États-Unis : les émeutes permettent une ouverture dont il faut se saisir pour développer les luttes

La revue étatsunienne Viewpoint a réuni plusieurs collectifs noirs radicaux pour faire le point sur l’après Ferguson. Le site Des Nouvelles du Front a traduit l’entretien avec le collectif anarchiste-communiste « Unity and Struggle » qui livre son analyse de cette nouvelle géographie de l’émeute et sur les stratégies d’action à la suite des émeutes de Ferguson.

Un tournant important dans la lutte de libération des Noirs dans les années 60 ont été les rébellions urbaines de Watts, Detroit, Newark, et des dizaines d’autres villes, ce qui a entrainé beaucoup de destructions de biens et de pillages. Beaucoup de choses ont changé depuis, mais l’économie politique du développement urbain est toujours une dynamique centrale de l’inégalité raciale dans des endroits comme Baltimore, Oakland et Ferguson. Les émeutes sont elles encore politiquement pertinentes, ou leur sens a-t-il changé ? Et que dire de ces endroits aux conditions similaires où les grandes émeutes n’ont pas eu lieu, comme New York ou à Philadelphie ? Quelles autres mesures pourrait-on utiliser pour mesurer le développement de la lutte au-delà du militantisme de la rue ?

La plupart d’entre nous sont partiellement d’accord avec les thèses de « l’ère des émeutes » de Blaumachen, dans le sens ou les émeutes urbaines sont une dimension importante de la lutte des classes dans la période actuelle (en tenant compte du développement et de la composition de classe variables dans le monde, et de leurs différents répertoires tactiques). Nous pensons que ces émeutes sont politiquement pertinentes aux États-Unis parce qu’elles provoquent des ondes de choc à travers la société ; elles fracturent l’idéologie dominante, et électrisent le questionnement de masse du système au-delà de leur base sociale immédiate ; elles exposent les divisions internes au sein de la classe, et pointent leur possible résolution. Bien sûr, les émeutes ne produisent pas immédiatement l’unité de la classe ; selon la force du réformisme des ouvriers (blancs), les divisions internes pourraient même s’aggraver. Mais elles posent les conditions d’une unité supérieure à venir, et d’une recomposition de la classe. Nous sommes d’accord avec C.L.R. James que la lutte autonome des noirs a le potentiel d’ « amener le prolétariat sur le devant de la scène. »

Pourtant, les émeutes ne font que créer des ouvertures. Les gens doivent construire autour de cette ouverture et développer la capacité des luttes à s’approfondir et à s’élargir. Nous ne disons pas cela juste au sens militaire, en termes de tactiques que nous utilisons dans les rues, mais aussi dans un sens politique. Pour éviter que la base de la classe qui a lancé une émeute soit purement et simplement refoulée, ou tout simplement contenue, épuisé et récupérée, nous devons aider les émeutes à se maintenir dans le temps, s’étendre à tous les secteurs (comme lorsque les rébellions urbaines de la fin des années 1960 ont alimenté la vague de grèves sauvage de 70 et 74), et prendre le caractère complexe à la fois d’émeutes, de grèves et d’occupations. Cela implique toutes sortes de défis organisationnels, stratégiques et tactiques, mais aussi politiques. Comment semer le genre de conscience de classe qui va faciliter ces sauts quand ils sont possibles, et dévoiler la façon dont nos vies sont liées ensemble sous les formes de l’apparence qui nous sont imposées par le capital ?

Au sujet de l’économie politique du développement urbain, il y a eu quelques bonnes illustrations. Nous avons vu les points chauds dans les « maillons faibles » comme Ferguson et les banlieues comme McKinney ou celle où Trayvon a été tué. C’étaient les zones de frontières raciales en dehors des centres urbains, qui ont amené les forces de sécurité blanches au contact du prolétariat et de la petite bourgeoisie d’une nouvelle manière. Des choses semblables peuvent se produire dans les villes étalées comme Houston, où le développement de l’élite politique noire n’a pas suivi le rythme de la croissance de la ville. Les réseaux clientélistes existants y sont fixés sur les quartiers historiquement noirs, dont la population prolétarienne est poussée vers d’autres quartiers, comme le sud-ouest . Cela crée des débouchés potentiels pour la lutte qui peuvent ne pas être immédiatement récupérés par l’élite politique noire.

À Baltimore en revanche, des émeutes ont éclaté dans un centre urbain noir – l’un des plus misérables de la côte Est – mais elles ont été contenues par le leadership noir de la classe moyenne (la Nation de l’Islam, les politiciens noirs, le jeune procureur de noir qui a porté plainte contre le flic, avec qui beaucoup de gens sympathisaient). Des endroits comme New York n’en ont pas vu tant que ça, parce que, même si vous avez une police armée brutale, vous avez aussi un tissu solide d’ONG, avec une gauche petite-bourgeoise encore hégémonique, et une bureaucratie municipale multiraciale « progressiste » avec ses systèmes de soutien encore assez intacts. La désintégration sociale y est plus contenue, malgré les points chauds comme l’émeute de 2013 à Flatbush. À Atlanta, la politique de respectabilité noire domine encore beaucoup le discours des médias et de l’élite politique. Bien que cela soit contesté par un mouvement BLM [Black Lives Matter] de plus en plus radicalisé, il y a un fort précédent de protestation respectable et de « hurlement de la vérité en direction du pouvoir ». De même, à Philadelphie vous avez une élite politique noire très ancienne, et un chef de la police (Ramsey) connu comme le spécialiste du gant de velours – même si Philly est incroyablement appauvrie ; si bien qu’un scénario à la Baltimore est encore possible là aussi.

En ce qui concerne l’évaluation des luttes, la plupart d’entre nous seraient d’accord sur le fait qu’il faut réfléchir au-delà du militantisme de rue. Nous dirions qu’il faut aussi regarder au-delà du nombre de membres des organisations de la gauche établie. Certains critères d’un mouvement croissant pourraient être la quantité d’organismes indépendants et la conscience de classe qu’ils laissent dans leur sillage : combien de nouveaux groupuscules se sont multipliés dans le cadre de la vague ? Combien ont persisté ? A quel point se repend l’idée que « quelque chose ne va pas avec cette société », et à quel point les personnes sont-elles à la recherche de réponses politiques ? Combien de gens ont-ils développé un sentiment que, collectivement, nous pouvons intervenir sur le cours de l’histoire ?

Note

Sur les émeutes de Ferguson et les émeutes urbaines récentes aux États-Unis, une analyse matérialiste :

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