Les victimes de violences policières privées d’indemnisation provisoire ?

La possibilité d’obtenir une réparation avant la toute fin des procès est prévue par la loi. Mais pour les victimes de violences policières, la cour d’appel de Paris a quasi fermé la voie. La Cour de cassation doit trancher prochainement. En attendant, les mutilations continuent.

Illustration de Monsieur D

Les armes policières continuent de mutiler dans les villes et dans les champs. Et le 20 avril, la cour d’appel de Paris vient (une nouvelle fois) de rendre une décision très peu favorable aux victimes. Gabriel P., mutilé le 24 novembre 2018 à Paris par une grenade à effet de souffle, s’est vu refuser une indemnisation provisoire. En janvier 2021, il avait obtenu 30 000€ de provision auprès de la « CIVI », mais la cour d’appel a annulé cette décision.

Explication : la « CIVI », pour commission d’indemnisation des victimes d’infractions, a été mise en place en 1990. Son but ? Faciliter l’indemnisation des victimes, en parallèle des procédures pénales classiques. Le projet de loi de 1990 rappelle que l’indemnisation des victimes « s’avère parfois impossible » faute de pouvoir identifier les coupables, ou si ceux-ci sont insolvables. Le second objectif de la CIVI est de pallier la durée longue des procédures, « incompatible […] avec les besoins des victimes ».

Un droit à l’indemnisation devenu « chaotique »

Pour les victimes de violences policières, la décision récente vient de donner un sérieux coup d’arrêt à cette seconde possibilité. Motif : au moment du tir ayant blessé Gabriel, « l’existence d’une situation particulièrement chaotique » ainsi que « la nécessité de déterminer notamment les ordres donnés au lanceur de la grenade et les moyens dont il disposait  » empêchent la cour de statuer. « Ces questions complexes imposent d’être en possession de l’ensemble des éléments du dossier pénal ». La cour d’appel refuse donc de se prononcer avant « la décision définitive de la juridiction répressive ». En clair, dans ce dossier, la cour d’appel refuse de remplir l’une des deux missions de la CIVI, à savoir indemniser la victime avant la fin du procès.

Ce n’est pas une première : en juin 2022, la même cour d’appel de Paris avait annulé l’indemnisation provisoire octroyée par la CIVI à Jérôme R., éborgné le 26 janvier 2019. Les motifs sont identiques : « la complexité de l’affaire s’agissant de l’emploi [d’une arme] dans les circonstances de fait chaotiques […], par un fonctionnaire de police dans le cadre d’une opération de maintien de l’ordre  ». Manuel C. et Sébastien M., autres mutilés indemnisés par la CIVI, sont en attente d’une décision d’appel.

Arrêt de cassation attendu

Les deux décisions de la cour d’appel de Paris s’appuient sur l’existence d’une situation « chaotique » au moment du tir. Le problème, c’est que ce « chaos » est très souvent invoqué par la police quand elle est mise en cause dans des violences commises en maintien de l’ordre. Si la justice suit ce raisonnement, il n’y aura tout bonnement plus d’indemnisation provisoire des victimes de violences policières en manifestation devant la CIVI, avant la fin des procès. La question est en passe d’être prochainement tranchée par la Cour de cassation (la plus haute juridiction judiciaire, qui aura donc le dernier mot). Jérôme R. a fait un « pourvoi » contre la décision de la cour d’appel.

Emma Eliakim, l’une des avocat·es de la famille P., résume les conséquences de la situation actuelle : «  Ça fait reculer la procédure pour Gabriel et sa famille, puisqu’il avait obtenu la reconnaissance de sa qualité de victime pour la première fois devant la CIVI en première instance. Du coup, à ce jour, il n’a touché aucune indemnisation sachant qu’on est plus de quatre ans et demi après les faits, et qu’il a perdu l’usage de sa main  ».

Jurisprudence spéciale police

Comment a-t-on pu en arriver là ? Cette double décision de la cour d’appel de Paris a une histoire. En principe, les victimes de violences volontaires peuvent obtenir une indemnité alors même que l’enquête est toujours en cours, dès qu’il est prouvé que les faits « présentent le caractère matériel d’une infraction ». Depuis 1990, sont donc couramment indemnisées les victimes de personnes déclarées irresponsables pénalement (folie), décédées depuis, ou même jamais identifiées. Selon la loi, seul compte le « caractère matériel » des faits : la personnalité de l’auteur ne compte pas.

Mais voilà qu’en 2015, la justice se prononce dans une affaire mettant en cause un gendarme. Ce dernier avait tué par balle un homme tentant de s’évader de garde à vue en 2008. La Cour de cassation estime pour la toute première fois de l’histoire de la CIVI que la personnalité de l’auteur des faits compte en partie. Raisonnement de la Cour : le tireur était gendarme, en tant que gendarme il avait l’ordre légal de tirer sur une personne prenant la fuite, donc les faits « ne présentent pas le caractère matériel d’une infraction ». Aucune décision identique n’a été rendue depuis pour des affaires de droit commun, n’impliquant pas un policier ou gendarme.

