Stratégies des gilets jaunes : diversité ou homogénéité ?

Entre le Référendum d’Initiatives Citoyennes et l’Assemblée des assemblées de Commercy, on peut dire qu’on a deux visions de la démocratie directe qui sont portées par les gilets jaunes. Pour certain.e.s, c’est même une question de camp. Les débats en AG, ou sur les réseaux sociaux sont souvent passionnés.

Présentation

D’un côté, nous avons Commercy. Les Gilets Jaunes de cette localité de l’Est, non loin de Nancy, on lancé un appel (leur 2e) fin décembre qui invitait toutes les assemblées populaires gilets jaunes de France à se rejoindre chez eux le week end du 26 janvier pour une Assemblée des assemblées.

Le but est de fédérer les groupes de GJ qui se retrouvent sur des principes de démocratie directe égalitaire, de refus de la représentation et de la récupération, de toute forme de porte-parolat autoproclamé, et d’envie de se fédérer de proche en proche pour amplifier le mouvement, apprendre des uns des autres sans tomber dans des logiques bureaucratiques !
(un gilet jaune de Commercy)

De l’autre côté, nous avons le RIC (référendum d’initiatives citoyennes), idée reprise par Etienne Chouard et qui a vite fait son chemin parmi les gilets jaunes.
Il y a 4 types de référendum d’initiatives citoyennes :
1) Constituant : pour faire ou modifier les articles de la Constitution
2) Abrogatoire : pour annuler une loi
3) Législatif : pour faire une loi
4) Révocatoire : permettant de renvoyer n’importe quel élu.e

Et après, pour éviter les magouilles, on tire au sort des citoyen(nes) mandatés(ées), pour les charges publiques et les portes-paroles. Avec des assemblées citoyennes, sur tout le territoire, comme sur les ronds-points, pour faire remonter nos revendications.
(un gilet jaune pro RIC)

L’idée du RIC, c’est d’abord de passer par une assemblée constituante tirée au sort qui réécrirait une Constitution dans laquelle, selon les mots de Chouard, on inscrirait le pouvoir du peuple, qui, jusque-là, lui a été volé par des instances représentatives.

Analyse

D’un côté Commercy, des assemblées locales venant de partout et qui se fédèrent, des assemblées qui se rencontrent, mais aucune entité générale qui décide pour les autres ou qui les représente. Du coup c’est l’aspect local qui est gagnant. Rien ne légifère sur ce que doit faire une assemblée locale. On peut dire que c’est le général au service du local. C’est une manière par laquelle des diagnostics locaux, comme la difficulté à se loger, typique en région parisienne, peut avoir un écho plus large que si la question n’était restée qu’au niveau local. Et c’est tout l’interêt de ce mode de fonctionnement. Si dans une majeure partie de la France, le prix de l’essence est le problème numéro un, son pendant en région parisienne, c’est le prix du loyer.
Cette méthode permettrait de faire remonter et de donner du poids à chaque problématique locale, d’autant plus si par un jeu d’alliance entre les assemblées, on fait porter les revendications à un niveau national.
Si on devait lister les bénéfices d’une telle coordination, on pourrait dire :
1- Se donner du poids,
2- S’améliorer ensemble,
3- Synchroniser des actions communes partout en France.
Sur la question de l’essence ou des loyers, on voit bien qu’il faudra peser de concert pour obtenir un rapport de force favorable.

De l’autre côté, on a donc l’assemblée constituante, qui serait bâtie par le biais de grosses plates-formes numériques pour pouvoir agencer le débat démocratique à l’ensemble de la France, le but étant de faire participer un maximum de français.e.s (ces plateformes sont déjà à l’essai, sur le modèle de la plateforme du Grand Débat organisé par Macron). Là on a un mouvement inverse par rapport à Commercy, c’est le local qui est au service d’une entité générale : une nouvelle Constitution.

D’un côté, on a une force collective dont le but est de favoriser la diversité avec une coordination des assemblées, de l’autre côté, on a un travail collectif dont le but est de produire de l’homogénéité avec la proclamation d’une nouvelle Constitution devant s’appliquer in fine à tout le monde dans le territoire qu’elle s’est délimité (la France).

