Les Tchétchènes, entre extermination, exil et anti-terrorisme

Depuis le début du mois d’avril et la publication par le journal d’opposition russe « Novaya Gazeta » d’un article évoquant plusieurs dizaines d’arrestations de personnes pour leur homosexualité réelle ou supposée, on entend (enfin) à nouveau parler de ce qu’il se passe en Tchétchénie. Alors parlons-en !

Il semble avéré, photos aériennes à l’appui, que le potentat tchétchène Ramzan Kadyrov a fait enfermer et torturer, voire disparaître, de nombreuses personnes dans ses prisons secrètes d’Argun et de Tsotsi-Yourt. La presse internationale s’empresse de parler de « camps de concentration » pour homosexuels ouverts pour l’occasion, ajoutant sans nuance de l’horreur à l’horreur, alors que l’article original en russe ne fait que révéler ce qui existe déjà depuis des décennies : des bases secrètes dans lesquelles les milices de Kadyrov sévissent depuis toujours.

Cette attaque massive envers les homosexuels accompagne la tentative de militant-es LGBT d’organiser plusieurs gay-prides dans quatre villes du Caucase. Des demandes ont notamment été faites en ce sens le 9 mars 2017 (cf. article de la Novaya Gazeta) auprès des autorités locales par Nikolaï Alekseev et Vladimir Klimov, annonçant la participation de plusieurs centaines de personnes. Une nouvelle vague de persécutions a suivi immédiatement la déclaration, qui n’a été qu’un nouveau prétexte à des attaques déjà initiées plus tôt par les milices du pouvoir à l’encontre des homosexuels.

Quelques infos des médias bourgeois sont disponibles ici et en français.

Cette campagne de « nettoyage » s’inscrit dans un contexte désormais ancien d’arbitraire et de violences.

Le contexte tchétchène

Depuis la fin officielle du second conflit tchétchène, l’intronisation de Ramzan Kadyrov et le retrait définitif des troupes russes de la République de Tchétchénie en 2006, les milices kadyroviennes mènent une politique systématique de terreur qui ne laisse guère d’autre choix que de fuir ou subir à celles et ceux qui sont resté-es vivant-es après l’innommable guerre menée par la Russie à la petite République pendant 10 ans. L’arbitraire du pouvoir de Kadyrov implique des violences aléatoires envers toute personne ne prêtant pas publiquement allégeance au tyran.

Après avoir consciencieusement éliminé toute opposition, fait assassiner des défenseur-euses des droits humains (Anna Politkovskaya, Natalya Estemirova, Stanislas Markelov, Anastasia Baburova...) et fait fermer leurs bureaux à Grozny (association Memorial), Kadyrov a lancé une sinistre vendetta contre toutes les familles de celles et ceux qui ont fui à l’étranger ou qui ont, de près ou de loin, de manière certaine ou supposée, aidé ou participé à la rebellion armée contre le pouvoir pro-russe. Torturant et assassinant dans ses prisons secrètes à tour de bras, brûlant les maisons (sources : 1, 2 et 3) des parents de personnes soupçonnées d’être combattantes, il est même allé jusqu’à faire assassiner en plein coeur de l’Europe, à Vienne en janvier 2009, la seule personne qui a osé porter plainte directement contre lui auprès de la cour européenne des droits de l’homme, Oumar Israïlov. Son assassin, Lechi Bogatyrev, est aujourd’hui commandant de police du district Pobedinskoe de Grozny. Depuis plusieurs mois, Kadyrov met également en scène chaque semaine des séances d’humiliations publiques à la télévision locale, dans lesquelles lui et ses lieutenants sermonnent des gens qui plient l’échine, les accusant de tout et rien (voir 1, 2, 3, 4, 5, 6, 7...). Beaucoup des personnes ainsi sermonnées disparaissent ensuite sans laisser de trace. Enfin, depuis 2014 Kadyrov envoie ses propres hommes, de gré ou de force, combattre dans l’Est de l’Ukraine au côté des forces russes (voir reportage Euronews).

Par conséquent, les frasques meurtrières du père Ubu tchétchène bénéficient de la complicité du Kremlin, empêchant tout Tchétchène de trouver refuge ailleurs sur le territoire de la Fédération de Russie. Kadyrov est le terrible pantin du Kremlin, dont la main de fer garantit à la Russie le maintient de la République Tchétchène sous sa domination.

Un exil insupportable

Fuyant par centaines le pays, les Tchétchènes commencent par traverser la Biélorussie, qui à ce jour n’a toujours pas rétabli ses frontières avec la Russie, avant d’être filtré-es à la frontière avec la Pologne, à Terespol. Depuis un an, la Pologne a d’ailleurs décidé de restreindre drastiquement l’accès à son territoire, refoulant la grande majorité des Tchétchènes au poste-frontière, occasionnant la stagnation de centaines de personnes à Brest, dans l’Ouest de la Biélorussie. Ceci à la demande des autorités Européennes et de Frontex, qui se soucient peu du sort qui est réservé aux demandeur-euses d’asile ainsi recalé-es aux portes de l’espace Schengen.

