Nouvelles de l’arrière de la manif’ - la récupération peut-elle être éthique ?

Récit d’une ballade dans Paris avec la Fanfare Invisible et les gilets jaunes le 1er décembre, et quelques réflexions qui en découlent.

Il est 13h45 ce samedi et un cortège s’ébranle tranquillement de la gare Saint-Lazare. Avis à tou-te-s les amateurices de récits d’émeutes : ce texte ne satisfera pas votre soif de face-à-face épiques avec les forces de l’ordre et d’attaques de banques rocambolesques.
Ce 1er décembre, je fais route aux côtés de la Fanfare Invisible qui n’a pas prévu de se faire casser ses instruments par des CRS mal luné-e-s.

Notre petite troupe a des allures de manifestation traditionnelle : le point de départ a été fixé par le collectif « Justice pour Adama » et on y retrouve rapidement beaucoup de têtes connues.
On scande « Aha, anti, anticapitalistes », on a des pancartes appelant à la gratuité des transports en commun, on conspue la hausse des frais d’inscription pour les étudiant-e-s étranger-ère-s extracommunautaires, on porte des perruques roses en hommage au pink block. Le cortège ne ressemble pas du tout à celui avec lequel, la semaine passée, j’étais remontée jusqu’aux Champs-Élysées dans l’ambiance pré-guerre civile d’un 24 novembre survolté.
Mais, en ce début d’après midi du 1er décembre, la fanfare commence à jouer un Bella Ciao et le plaisir de chanter tou-te-s ensemble dissipe un peu le malaise de l’entre-soi.

Nous remontons vers l’Opéra Garnier en ne croisant que quelques barrages de police que nous n’essayons pas de forcer. À quoi bon, après tout ? Nous bloquons par notre seule présence la circulation automobile sur toutes les artères que nous empruntons, la fanfare fait le bonheur des touristes et nous expérimentons le plaisir d’une manifestation sauvage sans la moindre tentative de répression - à l’évidence, les flics sont bien assez occupé-e-s ailleurs.

Alors que nous arrivons au niveau du Louvre, une Marseillaise se fait entendre derrière nous, formant un étrange mélange avec la Semaine Sanglante entonnée par la Fanfare Invisible. Nous nous arrêtons, et à nos côtés passe, sans vraiment se mêler, un autre cortège de gilets jaunes. Je tends le cou et lis sur les gilets et les pancartes, au milieu des slogans anti-taxes - ah oui, on avait presque oublié cette revendication-là - des appels à sortir de l’Europe et des « gaulois pas contents ». Cette expression m’avait fait sourire la semaine dernière, mais à la réflexion je ne suis pas sûre qu’il s’agisse d’une référence anodine à Astérix et Obélix.

La fanfare commence à scander « Soooo- so, solidarité, avec les sans-papiers, soooo- so, solidarité, avec les réfugiés ». Une vieille dame sort du cortège qui nous dépasse pour exprimer sa désapprobation, expliquant qu’elle est « de gauche, mais nationaliste ». D’autres manifestant-e-s se contentent de nous lancer des regards hostiles. Quelques un-e-s s’arrêtent tout de même pour applaudir les musicien-ne-s et les deux cortèges réalisent finalement une fusion maladroite. Quelqu’un lance un « Macron démission » que tout le monde reprend en coeur. La fanfare joue des morceaux plus consensuels. Au niveau des Tuileries, un homme s’est planté près de la plaque en hommage à Brahim Bouarram [1]et rappelle, criant à la cantonnade, qu’il a été tué par l’extrême-droite.