Le rôle des plateformes numériques dans le RIC

Au final, comment organiser le vote massif pour telle ou telle loi ? C’est bien le problème majeur qui se place devant le RIC.
Pour ce faire, le gouvernement italien avait proposé le service de sa plateforme numérique - appelée "Rousseau", à un collectif de gilets jaunes, via Eric Drouet. Au final, ce dernier a rejeté la proposition. On se rappellera qu’à ce moment-là, on s’est senti accroché à nos dépens à la décision d’un seul homme concernant la suite du mouvement.

Si cette option a été salutairement balayée par Drouet, il n’en reste pas moins que la question du RIC s’articule autour d’un outil qui permettra son application concrète. Sur ce point, Chouard nous a déjà expliqué le rôle primordial que jouerait internet et les plateformes numériques.
Ça va de pair avec le RIC. C’est le seul outil envisagé jusqu’à présent pour remplacer le bulletin de vote dans le processus final de décision d’une loi.

Ce que nous voulons pointer ici, c’est que l’application concrète du RIC est loin d’être l’idylle révolutionnaire soft qu’on nous vante à tout bout de champ. Sous des aspects innovants, nous en revenons en fin de compte à un rapport isolé au choix politique où il est question de voter par internet chez soi, devant un ordinateur, recalé comme avant dans un quotidien banal. Tout le travail de rencontre, de construction collective, de changements réciproques que nous apportent cette lutte est en fin de compte canalisé pour retomber dans un rapport individuel à la politique. Comme si les gilets jaunes devaient servir à créer l’outil parfait pour gérer les humains. La machine en dehors de l’humain pour gérer l’humain. Car au final c’est ça que vise la constituante et le RIC. Encore une fois, nous ne servons que de rouage à la construction de la machine qui va nous gouverner.
D’une certaine manière, la constituante et son RIC sont un retour à la normale, une manière pacifiée, voire avortée de vouloir clore le mouvement des gilets jaunes pour retrouver un rapport docile face aux choix de notre époque.

L’unité est une chimère, il n’y a que des diversités qui s’entendent plus ou moins bien

Le RIC n’est pas l’outil qui assurera la puissance du peuple, parce qu’en vérité il n’y a pas un peuple. Il y a des diversités qui font alliance ou plutôt qui semblent parfois avancer contre un ennemi commun, en l’occurrence Macron et son monde.
Décrétez une homogénéité par le biais d’une constituante et vous verrez toute la prétendue unité du peuple se transformer en une décomposition fratricide. Parce que ce qui est bon à Souillac ne l’est pas forcément à Saint-Nazaire.
La notion de peuple prônée par les tenant du RIC est une unité aveugle. Il n’y a qu’à manifester dans les rues à côté de quelqu’un criant aux passants : « nous sommes le peuple ! » pour se trouver ridicule et complice d’un abus de langage. C’est la notion même de peuple qui est ici mal analysée, croyant dans la vertu d’une unité qui serait la majorité. Or la majorité c’est une production, un nivellement de la réalité, une statistique pour gouvernants. Alors que la force des gilets jaunes s’est trouvée dans l’expression diverse des autonomies de pratiques et de revendications, dans la multiplication de nos particularités.

Il est probable que nous n’ayons pas besoin de nouvelles institutions pour vivre, ni de logiciel de gestion d’humains et de ressources. Comment se prémunir des dérives du pouvoir même chez des élu.e.s du « peuple » ? C’est une règle héritée de nos échecs passés : le pouvoir est maudit. Peu importe qui le détient. En général, il ne le lâche pas.

Nous avons la chance avec l’appel de Commercy et ceux qui viendront ensuite, de pouvoir envisager une stratégie beaucoup plus ingouvernable pour ceux qui veulent normaliser pour gouverner. De ne pas nous situer en un point, mais en plusieurs. En faisant avancer le mouvement et en lui conservant toutes ses diversités et non une homogénéité passée à l’entonnoir, on aura peut-être une chance de renverser le pouvoir, d’être insaisissables et d’avoir enfin les coudées franches.

Nous avons mis nos pieds dans la porte, il s’agit de ne plus en enlever aucun au profit des autres. C’est notre force collective qui est à même de défendre nos intérêts. Partout et tout le temps. En prenant la rue ou les ronds points, on a enfin trouvé un job à plein temps.

Des gilets jauné.e.s !

À lire également...