Quand les médias filment la police

L’immersion, ou journalisme embarqué (embedded), est devenue une technique idéale pour couvrir les faits divers et le récit quotidien de la délinquance, avec une touche de réalité que représente la proximité avec les forces de l’ordre. La porte ouverte à toutes les compromissions. (Paru récemment sur le site d’Acrimed - Action Critique Médias)

(...) Ce phénomène a contaminé l’intégralité du paysage audiovisuel français – pas seulement les chaînes low-cost de la TNT. Ce mode opératoire journalistique est désormais privilégié pour traiter les faits divers (appelés « faits de société » pour mieux les légitimer), la petite délinquance et ses déclinaisons sur les trafics en tous genres (contrefaçons, drogue ou prostitution), tous traités avec la caméra placée du bon côté du képi. Les équipes de télévision osent appeler cela des « reportages d’investigation », prétextant que si elles acceptent ces compromissions, c’est pour être « au plus près des délinquants », « au cœur des quartiers sensibles ». Tout cela, bien sûr, ne faisant qu’accréditer l’idée que si la police y est en nombre, c’est que la plèbe, ici-bas, est dangereuse…

À peu près tous les services de police ont été « invités » à ouvrir leurs portes aux caméras, pas seulement les troupes d’élites : brigades des stups, des mœurs, des mineurs, la criminelle, la BRI (l’anti-gang), y compris les flics antiterroristes. Les brigades anticriminalité (BAC), patrouilles de flics en civil « modernisées » sous Charles Pasqua en 1994 pour « pacifier » les centres urbains, sont toujours de très bons « clients ». Dans le cadre de ses incursions en plein Far West urbain, « Zone interdite » (M6) a participé à la réputation d’un certain Michel Neyret, le chef de la PJ de Lyon, qui y apparaissait, visage non « flouté », en shérif incorruptible, en septembre 2011. C’était un an avant qu’il n’assure lui-même sa promotion en se faisant interpeller par ses collègues pour corruption, trafic d’influence, association de malfaiteurs et trafic de stupéfiants.

(...) Pas la peine de faire le décompte macabre et pitoyable des reportages d’immersion qui remplissent les émissions racoleuses des chaînes de la TNT. Chacune de ces lucarnes a lancé « son » ou parfois « ses » émission(s) d’immersion. Elles profitent d’un recyclage bien organisé entre chaînes du même groupe : TMC et NT1 appartiennent à TF1, W9 à M6, D8 (ex-Direct 8) à Canal +… Du côté des maisons de production, c’est la grande braderie : elles refourguent les mêmes sujets, avec quelques coups de peinture, à toutes les chaînes, y compris celles du service public. Les dirigeants de ces boîtes à gages ont tous fait leurs armes dans « Le Droit de savoir » (TF1), « Zone interdite », ou « Envoyé spécial » (F2)… Ils se nomment Tony Comiti (formé à l’école Bertolino de TF1), Patrick Spica (un ex de M6 et France 2), TAC Presse (ex-Comiti, Capital), TV Presse (fondé par un ex-compagnon de Charles Villeneuve, sous-traitant récidiviste de TF1)…

Inutile de préciser non plus que ces techniques d’immersion journalistique sont rarement, sinon jamais, mises en pratique pour traquer la délinquance financière de type fraude fiscale des gros groupes industriels. Dans la masse de ces grands « rendez-vous de l’information », nous n’avons trouvé aucune trace d’infiltration au sein de Tracfin ou de la direction des enquêtes fiscales, qui enquêtent sur le blanchiment de capitaux. Et seulement deux cas où la brigade financière a accepté d’ouvrir ses bureaux : sur M6 en septembre 2007 et sur France 2 en octobre 2011. La « criminalité en col blanc », comme le disait Bernard de La Villardière à propos d’un reportage tourné au sein du pôle financier de la Police judiciaire parisienne, n’est intéressante que lorsqu’elle vise un « patron voyou » anonyme ; il ne faut pas, évidemment, que les grands groupes industriels – qui pourraient, sait-on jamais, être liés aux actionnaires de son diffuseur – soient éclaboussés par d’éventuels scandales.

(...) Il ne suffit d’ailleurs pas d’évaluer l’appétence télévisuelle pour les images sécuritaires au travers de la seule analyse quantitative. Les angles choisis pour traiter de la violence contemporaine sont autrement plus instructifs. Ses causes socio-économiques ne sont jamais réellement abordées ; en revanche l’accent est mis sur la « charge » qu’elle représente pour la collectivité, renvoyant les régimes de protection sociale à du simple « assistanat ». Chômage, précarité, paupérisation, inégalités croissantes, état souvent déplorable des logements, équipements ou transports publics : ces violences-là n’ont pas vraiment droit de cité. Et lorsqu’il s’agit de traiter de délinquance de type économique, on en revient à cibler les populations dominées, puisqu’on parle alors de « fraudes sociales ». De quoi légitimer, au passage, la vaste entreprise de fichage interconnecté qui se met en place entre le Pôle emploi, la CAF, le RSA, l’Assurance maladie et d’autres organismes de prestation sociale. Et conditionner « ceux qui se lèvent tôt » à l’idée que les allocataires ne sont que des « assistés » qui mènent le pays à la ruine… Le thème de « la France qui triche » (celle d’en bas…) est ainsi devenu un grand classique de chaque émission de reportages. Sans exception. Mention spéciale au « Droit de savoir » de TF1, qui s’y est intéressé en mai 2007, entre les deux tours de la campagne présidentielle, qui verra la victoire de Nicolas Sarkozy.

Quant aux violences provenant des forces de l’ordre et du « climat » policier qui règne en permanence dans certaines zones de relégation sociale (provocations contrôles d’identité récurrents), elles sont totalement ignorées. Dans les sommaires des deux machines de guerre de M6 ou ceux de TF1, nous n’avons pas trouvé un seul sujet – pas même une allusion – sur les violences policières, pourtant à l’origine de la plupart des émeutes urbaines de ces dernières années. Quand le sujet est effleuré, c’est à cause de « citoyens indisciplinés ou excédés », comme l’a suggéré « Envoyé spécial » en 2009 : « Pourquoi y a-t-il aujourd’hui deux fois plus de plaintes des forces de l’ordre pour outrage et rébellion qu’il y a dix ans ? »… Mais c’est bien plus vendeur de multiplier les sujets sur les « violences urbaines », les « nouveaux casseurs », et bien sûr la « violence gratuite » des « jeunes désœuvrés ». Quand la violence subie par les mêmes jeunes est abordée, elle ne peut venir que d’eux-mêmes, fruit de très télégéniques « guerres des gangs »].

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