Prendre le maquis ou bien mourir

Un vieux document jamais publié retrouvé du fond d’un bureau, un peu remis à jour,
écrit un jour de pluie et de tristesse,
plus que jamais d’actualité

Il y a quatre ans, Clément était assassiné.
Il y a quatre ans Clément était assassiné dans l’indifférence générale.
Je me souviens avoir longuement pleuré de rage quand, après deux semaines de propagande à temps plein j’ai appris que notre manifestation n’avait rassemblé que 10 000 personnes. Certain.e.s d’entre nous semblaient s’en satisfaire.

La riposte ne correspondait en rien à ce qu’on aurait pu s’attendre à une autre époque face à un tel évènement. J’y perdais l’optimisme de la volonté qui m’avait donné la force de rehausser la tête, de continuer le combat et ainsi de donner (ou bien trouver ?) un sens à la mort de Clément, et par effet de réciprocité, de donner un sens à ma propre vie, dont je réalisais alors seulement qu’elle ne pourrait plus jamais être dissociée de ce combat que Clément, moi, et tant d’autres partagions.
Je découvrais aussi que quelque chose d’impalpable, d’indescriptible distinguait moi et d’autres d’un ensemble de gens pas si différents de certain.e.s d’entre nous avant le 5 juin, mais qui désormais me semblaient venir d’une autre planète.

Tous ces opportunistes que j’ai connus quand un gros mouvement remettait le gauchisme à la mode.
Tous les indifférents, justement, ou bien ceux qui croient pouvoir se dispenser d’une quelconque remise en question de soi parce que bien-pensants.
Tous ces "antiracistes" au-dessus de tout soupçon ou ces agresseurs qui viennent toujours pourrir nos milieux.
Tous ces gens qui te sortent qu’ils n’ont pas le temps (comme s’il y avait besoin de temps pour s’accorder avec une certaine éthique) mais qu’ils votent à gauche et qu’il leur arrive même d’honorer cette tradition si française de manifester.
Mais s’ils savaient ce que je m’en fous de leurs élections. Il faut être vraiment con pour pas comprendre que la démocratie aussi sociale puisse-t-elle se prétendre, ne pourra pas leur faire barrage, vue que le fascisme a toujours pris racine sur ses cendres.
Il faut aussi être aveugle pour ne pas voir que chaque manif syndicale n’est plus qu’une autre occasion de confirmer leur perte progressive de puissance.

Mais si ces élections ne me rapporteront pas mon pote, les moments de lutte, de joie et de colère, de rage et d’amour, ça, par contre, ravive des souvenirs et des sourires.
Quitte à ne plus entrevoir d’autre futur, se reprendre le présent par tous les moyens nécessaires plutôt que de se morfondre dans un passé révolu en tête de cortège comme dans sa queue.
Dans une soirée dans un espace occupé, dans une manif sauvage, dans une assemblée générale ou encore en garde à vue collective, c’est dans ces moments-là que le nous auquel j’appartiens ressent sa présence.
Et c’est dans ce sens qu’il faut comprendre le mot d’ordre « Clément vit dans nos luttes ». Sa mort a ancré nos luttes dans nos corps mêmes : nos combats ne connaîtront plus de trêves, et quelques soient les circonstances dans lesquelles la vie nous mènera, nous serons toujours à la poursuite de tels instants de bonheur intenses et collectifs.

Il y a quatre ans, Clément a été assassiné.
Puis peu après, il a été assassiné une deuxième fois.
Le sentiment qu’a suscité en nous la réponse de la flicaille, des journalistes et des policiens – à commencer par celle du méprisable Corbière qui a cherché à faire passer Clément pour un membre de sa formation que Clément considérait comme rouge-brune – n’a cessé de raviver celui suscité par la mort même de Clément.
Une deuxième fois, nous avons été trop naïfs. Nous avons cru que sa mort allait changer quelque chose dans la société comme ça l’avait fait chez certains d’entre nous, qui comme moi n’avaient pas encore leurs luttes inscrites dans leurs corps. Deuxième coup dans le dos : le fascisme s’est révélé comme violence banale, banalisée, tolérée, niée ou bien préconisée par une bonne flampée de connards.

