Face à la pandémie, le camp des luttes doit sortir du déni

Alors que la pandémie de Covid-19 fait rage et touche en premier lieu les catégories les plus discriminées de la société, le gouvernement français laisse filer et des centaines de milliers de nouvelles contaminations ont lieu chaque jour. En cette journée de mobilisation interprofessionnelle, le collectif Cabrioles appelle à sortir du covido-négationnisme, et à nous emparer enfin des moyens de l’autodéfense sanitaire, en nous appuyant sur l’histoire des luttes populaires en faveur de la santé communautaire : pratiques de prévention et de réduction des risques, grève, autoréductions de masques FFP2, etc.

Article de Cabrioles (Carnet de recherche pour l’Autodéfense Sanitaire face au Covid-19) initialement paru sur Jef Klak.

Des centaines de personnes meurent chaque jour du Covid-19 depuis le début de l’année. Chaque jour. Des centaines de personnes sont admises chaque jour en soins critiques. Chaque jour. Des centaines de milliers de personnes se font infecter. Dont une part importante sera touchée par des formes persistantes de la maladie. Ces chiffres ne sont pas des chiffres. Ce sont des vies. Nous le savions encore lors de la première vague. Nous le ressentions. Mais les vagues se sont succédé. Et nous avons oublié. Le gouvernement brandi les chiffres. Et allège le protocole. Nous sommes désormais au cœur de la vague. Encore.

De nombreux·ses scientifiques nous avaient averti·es : étant donnée la contagiosité de ce nouveau variant, quelque soit sa virulence, cette vague serait un tsunami. Elle trouve en face d’elle un système sanitaire qui s’écroule, c’est-à-dire des soignant·es, des hommes et des femmes épuisé·es, évidé·es par la dévastation managériale, par deux ans de pandémie, et par son déni. Déni de l’enfer de leurs conditions de travail, déni de la gravité de l’épidémie et de celle de cette maladie qu’est le Covid-19. Et ce déni n’est pas, en France, le seul apanage d’un gouvernement qui mène une politique de darwinisme social assumée, ni de sa fausse opposition fascisante qui réclame à corps et à cris que ce programme cryto-eugéniste soit libéré de toute entrave. Ce déni est également partagé par une bonne part du camp des luttes, qui depuis deux ans accepte que dans le « monde d’après » 300 personnes parmi les plus précarisées de la population meurent chaque jour pendant des mois, d’une maladie dont les moyens de prévention sont désormais connus.

Ce déni du camp des luttes a d’importantes conséquences politiques et constitue sûrement la principale source de notre sidération et de notre impuissance. Car ce déni de la réalité de l’épidémie nous rend inaptes. D’une part à comprendre comment celle-ci structure profondément la fascisation exponentielle qui l’accompagne. Et d’autre part à attaquer avec nos camarades zapatistes la gestion criminelle et irresponsable des gouvernements en proposant nos propres programmes d’autodéfense sanitaire inspirés de l’histoire des luttes – notamment celle du Sida – et des mesures autonomes de santé communautaires mises en place partout à travers le monde par des communautés populaires et des réseaux de lutte qui n’ont jamais eu le luxe de se lover dans le déni.

Pourtant, de part en part, l’épidémie est politique. Partout, le Covid-19 a infecté et tué majoritairement des personnes pauvres, des personnes racisées, et des femmes. Ce sont les femmes, et pour beaucoup des femmes racisées, qui constituaient le gros des « troupes » envoyées se faire infecter en premières lignes lors des vagues successives de contamination et de mort. Les classes populaires sont celles qui connaissent les plus forts taux de maladies chroniques, celles dont les métiers essentiels et manuels ne peuvent être exercés à distance, mais également celles dont l’accès au soin est le plus entravé. Entraves toujours renforcées par le racisme et le sexisme institutionnel. Les territoires les plus paupérisés sont ceux qui ont été le plus touchés par le Covid-19, mais ce sont également les derniers à bénéficier du vaccin. Vaccins qui sont toujours réservés à l’usage exclusif des pays riches. La pandémie est entièrement structurée selon les rapports de domination qui gouvernent ce monde [1]. Son déni est un luxe bourgeois, patriarcal, raciste et validiste.

