photo Adèle Mauduit
Né en 1925, Raymond Gurême n’a que 15 ans lorsque lui et sa famille sont arrêtés, le 4 octobre 1940 au petit matin, à Petit-Couronne, près du port de Rouen. Deux gendarmes français, venus à moto, les somment de les suivre. Raymond Gurême dira dans Interdit aux nomades, le livre qu’il a écrit avec Isabelle Ligner : « C’est à cette occasion que j’ai appris que la volaille arrive toujours à l’aube ».
Le même jour, une ordonnance allemande avait décrété l’internement des Tsiganes en zone occupée, dans des camps placés sous la responsabilité de la police française. Les derniers Tsiganes internés ne seront libérés qu’en 1946, deux ans après la Libération. Raison de plus pour affirmer que l’internement des nomades résultait bien d’une volonté française.
Ainsi, le 6 avril 1940, six mois avant l’ordonnance allemande, le président Albert Lebrun signait un décret interdisant la circulation des nomades pour toute la durée de la guerre et sur l’ensemble du territoire français et les assignait à résidence. Quant au carnet anthropométrique, instrument de fichage des populations nomades, il est en vigueur depuis 1912.
Les Gurême ainsi que d’autres familles sont dans un premier temps emprisonnés dans le camp de Darnétal (76). C’est là que Raymond et sa famille doivent abandonner tout ce qu’ils possèdent : les roulottes, le châpiteau et les appareils de cinéma. La famille Gurême vivait jusqu’alors du cirque et du petit cinéma ambulant avec lesquels ils sillonnaient les routes de France.
Le 4 octobre 1940, lorsqu’ils arrivent au « camp d’internement de nomades » de Linas-Monthléry (91) après de longues heures de voyage dans des wagons à bestiaux, ils n’ont plus rien et ils découvrent avec stupeur les conditions inhumaines dans lesquelles ils s’apprêtent à vivre.
Dans les baraques, écrit Raymond dans son livre, « pas de couvertures, pas de table, pas de chaises, pas de système de chauffage non plus. » Les conditions sanitaires sont désastreuses, les gens tombent régulièrement malades et certain.e.s n’y survivent pas.
Le camp est gardé par une soixantaine de policiers et de gendarmes français, qui abusent régulièrement de leur pouvoir et font vivre un calvaire aux interné.e.s.
Le 26 juillet 1941, Raymond s’évade une première fois du camp avec son frère. Ils sont dénoncés et arrêtés le 14 août. Mais Raymond, qui terminera la guerre avec dix évasions à son actif, s’évade à nouveau le 5 octobre 1941. Il est alors au mitard et c’est son extraordinaire souplesse, acquise à son plus âge avec le cirque, qui lui permet de se libérer de ses menottes, « aussi tranchant[es] qu’un couteau ». Les mains de Raymond garderont toujours les stigmates de cette évasion. Toujours grâce à ses aptitudes d’acrobate, il réussit à atteindre le haut d’un arbre : il y passe toute la nuit, transi de froid, alors que les policiers et les gendarmes le recherchent au sol. Au petit matin, il descend de son arbre et s’enfuit définitivement du camp. Il rallie la Bretagne à pied et réussit à se faire embaucher dans des fermes.
Entre la fin de l’année 1941 et le début 1942, il effectuera plusieurs voyages entre la Bretagne et Linas-Monthléry pour apporter de la nourriture à sa famille, toujours enfermée dans le camp. La deuxième évasion de Raymond ne figure pas dans les archives et les gardiens continuaient à lire son nom lors de l’appel.
Lorsqu’ils disaient « Raymond Gurême », ses sœurs entonnaient alors cette chanson qu’elles avaient écrites en l’honneur de leur frère, et que Raymond avaient pris l’habitude de chanter lors de ses témoignages :
Ce qu’aucun homme n’a pu faire,
Un gamin de quinze ans l’a montré
Que ce n’était pas une affaire
De se sauver tout en étant enchaîné.
C’était pour une bagatelle
Qu’on l’avait mis au cagibi
Mais sa colère était telle
Que le soir il est parti,
Parti de Linas-Monthléry.
