Dès le milieu des années 70, Camille* milite dans la mouvance anarchiste et prend une part active aux luttes de terrain (anti-franquisme, antimilitarisme, insoumission, anti-nucléaire, droit à l’avortement, immigration, abolition de la peine de mort., contre les prisons et les lieux d’enfermement, Larzac, Plogoff…) puis au fil du temps squatts, autonomie, solidarité et accueil de réfugié.e.s de nombreux pays d’Amérique latine, ensuite Italien.ne.s, Allemand.e.s des « années de plomb », Turc.que.s, Kurdes… En 81, elle participe à nombre d’actions pour arracher la libération des prisonniers politiques.
Au long de toutes ces années, elle va rencontrer puis se lier avec certain.e.s qui formeront ensuite Action Directe. Un bout de route assez proche, des amitiés sincères, mais elle refuse de choisir l’option lutte armée.
En GAV à plusieurs reprises, elle ne sera jamais inculpée et n’a pas de casier judiciaire.
En 86, son amour de l’époque décède après l’avoir sauvée sans le savoir. Intoxication au monoxyde de carbone.
Elle passe près de la folie et ses camarades organisent son départ au Canada pour lui redonner désir de vivre et de lutter. Ce qui réussit après plusieurs mois. Elle envisage alors de s’installer là-bas.
Elle rentre en France pour effectuer une demande d’immigration selon les règles légales, remplit un dossier. Elle renoue bien sûr avec ses ancien.ne.s ami .e.s, le milieu militant et attend cette réponse de l’ambassade du Canada qui prend des mois. Les militant.e.s d’AD sont arrêté.e.s à Vitry-aux Loges. Les médias se déchaînent. Elle se laisse glisser doucement de nouveau, bataille contre des obstacles administratifs qui semblent sans fin.
Un jour, elle est contactée dans la rue par des policiers en civil qui lui proposent l’odieux marché habituel : elle donne, ils donnent : ce qu’ils pensent qu’elle peut savoir de militant.e.s encore mal connu.e.s contre son départ.
Elle tient tête au chantage, aux menaces.
Mais pour obtenir ces délais, cette attente forcée, les autorités françaises ont dû demander l’aide du gouvernement canadien, et celui-ci pense désormais que cette personne qui peut tant intéresser la police ne serait pas bienvenue dans la Belle Province si tranquille.
Et le Consulat l’informe alors après un xième rendez-vous qu’elle est déclarée « persona non grata » et n’obtiendra aucun visa pour s’établir au Canada et qu’il est même inutile qu’elle envisage un simple voyage touristique. Les frontières lui sont désormais fermées.
Après l’abattement, la colère et l’idée que sa petite personne puisse avoir une telle force lui redonnent le goût de vivre et de se battre. Et de nouveau, elle rejoint les luttes contre les injustices, les expulsions, les lieux d’enfermement…
Dix ans, puis vingt ans plus tard, elle tentera de retourner au Québec, craignant toujours d’être refoulée à l’entrée du pays, et les deux fois elle y parviendra suite à des hasards de contrôles aux frontières. Et elle a toujours gardé d’étroits contacts avec ce pays qui lui a comme sauvé la vie.
Aujourd’hui Camille a 63 ans. Envie de retourner voir le Québec en hiver, saluer les t’chums et prendre dans ses bras l’un des plus proches qui peine maintenant à prendre l’avion et l’une des plus chères qui veille son compagnon malade.
Depuis septembre 2016, un nouveau document est obligatoire pour se rendre au Canada : l’AVE (autorisation de voyage électronique).
Camille remplit le questionnaire. Le délai lui semble anormalement long. Puis un mel « Refus de la demande d’AVE ». « Le dossier de votre demande est maintenant fermé ». Le motif manque de précision mais quelle importance ?
Rien de grave dans toute cette histoire. Rien de comparable avec les parcours dramatiques de personnes migrantes qui fuient la mort et la misère sans nom et se heurteront à des frontières d’une manière autrement tragique. Des Palestinien.ne.s, chaque matin, se demandent si ce jour-là ils passeront la frontière. Chaque jour, des milliers de personnes se voient refuser l’entrée de dizaines de pays simplement PARCE QUE. Pas le bon papier, pas la bonne origine, pas la bonne religion, pas …
Rien de commun dans ces histoires que la mainmise absolue des États sur la libre circulation des personnes.
Camille se demande juste si ce refus est l’œuvre d’un sombre crétin dans un obscur bureau qui a abusé de son minuscule pouvoir ou si c’est l’obéissance à un État qui n’a rien de mieux à faire que de poursuivre une rancune vieille de 30 ans.
Camille refuse de déposer une réclamation, de contester la décision, de discuter avec des autorités qu’elle sait ennemies, représentatives d’un pouvoir détesté. Mais elle refuse aussi de taire cette histoire absurde, imbécile et ridicule.
*Le prénom a été modifié.