Récit de comparutions immédiates du 3 mai 2019

Pour mieux me représenter la violence de la justice et en soutien aux interpellé·e·s, j’ai répondu aux appels de la coordination antirépression et je me suis rendu au TGI de Paris porte de Clichy vendredi 3 mai pour assister à des audiences de manifestant⋅es arrêtées pendant ou avant les manifestations du 1er mai.

J’avais lu plusieurs brèves de comparutions immédiates sur Paris-luttes.info ou ailleurs, j’avais compris que la répression ne s’arrêtait pas aux violences policières lors des manifestations, mais qu’elle continuait pendant des heures, des jours, des mois pour certain⋅es avec la violence judiciaire.
Pour mieux me représenter cette violence et en soutien aux interpellé·e·s, j’ai répondu aux appels de la coordination antirépression et je me suis rendu au TGI de Paris porte de Clichy vendredi 3 mai pour assister à des audiences de manifestant·e·s arrêtées pendant ou avant les manifestations du 1er mai.

Je m’attendais à sortir de là découragé, me sentant impuissant face au système judiciaire, mais j’espérais qu’une personne de plus dans l’audience aiderait à réduire ce sentiment chez les condamné·e·s. Ça ne s’est pas tout à fait passé comme ça.
En arrivant, je me sens complètement perdu dans le bâtiment de 28 étages, pas du tout à ma place, mais je finis par trouver une des quatre salles de comparution immédiate (CI) dédiées aux manifestant·e·s.
Je ne m’attendais pas à y voir entre 50 et 100 spectateur·rice·s. En multipliant par quatre on atteint presque les chiffres de la préfecture pour la manif de samedi à Paris... Je transcris un récit des quatre audiences auquel j’ai assisté en trois heures. Certains détails sont peut-être confus, les citations sont parfois inexactes, mais ça donne une idée.

J’arrive au milieu de la première audience. Il est interpellé pour avoir « participé sciemment, même de manière temporaire, à un groupement formé dans un but violent, avec l’intention manifeste d’en découdre avec les forces de l’ordre », comme tous les autres, et en plus le fait d’avoir essayé de s’échapper, de s’être débattu violemment, et d’avoir donné un coup dans le casque d’un CRS.
Quand j’arrive, ils·elles sont en train de parler de son passé, de ses problèmes d’alcool, sa difficulté à s’intégrer, etc. À un moment le juge dit qu’il avait déjà frappé quelqu’un depuis sa dernière sortie de prison.

« Non, mais alors on peut en parler de cette histoire ? Je veux pas que vous croyez que je suis violent, que je frappe tout le monde. J’étais au café, y’a un type qui me dit ’Mate son cul comme elle est bonne’ en parlant d’une fille de 15 ans, je l’ai frappé, c’est parti tout seul »

Gros applaudissements dans la salle. Le juge pète un câble, « On n’est pas au spectacle », etc., il demande a des gens de sortir de la salle, ils·elles veulent pas, les flics les forcent…
Puis il dit au type « Je ne suis pas sûr qu’inciter à la violence vous arrange », qui répond

« Non non, mais les écoutez pas, c’est mon audience pas la leur, j’incite pas à la violence, je veux juste pas que vous croyez que je suis un dangereux qui est tout le temps saoul et qui frappe tout le monde. »

Le procureur dit que la justice a déjà « tout essayé » sur lui, qu’il est « désespérant et inquiétant », qu’il ne fait que mentir par rapport à ses déclarations en garde à vue, qu’il se positionne toujours en tant que victime, que c’est jamais de sa faute... et requiert 8 mois ferme « à cause du risque de réitération ».
L’avocat commis d’office fait un plaidoyer un peu humiliant et pas trop en coordination avec le récit du type, mais il essaye tout de même de montrer l’absurdité de « l’intention manifeste d’en découdre avec les forces de l’ordre », le manque de gravité des faits, et les conséquences désastreuses qu’aurait une seconde peine de prison sur son intégration.
Quand il lui est demandé s’il veut répondre au proc, le défendant dit :

Vous me reprochez de ne pas être honnête, que je n’ai aucune honte, mais moi quand je parle aux gens je les regarde dans les yeux.