Nous arrivons près de l’entrée de la Concorde, tenue par des cordons de CRS et un canon à eau. La fanfare s’arrête prudemment à une petite centaine de mètres.
Nous sommes dépassé-e-s par des groupes de manifestant-e-s bien équipé-e-s contre les lacrymos. De quel bord sont-iels ? Nous n’en savons rien. Certain-e-s utilisent un drapeau bleu blanc rouge pour masquer leur visage. Tout à l’avant, presqu’au contact des CRS, flottent les drapeaux français et normand des manifestant-e-s qui nous ont dépassé-e-s en nous jetant des regards noirs.
Rapidement, on voit des salves de lacrymos fuser sur l’avant de la manif’ qui ne bouge pas d’un iota. Les flics, sans doute en espérant faire ricocher leurs grenades sur les murs, visent les bâtiments très chics de la rue. Manque de chance pour elleux, les immeubles hausmanniens sont munis de larges balcons et les lacrymos restent parfois à fumer au bord de la fenêtre des appartements cossus - quand les grenades n’atterissent pas tout bonnement sur les toits, dans des jets d’une rare imprécision.
Une voiture prend feu à quelques dizaines de mètres des flics.
La situation a l’air bloquée, et nous rebroussons chemin pour aller à Bastille, suivi-e-s d’un cortège de taille conséquente, bloquant à nouveau la circulation sur notre passage. Quelques voitures arborent des gilets jaunes sur le tableau de bord, sans doute pour qu’on les laisse tranquilles. Un essaim de motards nous dépasse dans un boucan à couvrir la fanfare. Les gens dansent et se filment aux côtés des musicien-ne-s, une ambiance de fête se fraie un chemin en gênant la circulation des grandes artères. Je quitte Bastille vers 17h30 après avoir profité d’un dernier « El pueblo unido » entonné sur le bord d’une place dont la police a renoncé à assurer la bonne circulabilité.

Ce dimanche matin a un petit goût de malaise. Les journaux annoncent que le zbeul le plus total a reigné dans les quartiers les plus chics de Paris. Ce n’est pas très surprenant au vu de ce qui s’était passé la semaine précédente. Mais qui est allé affronter la police, casser des devantures, attaquer des banques, taguer l’Arc de Triomphe ? Des membres de l’ultra-droite, de l’ultra-gauche, ni l’un ni l’autre, un peu de tout ça à la fois ? Le zbeul saurait-il s’affranchir des couleurs politiques ?

« Macron démission ». Alors que nous dénonçons la politique politicienne, le seul point de ralliement consensuel est la démission d’une *personnalité* politique. Peut-être, de manière plus générale, la haine des puissant-e-s et le rejet des dépenses d’apparat de l’État. Mais si l’on parle des autres dépenses inutiles financées par les taxes - car oui, on ne fera pas oublier que c’est cette histoire d’équilibrage de budget qui a lancé le mouvement -, nous ne tomberons sans doute pas d’accord entre manifestant-e-s sur la diminution des budgets alloué-e-s à l’armée ou à la police, au maintien des postes de profs et des services hospitaliers. Est-ce qu’on était seul-e-s à scander « À bas les actionnaires, on veut des fonctionnaires » d’ailleurs ? Je ne sais plus.

Certain-e-s qui veulent voir dans ce mouvement le grand soir qu’iels ont appelé de leurs voeux expliqueront que l’extrême-droite instrumentalise la mobilisation.
Mais est-ce qu’on peut vraiment parler d’instrumentalisation lorsque Nicolas Dupont-Aignan et Marine Lepen ont été parmi les premiers soutiens du mouvement, avant même que celui-ci ne connaisse un énorme succès populaire ?
N’est-ce pas plutôt nous qui, à trois semaines du début des hostilités, profitons de l’engouement médiatique et du débordement du dispositif policier pour pousser nos propres idées, pour lancer des manif sauvages comme bon nous semble ?
J’en ai entendu parmi nous qui expliquent que la masse des gilets jaunes ne sait pas vraiment ce qu’elle veut, qu’on peut tout à fait les rallier à la cause d’une révolution solidaire et écologique. Est-ce que vraiment nous allons aller en manif’ dans l’espoir de manipuler l’opinion d’une foule ? Sommes-nous assez naïf-ve-s pour penser que les slogans clairs et explicites des gilets jaunes de la première heure sont interprétables comme de simples demandes floues contre l’appauvrissement ? Qu’il ne s’agit pas d’une revendication bien précise anti-taxe et pro-pouvoir d’achat qui s’inscrit dans la continuité d’exigences du capitalisme moderne ? Que l’on peut tout interpréter comme un début de révolution communiste, syndicaliste, anarchiste ou appelliste ?