Quand j’ai compris que le grand soir dont le fantasme m’avait permis dans un premier temps de me relever n’adviendrait pas, j’ai relu le slogan « une vie de lutte plutôt qu’une minute de silence ».
Il n’y a aucun grand soir à attendre, et par conséquent, sa mort ne pourra prendre sens que dans ce qu’elle aura engendré en nous dans notre vie quotidienne si ce n’est dans les jours heureux hypothétiques.
Car désormais, vivre et lutter ne font plus qu’un.
Il s’agit de réorganiser nos vies de sorte à ce qu’elles soient cohérentes, dans leurs moindre détail à ses combats, à nos combats. Ainsi, rien ne peut justifier des paroles ou des actes xénophobes, racistes, islamophobes, antisémites, sexistes, transphobes ou homophobes. Mais aussi et tout simplement, je ne veux plus devoir souffrir de la présence de ceux qui les produisent. Et c’est ça qui a changé ce 5 juin 2013.
Ainsi, quand on découvre que des mouvements entiers peuvent être tenus par quelques petits chefs arrogants, aggressifs et virilistes, ce n’est pas la lassitude qui nous pousse à déserter la scène, mais bien notre besoin vital de nous protéger. Et c’est pour cela aussi que, si prendre le maquis signifie lâcher ledit "milieu", il implique tout sauf de reprendre une vie "normale".
Ce nous, c’est tous ces gens, aussi peu soient-ils, militants ou pas, qui, le 5/6/2013, sans avoir forcément connu Clément, ont vu l’antifascisme inscrit dans leur corps. C’est physique. Comme disent les compagnon.ne.s italien.ne.s : un rigurgito antifascista.

Il y a quatre ans, Clément a été assassiné dans une indifférence générale
L’assassinat par les fascistes - en uniforme comme sans uniforme -
A toujours suscité une réponse d’une toute autre échelle.
En France, comme ailleurs

Je le répète, il y a quatre ans, Clément a été assassiné dans une indifférence générale
Cela est d’autant plus navrant que l’ événement n’a pas manqué de publicité médiatique et politicienne
En tous cas, il en a certainement moins manqué que lorsque la « victime » se trouve être racisée, habiter les quartiers populaires et ne pas être étudiant d’une prestigieuse école.

Et cette indifférence lorsque ça ne tournait pas à l’insulte ou au dénigrement aurait du nous alarmer
Sa mort était à l’image de l’époque dans laquelle on entrait
Nous alarmer tout comme l’indifférence dans laquelle Rémi Fraisse a pu être assassiné par l’État
Nous alarmer tout comme l’indifférence dans laquelle 700 personnes peuvent sombrer au fond d’une mer en quelques instants
Nous alarmer tout comme l’indifférence dans laquelle des flics peuvent assassiner et s’en sortir impunis
Nous alarmer tout comme l’indifférence dans laquelle la surveillance se perfectionne, se généralise et se globalise ne laissant plus aucune forme de sociabilité à l’abri du panoptique.
Nous alarmer tout comme la dévotion avec laquelle les Charlies ont pu applaudir des flics le 6 Janvier 2015 et désirer ardemment l’État d’exception permanent

Quant à ceulles qui ne se croient pas indifférent.e.s, et bien… S’indigner ne suffit pas.
Nous, qui avons la lutte inscrite dans nos corps, savons pertinemment que l’indignation, c’est l’indifférence en actes bien que son contraire en paroles.
L’indignation sans l’acte n’est qu’inconsistance et impuissance.
Rien qui ne puisse faire barrage au fascisme, en tous cas.
C’est abdiquer face à quelque chose que l’on surestime tant qu’on ne voit plus que notre monde existera toujours, peut-être dans les souterrains du leur, mais il existera et persistera.
Il s’agit donc, dans les années sombres dans lesquelles nous sommes en train de rentrer, de prendre acte du fascisme qui vient certes sous de nouveaux habits et d’agir en conséquence : passer à l’underground (cf. https://www.revue-ballast.fr/a-recherche-de-lunderground/)