(Le proc avait constamment regardé le juge pendant son discours.)
Il prend 4 mois ferme avec mandat de dépôt. En sortant de la salle, contenant des larmes, il crie au juge « Vous radicalisez les gens ! » Dans la salle les gens approuvent et crient « Courage », « Liberté », d’autres messages de soutien. La condamnation fait mal, mais n’étonne pas, la défense était faible et peu ou pas préparée face aux tirs à balles réelles du proc et du juge.

Le deuxième est poursuivi pour :

  • participation blablabla ;
  • avoir résisté avec violence à son interpellation ;
  • refus de signalétique (ADN et empreintes) ;
  • port d’arme de catégorie A (UN MASQUE À GAZ) ;
  • Menace de mort sur un policier (« Ah, maintenant que tu enlèves ton casque je te vois, je vais te retrouver et te faire la peau » après son arrestation).

Il a donné aucune info sur qui il était, le juge lui demande s’il veut être jugé aujourd’hui ou s’il préfère être déféré, il répond simplement « Je refuse la comparution immédiate », le juge comprend pas, « Gngngn c’est pas une réponse », l’avocat et le public lui balancent qu’il a répondu, qu’il refuse de paraître tout de suite en protestation du principe de comparution immédiate.
Le proc requiert le placement en détention provisoire.
L’avocat sait un peu qu’il ne peut rien faire contre, mais fait quand même un plaidoyer sur la violence des procédures (c’est pas un commis d’office, il fait partie de la coordination antirep, comme les deux autres). La CI est une violence, sa posture est très courageuse, il refuse de se soumettre aux flics parce qu’il n’a aucune raison d’avoir été interpellé (à part « participation... » tout date d’après son arrestation), les interpellations préventives sont en nombre excessif, souvent uniquement pour des rappels à la loi, ce qui montre bien qu’elles ne servent qu’à décourager d’aller en manif’, et qui sont sur des prétextes ridicules comme cette fois : « Il était vêtu de noir ». « Vous disiez tout à l’heure au public qu’il n’assistait pas à un spectacle, mais pourtant, le spectacle, n’est-ce pas la justice à laquelle on assiste aujourd’hui, qui, dépourvue de preuves, condamne sur des faits supposés, sur des intentions » puis en gros « Libérez-le et n’utilisez pas la détention provisoire comme moyen de pression contre les opposant·e·s politiques. »
Le juge décide de le placer en DP avant son audience dans trois semaines, puis lui pose les questions classiques : « Maintenant quelques questions qui ne font pas partie de votre audience, mais pour aider la maison d’arrêt à vous accueillir », il répond :

« Je n’ai rien à déclarer, personne n’est bien accueilli en prison, ils ne m’aideront pas quoi que je vous dise ».

Tout le monde lui souhaite courage, ça lui redonne un petit sourire et il lance « Merci, à bientôt ».
De l’admiration, premièrement pour une personne qui rejette la possibilité de s’éviter trois semaines de prison pour protester contre son arrestation, mais aussi pour toute la salle qui par sa présence et ses encouragements lui permettra sûrement de mieux vivre ces trois semaines.

Le troisième dit ne pas avoir eu le droit à un·e avocat·e en GAV, (il a signé un procès-verbal disant qu’il a refusé d’en voir un·e, mais il déclare ne pas avoir pu lire le PV) : il y a une suspension d’audience pour leur laisser le temps de préparer leur défense. Il a été interpellé avant la manif, les flics l’ont vu se débarrasser d’un marteau, il avait sur lui un masque de ski et d’autres protections, pas de papiers et il refuse de décliner son identité.
Il ne veut pas être jugé aujourd’hui, et comme le précédent n’a donné aucune information sur lui en GAV. Il dit ne rien donner pour éviter une justice de classe. « On ne juge personne en fonction de sa classe sociale » d’après le juge. La salle éclate de rire.
Il explique, pourquoi lui demander s’il a un travail si le SDF et le cadre justifiant d’un CDI ont les mêmes chances de finir en détention provisoire ? Le proc lui répond que c’est absurde, que cette après-midi même un SDF n’est pas allé en DP, youpi l’argumentaire… Le juge le menace, lui demande s’il se rend compte du piège dans lequel il se met en ne donnant pas son identité. Il rétorque que le piège, c’est pas lui qui rentre dedans, mais la procédure qui le construit autour de lui.
Il finit par donner son nom, l’avocat donne au juge une justification d’hébergement donnée par quelqu’un du public pendant la pause au cas où il se déciderait. Le juge la regarde, « Ça ressemble à un faux prérempli, il y a deux écritures différentes », la personne qui l’a écrite se lève, gueule que c’est n’importe quoi, qu’elle l’a écrite seule.
Le proc requiert la DP en disant que n’importe qui peut sortir un nom comme ça, qu’il n’y a pas de preuves.
L’avocat rétorque que la DP est censée être en dernier recours et qu’elle est utilisée à tout va depuis novembre, que le parquet fait des gardes à vue violentes à l’arrache, que les droits sont bafoués, qu’il est normal de ne pas donner son identité quand les interpellations préventives servent au fichage des manifestant·e·s, qu’avec les chefs d’accusation et le manque de précisions du parquet, il devrait être relaxé.
Le juge : « C’est ridicule, comme s’il y avait une sorte de complot planétaire… » Dans la salle « C’est ce qu’on appelle la justice ! »
Pareil, DP jusqu’au 23 mai, aux questions il ne donne pas de précisions, sauf à « Risquez-vous de souffrir d’un manque dû à des stupéfiants ou à l’alcool ? » ou il répond : « Non, mais si je n’ai pas de nourriture adaptée à une alimentation végane je risque d’avoir des manques alimentaires ».
« Courage », « Liberté », « On est avec toi dans la salle », et il sort avec le sourire. Le déni du proc et du juge face aux accusations de justice adaptée à la classe du client reste en travers.