Les gendarmes se mirent à ses trousses,
Mais ils n’ont pas pu le rattraper
Ils sont revenus tous bredouilles,
Le chef avait l’air d’une andouille !
Et si Dieu le veut bien,
C’est pas aujourd’hui, ni demain,
Que nous reverrons notre frangin !
En avril 1942, sa famille ainsi que tous les internés de Linas-Monthléry sont transférés dans le camp de Mulsanne, dans la Sarthe, puis le 3 août 1942 dans celui de Montreuil-Bellay, dans le Maine-et-Loire. Montreuil-Bellay était le plus grand camp d’internement pour « nomades » parmi ceux mis en place pendant cette période, et sa famille n’en sortira qu’en septembre 1943.
Entre-temps, Raymond a été arrêté par la police et est conduit en maison de redressement. Après s’être une nouvelle fois échappé, il y est reconduit puis réussit à trouver un emploi dans un hôpital. Il rencontre alors un blessé qui lui propose de voler un camion allemand pour le compte de la Résistance. Raymond accepte et réussit sa mission : il vient de rentrer dans la Résistance, il a 16 ans. Mais le directeur de l’hôpital, qui l’a vu au volant du camion, le dénonce.
Une nouvelle fois en cavale, Raymond est repris et envoyé à la prison d’Angers, où les exécutions sont quotidiennes. Il est ensuite transféré à la prison militaire de Troyes, où il reste de longues semaines avant d’être envoyé en Allemagne, au camp disciplinaire de Hedderneim. Gardé par des SD (service de renseignement et de maintien de l’ordre SS), ce camp de travail forcé réserve aux prisonniers un quotidien fait de privations et de violences. Profitant d’un bombardement, Raymond réussit à s’évader avec deux camarades. Ils sont arrêtés par des membres de la Jeunesse Hitlérienne et transférés dans un camp encore plus dur : le camp de haute discipline de Oberürsel.
Dans son livre, Raymond raconte l’anecdote suivante :
« Un jour, je faisais des terrassements et un gardien allemand venait sans cesse sur mon dos en criant : « Schnell ! Schnell ! »
Je faisais exprès de travailler au ralenti et je répondais : « Ta gueule. »
Comme le gardien ne parlait pas français, ce petit jeu a duré au moins une semaine. Dans le camp, les copains m’avaient surnommé « Ta gueule ». Mais un interprète m’a prévenu : « Je suis obligé de lui traduire et ça va barder pour ton matricule ! »
Lorsque le gardien, un grand type baraqué, a appris que je me foutais de lui depuis des jours, sa réaction n’a pas tardé : il m’a assommé à coups de crosse sur le crâne et m’a laissé pour mort, pissant le sang. J’avais un énorme trou à l’arrière de la tête. Deux copains m’ont porté dans ma baraque. Je n’ai repris connaissance que le lendemain matin. Mes deux camarades m’ont soigné (...) L’un de mes amis a plié en deux un bout de fil de fer et il s’en est servi comme d’une pince pour extraire les morceaux d’os cassé de mon crâne. (...) Une fois encore, je l’avais échappé belle. »
Mais Raymond persiste et continue à travailler le plus lentement possible en signe de protestation, ce qui lui vaut un coup de matraque en plein visage et un nez massacré. Au printemps 1944, Raymond perd un œil à cause d’une bombe soufflante qui tue plusieurs de ses camarades qui travaillaient à quelques mètres de lui.
Quelque temps plus tard, Raymond rencontre un conducteur de train qui effectue régulièrement des liaisons Paris-Francfort et dont la marchandise est déchargée par les détenus. Le 15 juin 1944, Raymond réussit à s’enfuir avec l’aide du conducteur en se cachant dans un tas de charbon de la locomotive. Il parvient ainsi à rallier la France. Raymond écrira dans son livre : « Si ce cheminot, qui faisait partie de la Résistance comme nombre de ses collègues, ne m’avait pas ramené, je pense que j’aurais été envoyé vers les fours crématoires. »
Une fois rentré à Paris, Raymond ne tarde pas à s’engager dans la Résistance. Il intègre les FFI et participe à la libération de Paris. Comme Raymond, de nombreux Voyageurs ont joué un rôle important dans la Résistance et dans la Libération mais leur participation a toujours été ignorée. D’ailleurs, alors que la France est libérée, les mesures d’internement dans les camps pour « nomades » sont prolongées jusqu’en 1946 : les derniers internés « nomades » enfermés dans le camp des Alliers, à Angoulême, ne seront libérés que fin mai 1946, soit presque deux ans après la libération...
