1899 : pic de tension de l’affaire Dreyfus
Jeu de l’oie représentant l’affaire Dreyfus
Rappel des épisodes précédents de l’affaire
L’accusation de trahison portée en 1894 contre le capitaine Alfred Dreyfus, d’origine alsacienne et de confession juive, a déchiré la société française au moins jusqu’en 1906 et l’arrêt de la Cour de cassation qui l’innocente et le réhabilite.
L’affaire ne rencontrait qu’un écho limité jusqu’en 1898 où Émile Zola publie son célèbre plaidoyer dreyfusard J’accuse ! Des émeutes antisémites éclatent dans plus de vingt villes françaises. L’affaire Dreyfus atteint ainsi son paroxysme en 1899, les tensions croissent, et les deux camps semblent prêts à en découdre.
Le 23 février, Paul Déroulède, chef de la « Ligue des patriotes », antidreyfusard, tente un coup d’État. Pierre Waldeck-Rousseau, alors président du Conseil, engage des poursuites contre les dirigeants des ligues nationalistes, accusés de complot contre la sûreté de l’État. Le 12 août 1899, les autorités font ainsi arrêter Paul Déroulède, les dirigeants de la « Ligue des patriotes », ainsi que les chefs des « Jeunesses royalistes », mais, refusant d’obtempérer au mandat d’amener lancé contre lui, Jules Guérin, parvient à se retrancher au siège du « Grand Occident de France » (nommé ainsi par obsession d’un « complot judéo-maçonnique »).
L’appel à manifester dans « Le Journal du Peuple »
« Le Journal du Peuple », quotidien anarchiste d’informations de quatre pages [1] publié par Sébastien Faure [2], multiplie alors les articles dreyfusards.
Le 20 août 1899, le journal convie ainsi tous les libertaires à se rassembler sur la place du Château-d’Eau (actuellement place de la République) « en faveur de la vérité, du bien-être et de l’émancipation sociale ». Il s’agit en l’occurrence de défendre la vérité dans le cadre de l’affaire Dreyfus, et de s’en prendre directement aux antisémites et en particulier aux partisans de Jules Guérin qui est retranché avec 12 hommes dans un immeuble proche de la place, au 51 rue de Chabrol à Paris (connu par dérision sous le nom de « Fort Chabrol »). Cet immeuble est le siège du « Grand Occident de France » (scission de la « Ligue Antisémite Française » d’Edouard Drumont [3]) et de « L’Antijuif » (hebdomadaire antidreyfusard qui a pu vendre jusqu’à 120 000 exemplaires par semaine) que Jules Guérin dirige. Le 20 août risque donc d’être un grand affrontement entre dreyfusards et antidreyfusards.
Affrontements et pillage de l’église Saint-Joseph
Le préfet Lépine, mobilisant de nombreuses forces de police, tente alors de bloquer la manifestation dreyfusarde, sans toutefois pouvoir empêcher tous les affrontements.
Les manifestants dreyfusards cherchent à remonter le boulevard Magenta vers la rue de Chabrol, mais sont refoulés vers Goncourt, où ils cherchent alors une autre cible. Cet épisode est relativement peu documenté. On en trouve une version directe chez Joseph Reinach :
Le dimanche 20 août, cinquième jour du siège [de fort Chabrol], les libertaires convoquèrent leurs amis à manifester place de la République « en faveur de la Vérité ».
Il y eut là deux troupes en face, les anarchistes et les antisémites, se menaçant, poussant des cris également ignobles : « A bas la calotte ! » et « Mort aux juifs ! ».
La police les empêcha tout juste d’en venir aux mains, arrêta Sébastien Faure et plusieurs de ses compagnons, mais arriva trop tard à l’église Saint-Joseph, envahie par une bande de jeunes malandrins qui brisèrent les autels et les vitraux, fracturèrent les troncs, entassèrent les bancs et les chaises au milieu de la nef, et en firent un feu. [4]
Si les anarchistes dreyfusards finissent par s’en prendre à cet édifice catholique, ce n’est certainement pas un hasard : en effet, si l’Eglise ne se positionne pas directement, ou très peu, sa presse (notamment le quotidien « La Croix » [5] et l’hebdomadaire « Le Pèlerin ») prennent très nettement position de manière antisémite, contre Dreyfus.