La Cour de cassation cassera-t-elle l’indemnisation provisoire ?

Marie Greciano est maître de conférences en droit pénal à l’Université de Clermont-Auvergne. Pour elle, la décision de la Cour de cassation n’est « pas étonnante : « Il n’y a pas de revirement de jurisprudence selon moi. Mais il faut lire entre les lignes, il faut attendre d’autres décisions pour clarifier cette jurisprudence. Le pourvoi [exercé par Jérôme R.] permettra peut-être de le faire, ce serait une bonne chose ». Quel que soit le raisonnement juridique de la Cour de cassation, il a pour conséquence d’entraver la possibilité d’indemnisation provisoire.

Là où la loi de 1990 voulait simplifier l’indemnisation des victimes, la Cour de cassation a remis de la complexité en imposant à la CIVI d’examiner si les policiers ou gendarmes étaient en situation de légitime défense ou autres motifs au moment des faits. Marie Greciano résume : la décision récente de la cour d’appel de Paris est « fondée » au vu de la jurisprudence actuelle de la Cour de cassation. « Mais elle remet en question la possibilité d’indemniser à titre provisoire, dès lors qu’on demande à la CIVI d’attendre la fin de la procédure pénale. Cette décision fait perdre de la substance à sa mission  ».

Anne-Sophie Simpere, co-autrice de « Comment l’État s’attaque à nos libertés », donne le même son de cloche. « Les décisions de la cour d’appel de Paris de Paris ne sont pas une surprise et techniquement, elles peuvent se justifier. Le problème, c’est que les victimes n’ont droit à rien tant que les procès n’aboutissent pas, alors qu’ils durent des années  ».

Tir illégal mais pas d’indemnisation

Pour le cas de Gabriel, la décision de la cour d’appel de Paris est d’autant plus décevante qu’elle pointe elle-même des « manquements  » dans l’emploi de la grenade. Une circulaire de 2017 prévoit que « l’initiative de l’utilisation de la GLI n’appartient pas au fonctionnaire ou au militaire qui en est doté. Elle ne peut que procéder de l’ordre de la hiérarchie du fonctionnaire ou du militaire concerné  ». Or, le major Jacky D. (le CRS mis en cause) ne conteste pas avoir tiré de sa propre initiative. Le tir était donc illégal.

Devant le juge d’instruction, le major D. a tout bonnement affirmé : « Je découvre ce texte […]. Tout au long de mes formations depuis 20 ans, jamais à aucun moment, il n’a été question ou même évoqué la question de superviseur pour employer le jet d’une grenade à main, qu’elle soit même une GLI ». Une défense difficilement crédible : la circulaire en question est le texte de référence en la matière, ce qui a d’ailleurs été rappelé à Jacky D. par l’IGPN lors de son interrogatoire. Le policier est mis en examen et le juge d’instruction s’apprête à clôturer l’information judiciaire. Mais la procédure peut encore durer des années.

Quand la justice mutile une seconde fois

Gabriel P. est désabusé. Au fil des décisions administratives et judiciaires, « c’est tout le temps la même chose », résume-t-il auprès de Flagrant déni. « Je n’ai touché aucune indemnisation. L’allocation handicapé m’a été refusée parce que je ne suis pas assez mutilé, et l’expertise qu’avait demandée la CIVI pour réévaluer mon préjudice est annulée par la décision de la cour d’appel. Au moment du tir, j’étais chaudronnier, j’’étais compagnon, j’ai eu des médailles ». Sa mère, Dominique, résume : « les victimes ne sont pas reconnues, c’est tout ».

Gabriel ne peut plus exercer son métier. « Il faut comprendre que la grenade a soufflé la chair des doigts, explique Dominique. Comme l’os était à nu, ils ont dû amputer ». Gabriel a été amputé de trois doigts de la main. « Pour qu’il continue de pouvoir se servir de son pouce, ils lui ont amputé le gros orteil du pied pour le lui mettre sur la main. Mais comme il n’a plus de gros orteil, il ne peut plus courir et faire du foot ».

Dominique insiste sur le caractère indiscriminant des blessures : « la justice parle toujours de sa main, mais Gabriel a été blessé au front, il a failli perdre un œil, à la hanche, à la cuisse, au mollet, il a dû être opéré pour qu’on lui enlève des éclats. On était sept membres de la famille à la manif au moment de l’explosion, six ont été blessés : certains ont eu des blessures aux jambes, au dos, et on est trois à avoir eu les tympans déchirés. Certains ont dû subir des opérations. Moi encore aujourd’hui, je n’entends plus d’une oreille ».

Le 24 novembre 2018, la justice aussi a été rendue sourde par une grenade.

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