Aucune vague épidémique n’est une fatalité. Chaque vague est un choix politique. Il y a des gouvernements et des communautés populaires qui ont fait le choix d’agir systématiquement avant qu’une vague ne se forme, en menant des politiques de prévention proactives. Et d’autres, comme le gouvernement français, qui, passé la surprise de la première vague, ont systématiquement fait le choix de laisser la population se faire infecter massivement. Appliquant en cela la feuille de route des réseaux climatonégationnistes [2] de l’extrême-droite libertarienne qui prônent la politique eugéniste du « vivre avec ». « Vivre avec » c’est accepter que toute la population, mais plus particulièrement les classes populaires, et parmi elles ses franges les plus fragilisées que sont les femmes et les personnes racisées, mais aussi les personnes immunodéprimées, atteintes de maladie chronique ou handicapées, vivent dans la peur, se fassent infectées, contractent des Covid Longs, ou en meurent.

Les sophismes du déni

Du côté des luttes, passé l’émoi de la première vague et les envolées lyriques sur le « monde d’après », la réaction à la crise sanitaire a été étonnamment faible. Alors que la circulation du virus mettait à nu les rouages des rapports de domination et le caractère criminel de la logique capitaliste, peu de collectifs et de mouvements ont pris à bras-le-corps ce qu’impliquait la situation épidémique. Bon nombre ont au contraire minimisé sa gravité pour se focaliser uniquement sur la critique du gouvernement, assimilant bien souvent sans nuance tout moyen de prévention à de la répression autoritaire.

Le déni du Covid en milieu militant s’est structuré autour d’un certain nombre de sophismes, ces sortes de raisonnements qui n’ont de logique que l’apparence. Deux d’entre eux ont pris une importance particulière.

Le premier de ces sophismes dit ceci : les mesures de prévention comme le confinement ont été nécessaires à cause de la destruction du système sanitaire par les politiques néolibérales. Si tant de lits de réanimation n’avaient pas été fermés par la rationalisation managériale, l’hôpital aurait encaissé le choc et nous aurions poursuivi une vie normale. Ce raisonnement conduit à penser que la pandémie n’est pas intrinsèquement grave, mais qu’elle l’est devenue parce qu’elle s’est abattue sur un système sanitaire ravagé. Si il est indéniable que la destruction du système de soin a amplifié considérablement la violence pandémique, et d’abord pour les personnes les plus précarisées, ce raisonnement repose sur des implicites inquiétants : le rejet du principe de précaution face à une maladie inconnue dans ses effets à moyen et long terme, une banalisation des prises en charges en réanimation qui pourtant conduisent à plus d’un tiers de décès, sont toujours traumatisantes et entraînent de nombreuses séquelles, et enfin l’invisibilisation des Covid longs qui touchent au moins 10 % des personnes infectées mêmes asymptomatiques et ont des conséquences gravement incapacitantes.

Cette lecture problématique qui nie la gravité intrinsèque de la pandémie, a conduit les mobilisations à se focaliser exclusivement sur la juste exigence de moyens pour l’hôpital public, mettant complètement de côté la revendication, ainsi que la diffusion auto-organisée, de moyens de prévention efficaces visant à l’élimination du virus. Une politique émancipatrice et populaire d’autodéfense sanitaire ne devrait pas accepter que nous nous fassions infecter massivement, et encore moins que nous finissions en réanimation, mais devrait avoir pour objectif d’agir en amont, d’empêcher toute infection par un pathogène dangereux.