Et puis il y a celleux qui soutiennent mordicus que l’extrême-droite, ce sont juste des « individus isolés qui s’infiltrent parmi les gilets jaunes ». Ne rentrons pas dans la rhétorique si souvent assénée au sujet des black blocks.
Même si je n’ai pas l’impression qu’elles soient majoritaires, ces personnes sont là, elles font partie de la mobilisation et nier leur existence n’y changera rien. Tout comme s’obstiner à croire que le racisme n’est qu’une conséquence de l’instrumentalisation de la misère par le FN et autres mouvances peu scrupuleuses. Si vous fréquentez des personnes xénophobes ou que vous lisez les posts de certain-e-s gilets jaunes, vous vous rendrez compte que leur opinion est très construite, argumentée, et répond à une logique interne élaborée qui ne se laissera pas démonter par une tape sur l’épaule et quelques arguments de bon sens.

On ne peut pas non plus évacuer d’un revers de main la revendication initiale du mouvement, la lutte contre la hausse du prix de l’essence. Il est vrai qu’il s’agit d’une mesure des plus discutables d’un point de vue écologique, comme cela a d’ailleurs été expliqué dans beaucoup de bons articles publiés ici ou là, notamment dans Lundi Matin.
Pour autant, qu’avons nous à proposer ? Faut-il se réfugier derrière des slogans tout faits comme « l’écologie sera sociale ou ne sera pas » ? Qu’est-ce que cela veut dire au juste, une écologie sociale ? Est-ce que cela veut dire qu’il n’y aura pas de réduction de notre pouvoir de consommation, malgré le réchauffement climatique et la pénurie en pétrôle qui finira tôt ou tard par s’installer ? Est-ce que l’on croit vraiment que « taxer les entreprises plutôt que les particuliers » soit une solution, que les grosses boites ne répercuteront pas la hausse de leurs coûts sur lea consommateurice pour maintenir leurs bénéfices ? Et puis croit-on que ces « 100 entreprises responsables de 70% des émissions de gaz à effet de serre » polluent par simple envie de faire des ronds de fumée dans l’atmosphère, et non pour répondre à notre demande de consommation ? Est-ce que la décroissance est si impossible à assumer ? Devons-nous nous cantonner à proposer des solutions bancales mais vendables sur le plan politique ?

Se battre contre le pouvoir en place, oui, cela ne fait aucun doute, mais peut-on se battre avec n’importe qui ? Si finalement Macron démissionne, quel avenir construirons-nous avec des gens aussi différents, dont certain-e-s veulent renvoyer les autres par le premier charter disponible ? Personnellement, je n’ai pas de réponse à ces questions. Mais il me semble essentiel de se les poser, et de ne pas se laisser embarquer dans une fièvre jaune de grand soir fantasmé.

Malgré tout, il me reste une raison de descendre dans la rue dans les rangs des gilets jaunes.
Je ne crois pas le moins du monde à la démission d’Emmanuel Macron, ni à la possibilité de nous débarrasser de nos voisin-e-s gênant-e-s. Plutôt que de fermer les yeux sur la réalité de leur existence, autant aller tâter le terrain, et surtout que leur présence ne nous gâche pas la joie de rencontrer les personnes autrement plus intéressantes qui descendent dans la rue ces jours-ci, car il y en a à foison ! Je suis heureuse malgré tout d’être aux côtés de ces gens dont c’est les première manifs et qui apprennent à s’organiser, à tenir tête aux forces de l’ordre, à gérer leur stress, à connaître leurs limites, à créer des liens. Face aux catastrophes qui se profilent à l’horizon, ce seront des forces dont nous aurons tou-te-s besoin.

Notes

[1Assassinat de Brahim Bouarram

Localisation : Paris 8e

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