La théorie du « matérialisme historique » a longtemps été au centre de la doctrine révolutionnaire soviétique. Son caractère prétendument scientifique présentait comme inexorable l’avènement de la révolution communiste et justifiait les étapes transitoires de développement économique d’une URSS qui mit en place la NEP (Nouvelle Politique Économique) afin d’industrialiser le pays en suivant le modèle occidental. La réalisation du communisme présupposait le développement capitaliste des forces productives, et c’est pour cette raison que la Russie devait adopter une industrialisation à marche forcée, telle une nouvelle accumulation primitive, comme Lénine le reconnut lui-même six mois après la révolution d’octobre :
[D]onnons avant tout un exemple très concret de capitalisme d’État. Tout le monde sait quel est cet exemple : l’Allemagne. Nous trouvons dans ce pays le « dernier mot » de la technique moderne du grand capitalisme et de l’organisation méthodique au service de l’impérialisme des bourgeois et des junkers. Supprimez les mots soulignés, remplacez l’État militaire, l’État des junkers, l’État bourgeois et impérialiste, par un autre État, mais un État de type social différent, ayant un autre contenu de classe, par l’État soviétique, c’est-à-dire prolétarien, et vous obtiendrez tout l’ensemble de conditions qui donne le socialisme. Le socialisme est impossible sans la technique du grand capitalisme, conçue d’après le dernier mot de la science la plus moderne, sans une organisation d’État méthodique qui ordonne des dizaines de millions d’hommes à l’observation la plus rigoureuse d’une norme unique dans la production et la répartition des produits.
Selon cette perspective évolutionniste des modes de production, le capitalisme, au cours de sa croissance, a fourni à l’humanité les structures politiques et économiques les plus développées, puis sa dynamique contradictoire est devenue une entrave au développement des forces productives. Il suffirait alors au prolétariat, une fois les conditions objectives réunies grâce à la maturation historique des modes de production, de s’emparer des moyens de production existants pour accéder au socialisme.
Ce cheminement logique du communisme comme l’aboutissement d’une lente succession de modes de production déterminés fut une question centrale lors des débats qui secouèrent alors les cercles marxistes, puisqu’il s’agissait pratiquement d’évaluer le potentiel révolutionnaire de chaque pays, et, ainsi, de savoir vers lesquels devaient se concentrer les forces communistes pour précipiter la révolution mondiale. Ce débat fut à l’origine d’une polémique entre les stratégies révolutionnaires de Lénine et Trotsky à propos de la « révolution permanente ». Le socialisme pouvait-il naître dans un pays « arriéré », qui n’avait pas encore connu le capitalisme ? Cette question était cruciale à une époque où la révolution mondiale semblait à portée de main, et Staline y répondit dans son ouvrage Matérialisme dialectique et matérialisme historique en énumérant doctement les différents modes de production que Marx avait énoncés dans le Manifeste : le communisme primitif, le mode de production antique basé sur l’esclavage, le féodalisme, le capitalisme et, enfin, le communisme [1]. Le prolétariat devait accomplir toutes ces étapes pour parvenir au socialisme – fût-ce dans un seul pays.
À l’inverse, le conseilliste français Maximilien Rubel fait remarquer dans Marx, théoricien de l’anarchisme qu’une telle conception de l’histoire concernant l’établissement du communisme contredisait les faits historiques qui ont mené à la révolution d’octobre 1917, alors que la Russie était encore majoritairement une société paysanne :
ou bien la théorie matérialiste du développement social possède quelque validité scientifique — ce dont Marx lui-même était naturellement persuadé — et dans ce cas le monde « socialiste » est un mythe ; ou bien le monde socialiste existe réellement, et c’est l’invalidation totale et définitive de cette théorie. Dans la première hypothèse, le mythe du monde socialiste peut s’expliquer parfaitement : il s’agirait du fruit d’une campagne idéologique habilement menée par le « premier État ouvrier » en vue de dissimuler sa vraie nature ; dans la seconde, la théorie matérialiste du devenir-socialiste-du-monde se verrait certes démentie, mais les exigences éthiques et utopiques de l’enseignement marxien se seraient trouvées réalisées ; autrement dit, réfuté par l’histoire comme homme de science, Marx aurait triomphé comme révolutionnaire.
Ces théories sont empreintes d’un évolutionnisme qui était très en vogue à l’époque de Marx chez toute une nouvelle génération de penseurs bourgeois (Spencer, Comte, Saint-Simon…). Cette conception de l’histoire présente l’indéniable avantage de penser les changements sociaux comme des événements historiques dynamiques, mais s’enferme dans un optimisme béat vis-à-vis du « sens de l’Histoire », naturellement positif, et dont le capitalisme serait la forme la plus achevée.
Mais la « conception matérialiste de l’histoire » évoquée par Marx dans l’Idéologie allemande n’avait pas un caractère aussi unilinéaire que l’ont prétendu les épigones marxistes-léninistes. L’expression renvoie davantage à un outil épistémique contre l’interprétation idéaliste du progrès humain qu’on retrouve chez les jeunes hégéliens (l’auto-développement mystique de l’Idée) qu’à une prophétie dogmatique permettant de lire l’histoire de la lutte des classes comme un tout prédéfini. Au contraire, Marx traite de la société du capital telle qu’elle existe réellement. Chaque forme d’organisation sociale a ses spécificités historiques irréductibles à une vision téléologique de modes de production qui se suivent invariablement. Marx considère l’évolution non pas comme une loi naturelle mais comme une principe de recherche historique à vérifier empiriquement à partir des formes sociales ultérieures : il écrit dans l’Introduction de 1857 que « l’anatomie de l’homme est une clé pour l’anatomie du singe ».
De plus, les positions de Marx ont fortement évolué au cours de sa vie, selon les avancées de ses recherches. En 1875, Engels exclut le populiste Piotr Tkatchev de l’Internationale, avec l’assentiment tacite de Marx, car il avançait qu’une révolution était possible en Russie et remettait de facto en cause le schéma de développement historique des sociétés de classes. Mais la pensée de Marx connaîtra d’importantes évolutions théoriques à la fin de sa vie, qui l’ont conduit à apporter des précisions quant à son analyse de l’accumulation primitive, qu’il décrit désormais comme un phénomène spécifiquement européen dans une correction apportée à l’édition française du Capital, traduite par Joseph Roy, 8 ans après sa parution originale. Moins d’une décennie plus tard, on nota une nouvelle évolution des positions de Marx dans ses ultimes notes qui furent regroupées dans les Cahiers ethnologiques ainsi que dans la fameuse lettre à Vera Zassoulitch qu’il rédigea en 1881. Si Engels publia, à titre posthume, une partie remaniée des notes de son ami sur La Société archaïque de l’anthropologue Lewis Morgan, il s’avéra que le livre qui en résulta, L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État, représentait davantage l’interprétation propre d’Engels, qui n’a jamais pleinement renié la conception unilinéaire de l’histoire selon laquelle « il n’existe pas de grand mal historique qui ne soit compensé par un progrès historique ».
Bien que la plupart de ces derniers écrits restèrent à l’état de notes manuscrites inabouties, les brouillons de lettres que Marx destinait à Vera Zassoulitch offrent un éclairage inédit sur la manière dont Marx considérait les formes de vie précapitalistes et la possibilité de leur germination en rapports communistes nouveaux. [2]