Le second sophisme, peut-être le plus important, est celui-ci : face à la vague de révoltes mondiales qui a fait rayonner l’année 2019, les gouvernements occidentaux, fidèles à leur habitude d’agiter la terreur pour pacifier les populations indisciplinées, auraient sciemment exagéré la menace du Covid-19 pour discipliner les soulèvements populaires. Le virus offrirait une occasion de renouveler l’usage des techniques contre-insurrectionnelles de gestion des populations précédemment employées dans le cadre de l’antiterrorisme. Au vu de l’usage intensif de ces méthodes de gouvernement ces dernières années, il est compréhensible que cette suspicion ait saisi celleux qui les combattent. Partant de là, un grand nombre de camarades en ont tiré cette conclusion fallacieuse : la gravité de l’épidémie n’est pas réelle, c’est un prétexte à l’accroissement du contrôle.

Et pourtant, à bien y regarder, on ne peut pas dire que les gouvernements se soient précipités sur l’occasion pour nous terrifier, c’est au contraire un déni sans nuance qui a dominé les premiers temps épidémiques. Macron nous invitant a nous rendre au théâtre, Trump nous assurant que la pandémie était un canular, et Johnson se vantant de serrer les mains des malades. Ce n’est qu’acculés, face à l’accumulation exponentielle des corps malades, qu’ils se sont vus forcé de réagir dans la plus grande improvisation.

Mais faut-il vraiment choisir entre négation et stratégie du choc ? Les gouvernements capitalistes le font-ils ? L’histoire de l’écocide et du bouleversement climatique nous apprend que non. Bien que la gravité de la menace du chaos climatique soit immense, le libéralisme autoritaire a très bien appris à s’en servir comme prétexte pour accélérer son programme liberticide, et notamment la numérisation du monde et l’expansion du contrôle qu’elle induit, tout en ne faisant absolument rien en pratique pour l’enrayer si ce n’est mimer l’action en empilant des mesures cosmétiques. Tout ce qui ce joue depuis des dizaines d’années dans le rapport du commandement capitaliste à la menace climatique s’est rejoué en accéléré face à la menace épidémique. Discours de façade, négation en pratique et usage opportuniste.

Le principal piège dans lequel sont tombés les milieux militants est d’avoir cru aux écrans de fumée dressés par les gouvernant·es, d’avoir pris pour argent comptant leurs discours de façade qui les posaient en dirigeant·es rationnel·les suivant les recommandations scientifiques. Ce qu’ils et elles n’ont jamais fait. Et c’est ainsi que nous avons vu fleurir de mauvaises lectures de Foucault allant jusqu’à qualifier d’« hyper-rationaliste » un gouvernement qui affirme que les écoles ne sont pas des lieux de contamination, nie pendant plus d’un an le mode principal de transmission du Covid-19, l’aérosolisation, et prétend combattre l’épidémie par des moyens moqués de tous·tes : le couvre-feu, le masque en extérieur, et l’interdiction d’être debout dans les bars.

Mais un autre signal de ce déni dans les milieux militants nous a semblé particulièrement alarmant : la reprise dans la bouche de certains camarades de la ritournelle eugéniste affirmant que le Covid-19 ne serait pas si grave car il n’affecterait « que les personnes âgées et les personnes vulnérables », les constituant de fait comme des quantités négligeables. Si l’on se rappelle qu’en France 20 millions de personnes souffrent de maladies chroniques, soit un tiers de la population, et que 20 % des Français·e ont plus de 65 ans, on mesure combien le nombre de vies négligeables n’a, lui, rien de négligeable. Quand bien même cela ne concernerait qu’une poignée de personnes, l’argument n’en serait pas moins abject, et la reprise d’une antienne d’extrême-droite du côté des luttes, un signal qui devrait nous inquiéter au plus haut point.