Celles et ceux qui passent en Pologne, au-delà du fait qu’il semble y avoir suffisamment de places dans les foyers pour demandeur-euses d’asile, se rendent compte bien vite que c’est une impasse et qu’aucun statut ne leur sera jamais délivré leur permettant de vivre décemment dans le pays. Sans compter qu’en Pologne, comme en Autriche, les hommes de Kadyrov sont partout et procèdent régulièrement à des pressions, menaces et agressions. Par conséquent, la Pologne n’est souvent que le début de la route qui mène les Tchétchènes en Allemagne, en Scandinavie, au Benelux ou en France.

Arrivé-es à Paris, la plupart des demandeur-euses d’asile Tchétchènes sont placé-es sous convention Dublin, contraint-es de se cacher pendant 6 à 18 mois le temps que la France essaye de les renvoyer en Pologne (ou dans un autre pays considéré comme responsable de leur demande d’asile). Pendant cette interminable clandestinité, la Préfecture de Paris leur envoie des convocations au 8e bureau (N.B. : les autres préfectures ont aussi leur « bureau des éloignements »), qui sont autant d’embuscades pour tenter de les coller dans un avion avant qu’elle/ils puissent déposer leur demande d’asile en France.

Et quand bien même leurs demandes d’asile sont enregistrées, le Code de l’Entrée, du Séjour et de la Demande d’Asile (CESEDA) a évolué depuis quatre ans vers toujours plus de sévérité, amenant une augmentation exponentielle de rejets par l’Office Français des Réfugiés et Apatrides (OFPRA) ou par la Cour Nationale du Droit d’Asile (CNDA). Plus la fin officielle de la guerre de Tchétchénie s’éloigne dans le temps, moins les Tchétchènes arrivent à faire reconnaître les menaces en cas de retour dans leur pays. Et cela, alors même que l’énorme diaspora tchétchène, la communauté internationale, les ONG ou les journalistes sont (presque) unanimes pour dire que la Tchétchénie est un mouroir à ciel ouvert. Peu importe pour les juges de l’asile, qui martèlent sans rougir que les demandeur-euses doivent leur apporter « des éléments nouveaux » et « se montrer plus persuasif-ves lors des audiences ».

Qui dit augmentation des rejets dit augmentation des refus de séjour et des obligations de quitter le territoire français. La suite on la connaît : l’avion. Mais après, on ne sait plus : l’Europe se soucie guère de connaître le sort de celles et ceux qui ont été remis-es pieds et poings liés à la police russe.

Antiterrorisme et préjugés racistes

Non contentes de mépriser le sort de milliers de réfugié-es tchétchènes qui galèrent depuis plus d’une décennie dans l’Espace Schengen, les autorités européennes ont décidé d’appliquer une double peine à la diaspora tchétchène depuis le début de la guerre en Syrie.

Avec les attentats de janvier et novembre 2015, le Service Central du Renseignement Territorial (SCRT) et de la Direction Générale de la Sécurité Intérieure (DGSI) nouvellement créés en 2014 ont en effet renforcé un peu plus la surveillance des musulman-es, et notamment des Tchétchènes.

Les petites notes paranoïaques et affabulatrices des renseignements, alimentée d’une ignorance notable de ce que sont la religion musulmane et ses usages, mais aussi d’une indifférence de ce que peuvent être le parcours et le vécu de la communauté tchétchène depuis les années 2000, servent de fondement à des mesures administratives permettant de harceler et de priver de liberté des personnes de manière totalement arbitraire :

Le 20 novembre 2015, Lioma, réfugié depuis 2007 et âgé de 41 ans, est assigné à résidence à son domicile d’Ingré. Son assignation sera finalement cassée par le TA d’Orléans plus de 10 mois plus tard, en octobre 2016.

Le 21 novembre 2015 vers 2h30, des policiers du RAID perquisitionnent le domicile de Magomed, réfugié depuis 2006, âgé de 32 ans et père de neuf enfants, dans la Cité des Chaumes à Montauban. Dans la foulée, il est assigné à résidence. L’assignation sera finalement abrogée deux mois plus tard.

Dans le même temps, deux autres Tchétchènes sont assignés à résidence à Montauban, dans les quartiers de Beausoleil et Montplaisir. Leurs assignations seront abrogées aussi après deux mois.

Le 26 novembre 2015 à 7 heures du matin, une vingtaine de gendarmes du GIGN débarquent au domicile de Saïd Ahmed Itaev, naturalisé français en 2007, âgé de 33 ans et père de cinq enfants, à Sarreguemines. Dans la foulée, il est assigné à résidence.

Le 30 novembre 2015 à 6 heures du matin, une vingtaine de policiers des forces d’intervention débarquent au domicile de la famille Madiev à Rouen et procèdent à une perquisition dans le cadre de l’État d’urgence. La perquisition ne donne rien.

Le 25 janvier 2016 vers 23 heures, plusieurs dizaines de policiers des forces d’intervention mènent des perquisitions simultanées aux domiciles de Aslan, Ibragim et Issa, trois tchétchènes de 32, 24 et 29 ans demeurant dans le quartier de la Croix-du-Sud à Reims, réfugiés en France depuis 2010.

