À travers les journaux patronaux - réunion d’industriels du cuir et de la chaussure

Article de La Vie ouvrière n°1 (5 octobre 1909). Ou comment les problèmes et les modes d’organisation de nos patrons n’ont pas changé…

Ils ont banqueté de façon grandiose le 14 août dernier, à Nancy. Il y avait là toutes les « têtes » des groupements patronaux invités, à l’occasion de l’exposition, par la Chambre syndicale des fabricants de chaussures de cette ville.

Les discours abondèrent. Nous les trouvons publiés in extenso dans le Moniteur de la Cordonnerie (29 août).
Les discours de banquet ne méritent pas grande attention, dira-t-on ? Peut-être.
Mais, peut-être, aussi, convient-il de les regarder d’assez près.
Ceux-là nous paraissent significatifs d’un état d’esprit d’union, d’entente pour la résistance, pour l’attaque même, qui mérite l’intérêt des militants ouvriers.

Écoutez M. Picard, président du banquet :

La grande facilité des moyens de communication dont nous jouissons aujourd’hui et qui ne fait que s’augmenter de jour en jour, l’introduction de plus en plus générale des machines dans notre industrie ont tendance à unifier nos moyens d’action ; ce nouvel état de choses doit nous rendre de plus en plus solidaires les uns des autres. Le mal de l’un aujourd’hui est appelé à devenir le mal de l’autre demain ; c’est pourquoi nous devons ne pas nous montrer indifférents.

Après cette évocation du mal commun, grand appel au concours effectif à apporter aux syndicats patronaux et demande qu’un programme d’action soit dressé par les syndicats régionaux et par le syndicat général.
Ce qui importe, à ses yeux, à cette époque de spécialisation des ouvriers et de division du travail, c’est de créer des cadres pour ce personnel.
Le moyen : la fondation d’une école professionnelle, destinée à fournir des chefs de service.

M. Boisselier, de Paris, mélange agréablement le lyrisme avec la sonnante réalité :

Ah ! ce mot de syndicat, comme il est grand ! il est infini comme l’espace.
Lorsqu’en allant au fond de nos pensées et de notre raisonnement nous entrevoyons le sens réel du syndicalisme, lorsque nous concevons les heureux effets que pourrait avoir pour nous tout ce que comporte l’évocation de sa puissance, quand on songe à cela, on se voit bien petit.
[…]
Mais cependant qu’avons-nous fait de marquant jusqu’à présent ? Rien ou presque rien ; qu’avons-nous à faire ? Tout.
Nous ne devons pas perdre de vue que la conséquence logique du commerce et de l’industrie est de réaliser des bénéfices.

Dans cette chasse aux bénéfices, les intérêts sont restés longtemps opposés de fabricant à fabricant, de fabricant à fournisseur.

Pour travailler à ses intérêts, il faut chercher d’autres moyens que la concurrence, proclame M. Celle, de Lyon.

M. Gustave Caen, l’organisateur des expositions de cuirs et peaux, déclare, lui, que la « caractéristique de l’époque que nous traversons est l’entente entre l’industriel et ses fournisseurs ». Il fait ressortir la communauté d’intérêts qui existe entre les tanneurs, corroyeurs, mégissiers et les fabricants de chaussures.

Pour clore la série des discours, M. Cordier, l’âme du lock-out de Fougères ; ses paroles — celles que l’on reproduit tout au moins — sont anodines. Il est difficile de croire, cependant, qu’il n’a pas profité de cette réunion patronale pour vanter la lutte à outrance et pour recueillir des adhérents à sa caisse noire contre les grèves.

La signification véritable de ce banquet et de ces discours est donnée par le Moniteur de la Cordonnerie ; il le fait nettement, sans explications sur les moyens, certes, mais sans voiles sur la décision :

« Le régime de l’isolement a vécu, et s’obstiner à rester isolé de nos jours équivaudrait au suicide, car, en nos temps actuels, les mêmes maux frappent tous les industriels d’une grande industrie, bien heureux quand ils n’attaquent pas le corps social tout entier.
À ces attaques généralisées, il faut pouvoir répondre par une défense en commun, par un faisceau de forces qui ne peut être que la résultante des forces individuelles mises au service de tous. Le Moniteur ne peut donc que se réjouir d’entendre de tels appels dont, veuillez le croire, il se fera l’ardent propagandiste. Plus d’isolement, tout par l’Union, telle doit être la devise de tout industriel digne de ce nom. »

Attendons.

Nous ne tarderons pas à constater dans les faits que les patrons s’organisent de plus en plus ; et ce plan d’action générale dont ils parlent nous sera révélé par des manifestations isolées ou locales ; il s’agit qu’elles ne nous surprennent pas et que nous soyons prêts.

C.Voirin.
La Vie ouvrière n°1 : 5 octobre 1909.

Note

La Vie ouvrière est une revue bimensuelle dont le premier numéro paraît le 5 octobre 1909.
Ce journal naît autour de Pierre Monatte et Griffuelhes dans un moment de déclin de la CGT, fragilisée par des luttes d’influence interne et des défaites ouvrières importantes, dont l’échec des grèves générales de 1906 et 1908, ainsi que l’énorme répression de la grève de Draveil-Vigneux (6 militants morts et des centaines de blessés). Plusieurs dirigeants de la CGT sont en prison ou contraints à démissionner.

L’objectif de la revue est simple :

« (…) Tous, nous sommes unis sur le terrain syndicaliste révolutionnaire et nous nous proclamons nettement antiparlementaires.
Tous aussi, nous croyons qu’un mouvement est d’autant plus puissant qu’il compte davantage de militants informés, connaissant bien leur milieu et les conditions de leur industrie, au courant des mouvements révolutionnaires étrangers, sachant quelles formes revêt et de quelles forces dispose l’organisation patronale, et… par-dessus tout ardents ! »

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