Ce discours ne peut être dissocié de l’interprétation catholique traditionnelle du nouveau testament selon une ligne clairement antisémite (le catéchisme officiel enseigne alors que les juifs sont les assassins de Jésus). Or, l’influence du catholicisme sur les mentalités est encore très forte : c’est la première religion reconnue par l’État [6], et dans tous les tribunaux, hôpitaux ou écoles de France, on trouve au mur un crucifix.
Ainsi l’église est envahie et saccagée : la lutte anarchiste contre l’antisémitisme n’est aucunement un compromis avec les forces religieuses, il s’agit bien d’une lutte contre la xénophobie à la manière de la critique libertaire de l’islamophobie actuellement.
De fait, les combats font rage lors du pillage de l’église Saint-Joseph. Au cours de la journée, 137 policiers sont blessés, dont un commissaire, gravement atteint après avoir tenté de saisir un drapeau rouge. Les affrontements se poursuivent jusque dans la soirée. On déplore également de nombreuses arrestations, près de 200, dont celle de Sébastien Faure.
Brève histoire de l’antisémitisme français du XIXe à nos jours
Les conséquences de l’affaire Dreyfus
L’affaire Dreyfus divise profondément la société française.
Elle est un symbole à la fois de l’iniquité au nom de la raison d’État, et des tendances antisémites qui traversent tout le corps social. L’honneur de l’armée et de la "patrie" prime sur l’injustice commise contre un petit capitaine juif. De la raison d’État au racisme d’État, il n’y a qu’un pas.
Préexistant à l’affaire Dreyfus, l’antisémitisme s’était déjà exprimé lors des affaires du boulangisme et du canal de Panama. Mais l’affaire Dreyfus répand la haine raciale dans toutes les couches de la société, mouvement qui débute certes avec le succès de La France juive d’Édouard Drumont en 1886, mais qui est ensuite énormément amplifié par les divers épisodes judiciaires et les campagnes de presse pendant près de quinze ans. Lié au nationalisme et au racialisme, l’antisémitisme devient alors un des thèmes majeurs de l’extrême-droite.
L’antisémitisme de droite est un antisémitisme d’origine religieuse très ancienne (thème du peuple déicide développé dans les publications catholiques, et particulièrement La Croix), activé par un nationalisme français revanchard à la suite de la guerre franco-prussienne de 1870-71. À cet antijudaïsme traditionnel se juxtapose un antisémitisme moderne, lié aux thèses racialistes affirmant la supériorité de la « race blanche », qui serait fondée par la science (anthropométrie, craniométrie, etc.). Les thèmes du « Juif errant » et du « cosmopolite sans racine » s’y mêlent aussi.
S’il concerne majoritairement la droite et l’extrême-droite, l’antisémitisme n’épargne pas entièrement la gauche (par exemple Blanqui, Jaurès, Proudhon...). En retour, les manifestations d’antisémitisme lors de l’affaire Dreyfus ont également un impact international sur le mouvement sioniste au travers d’un de ses pères fondateurs : Théodore Herzl [7].
Regain d’antisémitisme lors de la crise des années 1930
L’antisémitisme, un temps apaisé par l’Union sacrée lors de la première guerre mondiale, ressurgit lors des années 1930, stimulé par la crise économique, le chômage, l’afflux des Juifs allemands fuyant le nazisme et l’accession au pouvoir du Front populaire, dirigé par Léon Blum.
Il devient une valeur étendard de l’extrême-droite, portée par de nombreuses publications antisémites [8].
En 1937, Céline publie Bagatelles pour un massacre, tandis que Georges Montandon, un ethnologue tenant des thèses racialistes, signe en 1939, dans "La Contre-Révolution", un article intitulé « La Solution ethno-raciale du problème juif ». L’admiration envers Hitler n’est pas cependant pas unanime dans les rangs de l’extrême-droite antisémite, la germanophobie et le nationalisme induisant, chez certains, le rejet du nazisme.
En pratique, les antisémites considéraient non seulement qu’il était désormais devenu indispensable de fermer les frontières mais ils pensaient également qu’il fallait refouler les Juifs. Ils prônaient des mesures légales et un statut juridique. Ils voulaient dissocier une nationalité juive de la nationalité française. Il y a une grande hostilité envers les mariages mixtes, mais aucune mesure légale ne fut jamais prise. Des groupes de théoriciens antisémites demandaient aussi la confiscation des biens des juifs. Enfin, certains antisémites voulaient interdire le travail aux juifs, ou limiter les activités exercées par les juifs dans la presse, la banque, l’industrie du commerce, les professions libérales, la culture et le spectacle. Avant Pétain, quelques lois furent promulguées en réponse à des manifestations venant notamment du milieu de la médecine ou des avocats [9].