Le covidonégationnisme, carburant impensé de la fascisation

*

De manière assez étonnante le phénomène majeur qui structure nos sociétés depuis deux ans, aussi bien sur les plans économiques et géopolitiques que dans ses dimensions existentielles et psycho-politiques, demeure largement absent des analyses qui tentent de comprendre la progression fulgurante du fascisme ces deux dernières années. La pandémie, puisque c’est elle, est comme l’éléphant au milieu de la pièce. Et cet éléphant détermine les mouvements de tous·tes, car tous·es se contorsionnent pour ne pas le voir.

Si les dynamiques de fascisation des sociétés occidentales gouvernées par le libéralisme autoritaire étaient bien avancées avant la pandémie [3], il semble que celle-ci a partout agi comme un catalyseur. Avec la centralité de la frontière dans les politiques de quarantaine, les réponses étatiques ont provoqué une accélération des nationalismes et des politiques racistes déjà fortement engagées. Mais ce sont les stratégies covidonégationnistes qui ont le plus contribué à nourrir ces forces funestes en réunissant gouvernant·es et fascistes dans une même célébration morbide.

Dès le début de la pandémie, les forces de l’extrême-droite libertarienne se sont mises en branle pour nier la réalité de la pandémie. À l’avant garde de ces mouvements, on trouve notamment les vastes réseaux libertariens de Koch Industries [4], multinationale pétrolière et deuxième plus grande entreprise privée des États-Unis. Les frères Koch comptent parmi les premières fortunes mondiales et sont connus pour injecter des milliards dans les mouvements climatonégationnistes et les réseaux fascistes de l’alt-right.

Terrorisés par la mise à l’arrêt de l’économie et la possible revalorisation des systèmes de protection collective que la crise sanitaire pouvait provoquer, ils ont réorienté toutes leurs expériences, leurs relations et leurs stratégies forgées pour nier la crise climatique vers la négation de la pandémie. Inondation d’internet avec de la désinformation, production de pseudo-études de « scientifiques indépendant·es », promotion de traitements dangereux comme l’hydroxychloroquine, ces réseaux n’ont ménagé aucun effort pour exercer et diffuser leur savoir-faire. Et c’est jusqu’aux moindres éléments de langage du lexique viriliste des climatonégationnistes qui vont être accommodés à la sauce Covid : « hystérie alarmiste », « propagande anxiogène », « fanatiques du virus », les « carbocentristes » deviennent des « virocentristes », et les « réchauffistes » des « enfermistes ».

Le Zetkin Collective a relevé trois formes de déni climatique [5] qui s’appliquent tout aussi bien à la pandémie. Le déni pur et simple prôné par les groupes les plus fascisants dénonçant une « plandémie ». Le déni interprétatif porté par la droite libertarienne qui tout en reconnaissant l’existence d’un problème en minimise l’importance et la gravité : grippette, rhume, « seules les personnes vulnérables sont concernées », « la prochaine vague n’existe pas ». Et enfin le déni implicatoire du néolibéralisme moderniste qui, tout en prétendant avoir une haute conscience du problème, ne fait absolument rien pour y répondre. L’extrême-droite libertarienne va soutenir et financer la promotion de ces trois formes de déni qui convergent toutes vers un même objectif : faire tourner l’économie et continuer à démanteler toute formes de protection collective.

En octobre 2020, alors que les États-Unis d’Amérique culminent à plus de 600 000 mort·es du Covid-19, paraît la Great Barrington Declaration [6] – véritable Appel de Heidelberg de la crise pandémique. Rédigé par des scientifiques proches des réseaux Koch [7], ce texte qui revendique plusieurs milliers de signatures scientifiques, dont des « Dr Baguette de Pain » [8], est un manifeste pour l’« immunité collective » par l’infection de masse. Minimisant la gravité de l’épidémie qui, selon elles et eux, ne concernerait que « les personnes vulnérables », iels dénigrent toute forme d’intervention et de protection collective, et préconise les écoles ouvertes et le « vivre avec ». C’est cette ligne qui sera propagée en continu par les organes médiatiques du libéralisme autoritaire en renouvelant leurs « experts » négationnistes au fur et à mesure que ceux-ci se voyaient démentis par les faits : après les Perrone et les Toubiana, viennent les Blachier et les Kierzek. C’est cette ligne qu’adopteront la plupart des gouvernements capitalistes, gouvernement français en tête : faire tourner l’économie quoi qu’il en coûte en termes de morts et de formes persistantes de la maladie, continuer à détruire le système de soin en fermant des milliers de lits, en profiter au passage pour intensifier le traçage numérique de la population. Aucune « imbécilité » des têtes gouvernementales derrière ce choix, mais un programme, une stratégie. Aucun pari non plus, si ce n’est sur la colère.