Le quatrième c’était un étudiant de 20 ans, pas hyper au fait de l’attitude à prendre en garde à vue. Il a parlé, ça l’a pas aidé, et il a accepté la CI. Poursuivi pour :

  • Participation à un groupement blablabla, justifié par le fait qu’il était au même endroit que des individus violent·e·s et qu’il avait du matériel de protection ;
  • Lancer de projectiles sur les forces de l’ordre sans dégâts (une bouteille de bière).

Le juge détaille : les forces de l’ordre avaient sommé de se disperser, il est resté, masqué, il portait un bâton, il a lancé une bouteille vers les FDO puis a repris sa marche comme si de rien n’était pour semer le doute. L’inventaire fait état de plein de protections, de sérum phy, d’un gilet jaune « sur lequel il est écrit ’Macron, la sens-tu, la quenelle’, c’est délicat… »
Pendant la GAV il explique que les protections sont pour se protéger [no shit c’est chaud de devoir expliquer ça.], dit que le bâton n’était pas à lui comme d’autres objets de l’inventaire (dont le gilet jaune), qu’il a été confondu avec le·la lanceur·euse de la bouteille. Le juge demande en quoi des gants coqués sont une protection et pas une arme. Il répond tout bêtement que c’est des gants de vélo, donc bien de protection, il doit même expliquer comment ça marche.
Puis il explique ce qu’il s’est passé (un peu différent de sa version en GAV) : il était dans le cortège syndical, à côté de la CGT, il a vu les charges, mais n’a pas entendu les sommations, il a fui les lacrymos dans une rue perpendiculaire, hors du trajet déclaré effectivement, mais il y a été forcé. Il ne connaissait personne de ceux·elles dans la rue, qui ont renversé une poubelle de verre et balancé des projectiles sur les FDO.
À propos du bâton, il dit l’avoir ramassé dans la panique, sans trop savoir quoi en faire, pour se donner du courage, que de toute façon il était trop fragile pour causer des dégâts, et qu’il l’a lâché quand il a commencé à fuir les charges et interpellations.
Pour la bouteille, il justifie l’avoir jetée au sol dans l’espoir que les éclats de verre ralentissent les flics à cheval. Le juge se fout de sa gueule, lui demande où il a vu qu’un cheval allait être ralenti par des éclats de verre. L’avocat répond que le juge n’a probablement jamais été chargé par des CRS au milieu des lacrymos pour juger de la véracité du récit sur la base de l’irrationalité d’une action faite dans la panique.
Puis le juge demande des précisions sur lui, sur son passé. Le fait d’être blanc, étudiant, avec une famille ’normale’ et plutôt aisée a un effet sur le juge…
Le proc, hyper méprisant, encore plus que d’habitude, dit être dubitatif sur certains points, vu que sa version a évolué depuis la GAV [Ne jamais parler, c’est vraiment à suivre.], Par exemple « J’ai très très peur, mais je reviens quand même tous les samedis », il dit qu’il ment pour faire pitié.
Compte tenu de la « gravité des faits » (un jet de bouteille par terre), il requiert 8 mois dont 4 ferme, 140h de TIG, et pointage au commissariat après la sortie. Il finit sur « Mais si vous avez si peur, n’y allez plus ».
Lire des analyses des stratégies de répression policière et judiciaire pour tuer le mouvement c’est quelque chose, entendre le proc dire « Si vous avez peur, N’Y ALLEZ PLUS » c’est autre chose.