L’antisémitisme d’État
L’État français dirigé par Philippe Pétain va hisser l’antisémitisme au rang d’idéologie officielle avec les lois sur le statut des Juifs, la création du Commissariat général aux questions juives, les arrestations et l’internement des juifs dans les camps (de concentration, d’internement ou de transit, selon le vocabulaire de l’époque), la saisie des biens juifs et "l’aryanisation", la déportation vers l’Allemagne.
Le gouvernement de Vichy va mener une politique de restriction des droits des juifs dès son installation, sans que les Allemands n’aient exprimé la moindre demande. Dès juillet 1940, le ministre de la justice Alibert, crée une commission de révision des naturalisations, qui retire la nationalité à 15 000 personnes dont 6 000 juifs. [10]
En octobre 1940, le conseil des ministres promulguera le premier statut des Juifs : les citoyens juifs français sont exclus de la fonction publique, de l’armée, de l’enseignement, de la presse, de la radio et du cinéma. Le deuxième statut des juifs, de juin 1941, allonge la liste des professions d’où sont exclus les Juifs et établit un numerus clausus limitant la proportion de Juifs à 3 % dans l’Université et 2 % dans les professions libérales. Enfin, en juillet 1941, les Juifs doivent céder leurs droits sur les entreprises à des "Aryens". Un Commissariat général aux questions juives, créé en mars 1941, sous la direction de Xavier Vallat, veille à l’application de la législation antijuive.
À partir du 4 octobre 1940, les préfets peuvent interner les étrangers "de race juive" dans des camps spéciaux ou les assigner à résidence. En février 1941, 40 000 Juifs étrangers croupissent ainsi dans une série de camps : Les Milles, Gurs, Rivesaltes… À partir de 1942, la collaboration entre les polices allemandes et françaises est renforcée par ce qu’on appelle les accords Bousquet-Oberg, du nom du chef de la police française et du représentant en France de la police allemande : les Allemands peuvent ainsi compter sur la police française pour rafler les juifs étrangers. La déportation des juifs prend une grande ampleur à partir de la Rafle du Vel’ d’hiv, les 16 et 17 juillet 1942. Entre le printemps 1942 et la Libération de 1944, 76 000 Juifs seront déportés vers les camps d’extermination. Si le régime de Vichy est le sommet du racisme d’État, sa chute n’en marque pas la fin, faute de remise en question réelle et profonde des pratiques policières et administratives.
Conclusion : anarchistes contre l’antisémitisme aujourd’hui
Au sortir de la guerre, le problème de l’antisémitisme est refoulé plutôt que réellement résolu, surgissant ça et là à travers des actes et déclarations fracassantes [11] qui font figure de lapsus ou d’actes manqués.
De fait, l’antisémitisme n’a jamais disparu en France, en particulier dans les milieux d’extrême-droite. Il semble aujourd’hui se recomposer, appelant à nouveau une ferme réaction des libertaires [12] .
L’expression « nouvel antisémitisme » (qui renvoie à la récupération de l’antisionisme et des luttes palestiniennes par les antisémites) ne peut toutefois être reprise telle quelle, en raison de son utilisation par des courants réactionnaires, sionistes ou islamophobes. De fait, il n’y pas grand sens à opposer ou hiérarchiser islamophobie et antisémitisme : les catégories et pratiques racistes doivent être combattues ensemble. Le problème pour les libertaires concerne plutôt l’attitude à adopter face à un racisme qui se restructure en visant des minorités religieuses.
Il n’est pas facile de rester ferme dans les principes (la critique des religions) et en même temps suffisamment souple dans la pratique. L’enjeu est d’être clair sur des objectifs concrets, et d’analyser les situations politiques en termes de rapports de force locaux.
Dans un pays où l’islam ou le judaïsme est la religion d’État, il peut y avoir un sens anti-autoritaire à les combattre. En France, attaquer des minorités religieuses déjà victimes de racisme conduit à renforcer des ennemis qui sont indéniablement aujourd’hui plus puissants et plus dangereux.
Dans un contexte actuel où les hommes d’État jouent aux apprentis sorciers en soufflant sur les braises des tendances antisémites et islamophobes de la société française, ce détour par l’histoire de l’affaire Dreyfus et des événements du dimanche 20 août 1899 peut nous aider à affronter cette question toujours vive : comment parvenir à ne pas crier avec les loups contre les minorités religieuses, sans faire de compromis avec une quelconque vision théologique du monde ?