Et ce pari sur la colère, iels vont le remporter, grâce au déni de la gauche radicale et des mouvements autonomes et libertaires, et avec une stratégie simple : laisser se constituer comme seul mouvement d’opposition un mouvement qui réclame, à corps et à cris, la fin de toute forme de protections collectives qu’il appelle « restrictions », un mouvement qui affirme tout haut un covidonégationnisme que le gouvernement applique déjà tout bas, un mouvement qui au fond demande au gouvernement d’aller plus loin dans son propre programme eugéniste et ultralibéral : le mouvement anti-masque, anti-confinement, anti-vaccin, bref : pro-virus et anti-prévention.

C’est que la France n’occupe pas une place anodine dans le lancement mondiale de l’offensive covidonégationniste. En février 2020 un microbiologiste marseillais, très implanté dans les réseaux de la droite ultralibérale et connu pour son climatonégationnisme assumé, se lance dans un coup marketing d’envergure. Quelques jours après avoir affirmé que le coronavirus ne ferait pas plus de morts que les accidents de trottinette, Didier Raoult annonce sur la base d’une étude frauduleuse qu’il a découvert le remède au Covid19 : l’hydroxychloroquine. Ce contre-feu médiatique typique des marchands de doute va être unanimement salué par les réseaux internationaux de l’extrême-droite libertarienne, qui vont partout relayer la nouvelle pour nier pandémie… et s’enrichir avec ce traitement inefficace et dangereux [9].

Quelques jours plus tard, Emmanuel Macron apporte son soutien à Didier Raoult en lui rendant visite chez lui, à l’IHU-Méditerranée. En septembre 2021, alors qu’au Brésil la mafia étatique de l’hydroxychloroquine liée à Raoult est poursuivie pour crime contre l’humanité [10], Macron renouvelle son soutien en déclarant : « Il faut rendre justice à Didier Raoult qui est un grand scientifique. » Ce soutien du président français à l’icône mondiale de la désinformation médicale ne s’est jamais démenti, il est même avéré que Macron a régulièrement pris son conseil auprès du « guru da cloroquina », comme disent les Brésilien·nes.

Dans un incroyable retournement de sens, rendu possible par le déboussolement pandémique, ce mandarin de l’industrie médicale va être transformé en héraut de la contestation, si bien que – comble du paradoxe – l’on trouva même un certain nombre de publications de la gauche radicale et du mouvement révolutionnaire pour relayer une défense du personnage et de son traitement.

Les mouvements de désinformation anti-prévention deviennent alors les seuls à s’organiser et à manifester pour contester le gouvernement sur le terrain de la gestion épidémique, et donc les seuls à même de capter la colère qui sourd de toute part ainsi que la désorientation générale qui succède au confinement du printemps 2020, à la gestion chaotique du gouvernement et à ses mensonges répétés. Par ailleurs, il faut ici soulever une hypothèse psycho-politique : si le bouleversement climatique pouvait encore être vécu comme quelque chose de lointain par la petite bourgeoisie occidentale, malgré des incursions de plus en plus fréquentes dans ses territoires d’habitation, la pandémie est le premier choc total et d’une violence inédite venant faire vaciller les bases même de son mode de vie impérial [11]. Ce choc, les affects de crispation et de défense farouche d’une position dominante qu’il secrète, devrait faire l’objet d’une attention particulière pour penser les processus de fascisation en cours.