Le plaidoyer de l’avocat est magnifique. Il commence par répondre que le récit n’a pas évolué, que ses déclarations d’aujourd’hui sont juste plus précises (le bâton n’était effectivement pas à lui, il n’a effectivement pas jeté de bouteille sur les FDO). Puis il démonte l’accusation de « participation… », qui n’est qu’un prétexte pour arrêter des gens au hasard, mettre dans leur sac des objets trouvés par terre, ou les incarcérer pour avoir sur eux·elles du matériel de protection (comment considérer le matériel de protection comme une preuve de « l’envie d’en découdre » lorsque la participation même à une manifestation pacifique est aujourd’hui extrêmement dangereuse ?) À noter que l’équipement est ridicule par rapport à celui des flics que l’on n’accuse jamais de venir en manifestation avec l’envie d’en découdre. Le but étant d’effrayer les manifestant·e·s en GAV, de les envoyer en CI où un proc aux ordres de [je sais plus exactement qui/quoi] les descendra s’ils·elles sont particulièrement motivé·e·s, et d’en avoir moins dans la rue le samedi suivant.
Le proc « Je ne suis aux ordres de personne, je vous prie de cesser votre diffamation ». L’avocat s’énerve : « Vous n’êtes ni impartial ni indépendant, vous faites partie d’une hiérarchie, et vous n’auriez pas pu rester 9 ans à cette place sans respecter les ordres de vos supérieurs, ne m’interrompez pas en me disant que je vous offense en disant que vous êtes aux ordres. »
Il finit par dire que par manque de preuve, il ne peut être incriminé pour « participation… » et que son récit montre que le second chef d’accusation est faux. Il devrait donc être relaxé. Dans le cas où le juge préférerait croire le flic, qui n’est pas présent, plus que l’accusé, alors même dans son récit il n’y a pas eu de violence vu que la bouteille a uniquement été lancée entre lui et les forces de l’ordre. Il requiert pas plus de 4 mois de sursis simple sans inscription au casier judiciaire pour ne pas briser ses projets de carrière (encore une fois, l’étudiant, voulant devenir prof, a plus de chances de s’en sortir que le jeune au chômage sans projets…).
Il est reconnu coupable à cause de l’évolution de ses déclarations et prend 3 mois de sursis simple sans inscription au CJ. Gros soulagement quand même.

Quelques récits entendus dans les couloirs :

  • Dans la salle d’à côté quand on lui a reproché d’être habillé tout en noir a la manif quelqu’un a répondu

    Quand je regarde cette salle je vois que je suis pas le seul a aimer le noir

    en regardant tour à tour le jury et le proc dans les yeux ;

  • Il y a un type dont le premier chef d’accusation était « refus de signalétique » : genre on t’arrête, on sait pas trop pourquoi, mais ensuite hop on trouve quelque chose. Il avait pas ses papiers, vendredi y avait ses parents dans la salle qui ont apporté son passeport, le proc a dit qu’il y croyait pas, il est allé en DP.

En tous cas, ça faisait plaisir de voir que tout ça ne se passait pas dans l’indifférence générale, qu’il y a des dizaines de personnes qui vont soutenir les interpellé·e·s toutes les semaines, j’ai croisé plusieurs personnes que je connaissais vite fait, tout le monde a la rage contre les procs et les juges, mais tout le monde est solidaire et soutient les accusé·e·s du mieux qu’ils·elles peuvent.

Ça donne grave du courage de voir que même la justice nous isole pas, je conseille à tout le monde d’aller assister à des audiences, que ce soit celles de manifestant·e·s ou de « petit·e·s délinquant·e·s », pour eux·elles mais aussi pour vous. Je reste impressionné par les deux qui acceptent la DP en protestation du système judiciaire, qui savent qu’ils vont y aller et qui continuent à cracher à la gueule du juge et du proc que leur justice n’a rien d’équitable.

Mots-clefs : justice | 1er mai | procès
Localisation : Paris 17e

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