous tentons de le contester, s’y ajoute la constance avec laquelle on s’applique à supporter l’humiliation. L’ascendant brutal et violent, déjà insoutenable, progresse jusqu’à nos lieux de démonstration de force, et nous fait acteur-trices de notre propre répression.
Le 28 juin, décidée à ne pas me faire contrôler, je déserte le cortège de tête : je me pointe à Bastille peu après 15 heures, seule, sans sac, sans écharpe ni veste et en jupe. Ainsi, évitant suspicions et prohibitions, je passe inaperçue au filtrage, et je me soumets encore une fois au domaine de souveraineté policière. Curieuse de cette partie du cortège, j’en profite pour rencontrer celleux qui approuveraient plus ou moins l’orientation de leur dirigeants syndicaux, j’y discute notamment avec des travailleur-euses aéroportuaires.
On avance dans le calme du dispositif sécuritaire militarisé, le long de ses barrières occlusives. Parfois on s’arrête de longs moments, et les quelques éclats violents au loin viennent s’engloutir dans les sons (fatigants) que crachent les fourgons syndicaux. La bonne humeur reste soutenue, les camarades se retrouvent dans la lutte, se donnent du courage, certain-es viennent s’arracher, dans la joie, à une mécanique hebdomadaire de turbin, ou de solitude.
Arrivée place d’Italie, après avoir entendu plus d’avis critiques, et plus de nuances que prévus (malgré d’inévitables dialogues de sourds), je ne pouvais que m’attrister à ce qu’on combatte l’autorité patronale, l’oppression managériale, et la répression sociale pour tomber dans l’acceptation de cet autoritarisme d’état, celui qui s’accapare nos expressions de contestations pour les défaire.
On fait grève, on se soustrait aux structures d’obéissance aliénante, on consent des pertes de revenu, on s’expose aux représailles hiérarchiques, on s’organise entre individus différemment opprimés, aux possibilités de luttes plus ou moins restreintes, pour faire bloc, pour faire la démonstrations des solidarités inter-luttes et inter-pro afin d’établir un rapport de force : et ça finit dans des manifs pires que si elles n’étaient que stériles, ou simplement marginalisées, car elles deviennent - depuis leurs négociations et jusqu’à leurs dispersions - la démonstration d’une subordination inconditionnelle, volontairement concédée à la domination des puissants.
L’ennemi s’y comporte en ennemi, il sait que ses opposant-es politiques sont d’emblée affaibli-es par des années de combats perdus contre les restructurations, la précarité, les licenciements, le chômage, les ségrégations, et les racismes. Pour domestiquer nos révoltes et réduire nos solidarités (déjà fragiles ou mal construites) il lui suffit d’exploiter nos frustrations, nos humiliations, nos sentiments de hontes et de culpabilités.
Fin de manif, je me joins à un des groupes qui repartaient vers la Bourse du Travail en soutien aux camarades séquestré-es. Le temps qu’on y arrive, la place de la République et ses alentours étaient déjà submergés par les flics. Leur stratégie sournoise du maintien de l’ordre semblait simple : faire la démonstration impressionnante d’un déploiement massif, quadriller les lieux, multiplier les nasses et les cordons de sécurité, et attendre, eux en rangs serrés, nous éparpillé-es. Ils entretiennent le désordre pour imposer un ordre par la force.
L’agression contraint soigneusement nos mouvements d’obstacles - au figuré et au propre - offensifs et inquiétants par leur armement, leur organisation, leur uniformité, et les preuves récurrentes de leur capacité de destruction. Visiblement, ils s’octroient le monopole de la dignité humaine. Ils veulent accentuer l’emprise disciplinaire, valoriser l’obéissance aux exploiteurs qui aggravent nos conditions de vie, et empêchent - toujours plus en amont - nos projets de structuration.
Ce qui agaçait le plus certain-es camarades sur place, c’était l’insouciance des nombreux-ses passant-es devant la scène flagrante d’un moment totalitaire, continuité de la désinformation même lorsqu’elle se confronte au réel. Trahison, inconscience, ou cohérence et preuve qu’on ne peut pas exiger la solidarité instantanée des non-allié-es (d’autant lorsqu’il s’agit de bourgeois-es, de classes intermédiaires, ou d’intercesseurs patronaux).
Ce constat est soit sévère soit exagéré, mais il semble qu’on atteint des degrés monstrueux d’intériorisation de la colère. Promesse que les combats reprendront.