Dès le mois de janvier 2021 ces mouvements anti-prévention commencent à prendre la rue à l’appel d’une part de Florian Philippot, leader du parti d’extrême-droite Les Patriotes qui initia en France l’immonde usage de l’étoile jaune dans les manifestations anti-vaccination, et d’autre part, et de manière bien plus importante, du collectif de désinformation médicale Réinfocovid très lié aux catholiques intégristes, à plusieurs mouvements sectaires, mais surtout aux réseaux néonazis de la mouvance antisémite d’Alain Soral [12]. Ce dernier affirme sans surprise depuis le début de la pandémie que celle-ci, à l’instar de la crise climatique, est un « complot sioniste ». Les animateur·ices de ces mouvements sont de fervent·es admirateur·ices de Didier Raoult, propagent les mythes écofascistes de l’« immunité naturelle » et l’appel à des « communautés enracinées », et sont bien souvent des rentier·es du marché ultralibéral du coaching et des médecines alternatives. Reinfocovid organisera des rassemblements contre les mesures sanitaires et la vaccination dans de très nombreuses villes de provinces, réunissant régulièrement plusieurs centaines de personnes.

C’est sur ce terreau de mobilisations anti-prévention menées par des leaders d’extrême-droite qui par leur omniprésence sur les réseaux sociaux inondent internet avec leurs discours covidonégationnistes et antisémites, que se constituera le mouvement contre le pass sanitaire. Ces précédents auraient dû interdire toute comparaison avec le mouvement des Gilets Jaunes, qui, aussi hétérogène qu’il fut, n’était pas directement précédé d’un mouvement idéologiquement et hiérarchiquement structuré. Et pourtant, c’est ce parallèle que mirent en avant un certain nombre de critiques radicales allant même jusqu’à voir dans les conspiracistes des révolutionnaires en devenir, tout comme d’autres avant elles avaient réussi à faire de l’antisémitisme un « anticapitalisme tronqué » [13]. C’est donc avec effroi que l’on a pu voir de nombreux groupes militants défiler sans sourciller au côté d’une extrême-droite galvanisée qui trouva là l’occasion d’exprimer son antisémitisme de manière débridée.

Si attaquer ce nouvel avatar du contrôle et de la ségrégation numérique, qui n’a de sanitaire que le nom, était évidemment d’une nécessité absolue, penser le faire en rejoignant ce mouvement fut un pari pour le moins périlleux, si ce n’est suicidaire. Un mouvement qui loin de s’en prendre aux dispositifs de contrôle, affublait des médecins de moustaches d’Hitler, agressait et menaçait de mort des soignant·es, attaquait des pharmacies, envahissait des hôpitaux et brûlait des centres de vaccination, sans jamais se faire inquiéter par un gouvernement trop content de se voir ainsi seconder dans son déni de la pandémie et sa tâche de destruction du système de soin. Parallèlement, le nombre d’agressions fascistes et de profanations antisémites bondirent, et l’on dénombra parmi les réseaux et groupuscules armés d’« ultradroite », démantelés quasi hebdomadairement à l’automne 2021 pour préparation d’attentats, de nombreuses personnes mobilisées dans les mouvements anti-prévention proches des réseaux antisémites de Réinfocovid [14].

À celleux qui peignent le combat antifasciste comme dépassé à l’heure de la cybernétisation du monde, nous rappellerons seulement que les deux géants de la Silicon Valley et cofondateurs de Paypal, Elon Musk et Peter Thiel, à l’instar d’autre patron·nes de la Valley, se sont farouchement opposés depuis le début de la pandémie à toutes mesures de protection. Le premier a maintenu ses usines ouvertes illégalement et en a profité pour rallier le trumpisme. Le second, proche conseiller de Trump et vieil ami de l’un des rédacteurs de la Great Barrington Declaration, est un partisan et grand soutien financier du suprémacisme blanc de l’alt-right [15] et des projets cyber-eugénistes du transhumanisme. En Thiel [16] et en l’alt-right, cette extrême-droite libertarienne qui sert de modèle à l’empire Bolloré, l’accélérationnisme suprémaciste et l’accélérationnisme cybernétique s’imbriquent parfaitement. Le chaos, tout les cybernéticien·nes le savent, produit de l’information, la valeur suprême.