Raymond reste sans nouvelles de ses parents et de ses frères et soeurs pendant huit longues années, ne sachant même pas s’ils sont encore en vie.
Un jour, alors qu’il se trouve à Paris pour le travail il rencontre un forain belge qui lui dit que sa famille vit en Belgique. Raymond enfourche son vélo et roule jour et nuit pendant quatre cents kilomètres et n’ayant plus de chambres à air doit finir le voyage à pied.
Raymond raconte ses retrouvailles dans son livre :
« À environ deux kilomètres de Vielsam, j’ai vu une jeune femme, un panier sous le bras. Sa démarche me paraissait familière. Je me retourne. Elle aussi.
J’ai crié : « Poupée ! » et elle au même moment : « Raymond ». Elle a couru se jeter dans mes bras, a lâché le panier, laissant tomber toute sa marchandise sur la route. C’était ma petite sœur Marie- Rose. (...)
J’ai pleuré comme un gosse. Ça faisait tellement longtemps que je rêvais de ce moment. (...)
Nous sommes partis ensemble vers la caravane dans laquelle vivait ma famille. Il était dix heures du matin. Ma mère était dehors. Mon père aussi (...). Lorsqu’il m’a vu approcher, mon père s’est tenu au bord de la roulotte pour amortir le choc. Mais ma mère n’a pas eu ce réflexe et elle est tombée par terre ! Il s’est ensuivi une joyeuse bousculade. Mes frères et sœurs ont couru vers moi. J’ai embrassé le premier qui est venu. J’ai embrassé mon père, puis ma mère, qui s’est relevée. On a fait la fête pendant trois ou quatre jours. »
Les parents de Raymond n’ont plus rien. L’après-guerre est terrible pour les Voyageurs, qui ont tout perdu lors de leurs arrestations et ne reçoivent aucune compensation financière à leur sortie des camps. Ce n’est qu’en 2009, près de soixante-dix ans après les faits et vingt-sept ans après sa première demande que Raymond reçoit enfin sa « carte d’interné politique ».
Ce n’est qu’en 2010, lors de la Journée nationale à la mémoire des victimes des crimes racistes et antisémites de l’État français, que le secrétaire d’État à la Défense et aux Anciens combattants Hubert Falco a pour la première fois reconnu officiellement que des « nomades » avaient été internés pour des motifs raciaux sur le sol français, grâce au concours des autorités françaises.
Et ce n’est qu’en 2016 qu’un premier hommage national sera rendu par le gouvernement français aux nomades internés à Montreuil-Bellay.
Mais ces hommages tardifs ne sauraient faire oublier les persécutions qu’ont subi les Voyageurs après la guerre ; persécutions qu’ils subissent encore aujourd’hui. L’absence de considération des autorités et de l’administration française à leur égard se reflète parfaitement dans les difficultés subies par Raymond et sa famille tout au long de sa vie.
photo Adèle Mauduit
Depuis son installation sur un terrain à Saint-Germain-lès-Arpajon en 1968, en face de l’autodrome de Linas Monthléry où sa famille avait été enfermée, Raymond n’a cessé de subir la méfiance des gens et des autorités envers sa communauté.
Dès leur arrivée, une pétition est lancée pour qu’ils partent et aujourd’hui encore les espaces verts d’Île-de-France multiplient les propositions en ce sens. Mais comme d’habitude Raymond a résisté et sa famille vit toujours sur le terrain : à l’entrée, un panneau sur lequel on peut lire « interdit aux nomades ». Un panneau cerclé de rouge, fabriqué par l’État français, que Raymond a trouvé en 2010, au bord du même champ sur lequel lui et sa famille stationnaient en 1940 avant d’être arrêtés.
Quant à la police et à la gendarmerie, elles auront livré une véritable persécution à Raymond et à sa famille durant toutes ces années. Raymond ne comptait plus les poursuites et les accusations pour « outrage et rébellion » et « vol » dont il a constamment été la cible jusqu’à très récemment.