Joindre l’acte à l’indignation, on pourrait appeller cela insurrection.
Mais comme je l’ai déjà dit, elle n’a pas eu lieu, et le nouveau monde tarde plus que jamais à paraître.
Qui espère encore à l’insurrection dans les années d’hiver dans lesquelles on est en train de rentrer ? Ceulles qui n’ont trouvé pour seul remède le nihilisme ? Ceulles qui se nourrissent de ce désespoir et s’en font les gourous ? La Police, qui dans un contexte réactionnaire, loin d’avoir peur de l’insurrection, y voit le moyen d’enfoncer un mouvement dans une dynamique d’ores et déjà minoritaire ?
Continuer dans l’obstination au jour le jour, ce n’est pas seulement un suicide stratégique et politique qui met en péril la possibilité même qu’un nouveau monde puisse ressurgir de cette période. C’est aussi une solution facile pour ceulles qui se complaisent dans un confort petit-bourgeois encore un bref instant, car elle n’implique pas de remettre en cause quoique ce soit dans notre vie quotidienne. Metro, émeute, Dodo. Puis quand t’auras ton diplôme tu trouveras un taf bien pépere et t’oublieras l’émeute.

Mais il y a une autre espèce, celle à laquelle je prétend appartenir, qui, parce qu’insatisfaite de l’instant de l’émeute, sait qu’elle ne rentrera pas gentiment faire dodo. Pour nous, il ne s’agit pas d’une rébellion d’ado mais de savoir comment créer les conditions matérielles dès maintenant pour ne jamais abdiquer, ne jamais travailler, ne jamais oublier, pardonner, et finalement rentrer docilement à la maison. Seul.e.s ceulles qui savent que demain ils se rangeront et pourront le faire peuvent dans le contexte actuel rester fascinés par l’insurrection. Les autres savent que le temps n’est plus à ça. Et c’est pour cela que le cortège de tête se vide et ne peut être que l’ombre de lui-même. Certains s’obstinent dans la stratégie de l’isolement d’une insurrection fantasmatique, d’autres se rangent par peur. Mais il y a d’autres possibles dans un tel contexte historique.

Non, ce qu’il faut aujourd’hui, c’est prendre le maquis – au sens littéral ou figuré, à votre guise – s’organiser dans la discrétion voire l’invisibilité.
Ou du moins s’y préparer. Ce qui n’est pas une mince affaire.
Réfléchir à comment réorganiser toute notre vie pour que cela soit possible, pour que des communautés de vie et des devenirs non fascistes puissent subsister face à l’anomie sociale ambiante. Hiberner, sortir du cadre, faire défection.
Etre là où l’on ne nous attend pas et y fonder des amitiés improbables. C’est ici que par ailleurs les exilé.e.s, loin d’être de simples victimes, se révèlent au contraire nos anges annonciateurs, qui nous font lever les yeux au ciel comme dans le film la Lune de Jupiter. Seulement eulles peuvent nous montrer le chemin de la clandestinité dans laquelle on devrait s’engouffrer à leurs côtés plutôt que de prétendre encore pouvoir les en sortir en se prenant pour des Hérous ou martyrs.

Il y a quatre ans, Clément a été assassiné dans l’indifférence générale
Et ouais, aujourd’hui, je hais les indifférents
Quelque chose au-delà de ma volonté
Si celle-ci existait encore, car de l’optimisme ça il n’en subsiste plus
Il y a quatre ans, Clément a été assassiné
Et, malgré moi, je me suis mis à haïr les indifférents
Un bon paquet de gens en vrai
Ainsi, il y a quatre ans j’ai perdu un ami
Et je ne savais pas que j’en perdrais d’autres suite à cela
Depuis, on me considère souvent antisocial
Et ouais j’assume je suis devenu.e relou.e avec les relous
Bref, pas indifférent.

Il y a quatre ans Clément a été assassiné, depuis ?
L’indifférence s’est généralisée
Et comme seule alternative au désespoir
Se révolter, foutre leur monde en l’air
Ou bien le déserter et prendre le maquis

Un.e compagnon.ne de Clément

Localisation : Paris

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