D’ailleurs, la société de renseignements par analyse de big data Palantir Technologies [17], notamment connue pour soutenir technologiquement l’administration américaine dans sa traque des migrant·es clandestin·es, a offert gracieusement ses services pour la supervision de l’épidémie et le déploiement des vaccins dans plusieurs pays dont le Royaume-Uni et les États-Unis, mettant ainsi la main sur les données de santé de millions de citoyen·nes. Peter Thiel est le fondateur et l’actionnaire principal de cette société.

Le covidonégationnisme a donc deux faces qui mettent en scène leur opposition pour mieux nous mener dans une impasse ultralibérale, eugéniste et raciste. Le capitalisme du désastre, à l’instar de ses politiques en faveur du dérèglement climatique, mène des politique pro-virus et se réjouit du chaos pandémique. La crise, on commence à le savoir, est devenu son mode normal de gouvernement, sa manière de provoquer la sidération pour extraire encore de la valeur en étouffant les milieux vivants, et nos vies. Face à cela, nous n’avons qu’une issue : prendre au sérieux la pandémie.

Notes

[1À ce propos voir Pandémopolitique : réinventer la santé en commun, Jean-Paul Gaudillière, Caroline Izambert et Pierre-André Juven, janvier 2021, Éditions La Découverte ; « Le travail invisible derrière le confinement. Capitalisme, genre, racialisation et Covid-19 », Françoise Vergès, 29 mars 2020, Contretemps.eu ; « Comment lutter contre la “pandémie des pauvres” », Mathilde Goanec et Dan Israel, 20 novembre 2020, Médiapart.fr ; « Radiographie du coronavirus : La COVID-19, une maladie de pauvres ? », Nicolas Martin, 10 avril 2020, France Culture (Podcast et texte) ; « États-Unis : le coronavirus affecte majoritairement les Afro-Américains », Rodney A. Brooks, 28 avril 2020, National Geographic.

[2Sur le terme « climatonégationnisme » : « Ces climato-négationnistes qui nous gouvernent », Johan Chapoutot, 4 septembre 2019, Libération, liberation.fr/debats/2019/09/04/ces-climato-negationnistes-qui-nous-gouvernent_1749293

[3La Possibilité du fascisme. France, la trajectoire du désastre, Ugo Palheta, 2018, Éditions La Découverte ; Face à la menace fasciste, Ludivine Bantigny, Ugo Palheta, 2021, Textuel ; « La possibilité de l’écofascisme », twoinou, novembre 2021, Perspectives Printanières, perspectives-printanieres.info/la-possibilite-de-lecofascisme

[4« How The Koch Network Hijacked The War On COVID », Walker Bragman, Alex Kotch, 22 décembre 2021, The Daily Poster, dailyposter.com/how-the-koch-network-hijacked-the-war-on-covid

[5Fascisme fossile. L’extrême-droite, l’énergie, le climat, Zetkin Collective, 2020, La Fabrique.

[6« La déclaration de Great Barrington : Un manifeste de la mort », Andre Damon, 17 octobre 2020, Word Socialist Web Site, wsws.org/fr/articles/2020/10/17/pers-o17.html ; « Que sait-on de la “Déclaration de Great Barrington”, qui recommande de limiter les mesures anti-Covid aux personnes vulnérables ? », Anaïs Condomines, 13 décembre 2021, Libération.

[7« Climate Science Denial Network Behind Great Barrington Declaration », Nafeez Ahmed, 9 octobre 2020, Byline Times, bylinetimes.com/2020/10/09/climate-science-denial-network-behind-great-barrington-declaration.