Ainsi, le 23 septembre 2014, alors qu’il a 89 ans, deux policiers débarquent chez lui et lui demandent de sortir de sa caravane pour effectuer une perquisition. Raymond refuse et est alors roué de coups par les policiers. Lors de sa visite chez le médecin pour faire constater les violences policières, celui-ci constate des ecchymoses sur l’avant-bras et le thorax ainsi que des contusions au crâne et à l’épaule. Il a porté plainte contre les policiers mais l’affaire sera classée sans suite.
Raymond témoigne peu de temps après son agression :
« Ça m’a fait repenser au trajet de la gare de Brétigny au camp de Linas-Montlhéry que des policiers français nous ont forcé à faire à pied à coups de matraque et de crosse quand j’avais 15 ans – le 27 novembre 1940. J’ai revu le visage de mes parents et de mes frères et soeurs frappés comme moi, sans raison, par la police française. On en a pris tellement des coups ce jour-là ! On les comptait même plus. A la fin, tu ne sens plus rien tellement la douleur est forte. »
Plus de soixante-dix ans plus tard, l’histoire se répète et la méfiance de Raymond face aux autorités est plus que justifiée. A ce propos, il dit dans son livre :
« La tournure qu’à prise mon rapport à l’autorité et à ceux qui sont supposé incarner l’ordre, policiers et gendarmes, remonte à mon internement arbitraire de Linas-Montlhéry. Policiers et gendarmes étaient alors chargés d’appliquer des mesures indignes contre les citoyens français que nous étions. Et la majorité d’entre eux le faisaient sans moufter.
Après 1945, ni le statut de rescapé de la Grande Guerre de mon père, ni notre internement, ni mon engagement dans la Résistance n’ont été reconnus.
En revanche, ma famille et moi avons continué à être traités comme des bons à rien et des voleurs de poules par ces mêmes policiers et gendarmes. »
Raymond témoigne pour la première fois en public en 2004, lors de l’assemblée générale de l’Association départementale gens du voyage (ADGV). Depuis, il n’a cessé de raconter son histoire, notamment auprès des jeunes qu’ils rencontraient régulièrement dans des collèges et des lycées. Il a sillonné la France et l’Europe pour porter un discours engagé dans lequel il nous exhortait à défendre nos droits et à rester vigilants face aux injustices. Lutte qu’il continuera de mener jusqu’à la fin de sa vie.
Depuis plusieurs années, Raymond se rendait tous les étés à Auschwitz dans le cadre des rencontres internationales de jeunesse « Dikh he na bister » (« Regarde et n’oublie pas » en langue rromani) pour commémorer le « Génocide des Tsiganes ». Lors de ces voyages, Raymond deviendra le héros de toute une communauté, dénonçant inlassablement l’ « antitsiganisme » et appelant à la fraternité.
Depuis sa mort, de nombreux hommages nous parviennent de Pologne, d’Espagne, d’Italie, d’Ecosse et de tous les autres pays où Raymond a rencontré les communautés de Voyageurs, rroms, gitanes, manouches, sintés, kalés et où tout le monde se souvient de cet homme empreint d’une force et d’une humanité extraordinaire.
photo Adèle Mauduit
Un hommage sera rendu à ce grand militant de la liberté le dernier week-end de novembre à Brétigny (91), lors de la marche qui a lieu tous les ans depuis 2010 et qui commémore l’internement des Tsiganes et Gens du Voyage au camp de Linas-Montlhéry.
Rendre hommage à Raymond, c’est aussi poursuivre et intensifier nos combats contre toutes les formes d’injustice que nous rencontrons. La force qu’il nous a insufflée continuera de nous accompagner et nous permettra d’avancer sur ce même chemin duquel il ne s’est jamais éloigné : celui de la liberté.
Huit jours avant sa mort, Raymond était encore présent, le poing levé, devant la basilique de Saint- Denis lors de la fête de l’insurrection gitane. Tout un symbole, celui de la lutte qu’il aura menée jusqu’au bout : « Toujours debout, jamais à genoux ».
Leny Mauduit