[8« 16 000 prétendus “experts” s’opposent aux reconfinements, dont Dr Baguette et Dr. Who », Marcus Dupont-Besnard, 9 octobre 2020, Numerama, numerama.com/politique/656497-6-000-pretendus-experts-sopposent-aux-reconfinements-dont-dr-baguette-et-dr-who.html

[9« Network of Right-Wing Health Care Providers Is Making Millions Off Hydroxychloroquine and Ivermectin, Hacked Data Reveals », Micah Lee, 28 septembre 2021, The Intercept, theintercept.com/2021/09/28/covid-telehealth-hydroxychloroquine-ivermectin-hacked.

[10« Hydroxychloroquine, vaccins… Bolsonaro accusé de crimes contre l’humanité », J.C avec AFP, 20 octobre 2021, Le Progrès, leprogres.fr/sante/2021/10/20/hydroxychloroquine-vaccins-bolsonaro-accuse-de-crimes-contre-l-humanite.

[11Le Mode de vie impérial, Ulrich Brand, Markus Wissen, septembre 2021, Lux Éditeur.

[12« Qui sont les animateurs de Reinfocovid ? », juin 2021, La Horde, lahorde.samizdat.net/Qui-sont-les-animateurs-de-Reinfocovid.

[13Antisémitisme 2/2 : La camaraderie pas épargnée, Le chant des meutes, août 2021, Radio Canut (Podcast), audioblog.arteradio.com/blog/98688/podcast/170493/antisemitisme-2-2-la-camaraderie-pas-epargnee.

[14« “La République est juive” : les dessous du projet d’attentat d’une filière néonazie liée à Rémy Daillet », Vincent Gautronneau, Jérémie Pham-Lê, 29 octobre 2021, Le Parisien ; « 2021 : un an de violences de l’extrême droite », Rapports de force, 7 janvier 2022, rapportsdeforce.fr/boite-a-outils/carte-2021-un-an-de-violences-de-lextreme-droite-010712334.

[15L’Alt-right : de Berkeley à Christchurch, Simon Ridley, 2020, Le Bord de l’eau ; « La “nouvelle droite” américaine. Les défenseurs du peuple blanc contre la démocratie », Laura Raim, novembre 2016, Revue du Crieur (no 5) ; « “Alt-right” : la bataille linguistique contre les néo-nazis aura bien lieu », Corentin Durand, 14 août 2017, Numerama, numerama.com/politique/213439-alt-right-la-bataille-linguistique-contre-les-neo-nazis-aura-bien-lieu.html.

[16« Peter Thiel, l’homme qui voulait achever la démocratie », Fabien Benoit, juillet 2018, Usbek & Rika ; « “NRx”, le mouvement néo-réac monarchiste de la Silicon Valley », Fabien Benoit, novembre 2018, Usbek & Rika ; « Eugénisme, individualisme, racisme… les racines obscures de la Silicon Valley », Marine Protais, mai 2019, l’ADN ; « Peter Thiel’s Free Speech for Race Science Crusade at Cambridge University Revealed », Nafeez Ahmed, décembre 2021, Byline Times.

[17« Palantir met la main sur les données du NHS pour une livre sterling », Barthélemy Dont, 10 juin 2020, korii, korii.slate.fr/tech/sante-royaume-uni-covid-19-palantir-acces-donnees-personnelles-nhs-1-livre ; « Des pays européens, dont la France, se rapprochent de Palantir pour traquer le virus », Alice Vitard, 2 avril 2020, l’Usine Digitale ; « Seeing stones : pandemic reveals Palantir’s troubling reach in Europe », Daniel Howden, Apostolis Fotiadis, Ludek Stavinoha, Ben Holst, 2 avril 2020, The Guardian, theguardian.com/world/2021/apr/02/seeing-stones-pandemic-reveals-palantirs-troubling-reach-in-europe.

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