Le 9 septembre 2016, Mansour Koudousov, 25 ans, a été expulsé vers la Russie après être resté assigné à résidence à Die (Drôme) depuis 2012, suite à l’affaire Merah.

Des histoires comme celles-ci, il y en a des dizaines. Parmi les plus de 3000 perquisitions et 400 assignations de l’État d’urgence, nombre de Tchétchènes ont été concerné-es. Dans presque toutes ces histoires, il n’y a aucune suite judiciaire, aucun élément solide, mais des supputations sans fondement réel, évoquant des « liens supposés », des « signes de radicalisation », des « voyages » en Turquie et en Ukraine ou encore la consultation de « sites islamistes ». En l’occurrence, les sites d’information Tchétchènes comme Checheninfo, Kavkaz Center, Chechen Press, Nohchicho, Chechen News, Golos Ichkerii, Ichkeria Info ou Waynakh.com consultés par la diaspora ne sont pas des sites islamistes, mais des sites d’information communautaires, bien qu’on y trouve des rubriques religieuses et qu’ils donnent la parole à la rébellion (= opposition) tchétchène.

Extraditions vers la Russie

À intervalle réguliers, la DGSI vient remettre entre les mains de la Direction des Libertés Publiques et des Affaires Juridiques (DLPAJ : attention, lien vers un site gouvernemental !) ses petites notes et lui suggérer de prendre des mesures à l’encontre de personnes contre qui il « y a des raisons sérieuses de croire » qu’elles « constituent une menace grave à l’ordre public ou à la sûreté de l’État ». Entre alors en scène Madame Pascale Léglise, administratrice civile hors classe et fonctionnaire chevronée du ministère, dont le quotidien est pleinement consacré à la minable tâche consistant à construire des dossiers à charge à l’encontre de personnes contre qui il n’y a pas grand-chose, hormis les certitudes réactionnaires d’autres fonctionnaires zélé-es du ministère.

Pascale, la même qui le soir du 13 novembre 2015, alors que l’attaque du Bataclan n’était même pas terminée, a rédigé à la lumière de sa petite lampe de bureau au 11 rue des Saussaies, les décrets d’application de l’État d’urgence.

Pascale, la même qui est venue le 2 décembre 2015 au Tribunal Administratif de Melun pour plaider contre C., l’une des personnes assignées à résidence durant la COP21, s’appuyant sur le fait que la personne, qualifiée pour l’occasion de « leader de la mouvance contestataire radicale d’ultra-gauche », constituait un danger pour l’ordre public. L’assignation avait d’ailleurs été confirmée, y compris par le Conseil d’État, ancrant définitivement dans le marbre de la constitution les dispositions ultra-sécuritaires de l’état d’urgence.

Pascale, la même encore qui est venue le 6 février 2017 au Tribunal Administratif de Paris pour plaider contre Kamel Daoudi, qualifié de « lieutenant de Ben Laden » et assigné à résidence depuis 9 ans pour des soupçons vieux de 16 ans (lire absolument son blog), pour lesquels il avait d’ailleurs déjà purgé cinq ans de prison de 2005 à 2008. Depuis, interdit de séjour, il est baladé de bled en bled, le temps de trouver un pays vers lequel l’expulser.

Le dernier exemple en date des méfaits de la DLPAJ est la mesure prise à l’encontre de Vakha Djamalkhanov le 12 avril 2017. Vakha, Tchétchéne de 25 ans reconnu réfugié en France en 2010, a été interpellé par plusieurs dizaines d’agents des forces d’intervention cagoulés et lourdement armés à son domicile de Limeil Brevannes, avant de purement et simplement disparaître !

La communauté tchétchène s’est mobilisée dés le lendemain, rassemblant une vingtaine de personnes place de la République le 13 avril au soir, puis soixante-dix personnes le 14 au même endroit.

Vendredi dans l’après-midi nous avons appris, non pas par son avocate qui s’est vu raccrocher au nez par les différents services, mais par une autre source, que Vakha a fait l’objet d’une mesure qui entre dans le cadre de la loi 2014 pour le renforcement de la lutte anti-terroriste et permettant à la DLPAJ d’expulser sans jugement et sans possibilité de recours une personne contre qui il existe des « raisons sérieuses de penser qu’elles constituent une menace grave à l’ordre public et à la sureté de l’État ». En creusant, on apprend que c’est une pratique courante !

Ainsi, Vakha a été expulsé mercredi dans le secret vers la Russie et remis aux mains du FSB russe, alors que son statut de réfugié lui avait été retiré en 2014. Les raisons de cet acharnement : un voyage en Turquie en janvier 2014 avec un vrai passeport russe qu’il s’est procuré contre paiement. Les soupçons : il aurait rejoint les rangs de Daech. Officiellement, il se rendait en Turquie pour se trouver une épouse.

Vrai ou non, ce n’est certainement pas au FSB d’en juger, surtout lorsqu’on sait que l’ensemble des proches de Vakha ont consciencieusement été exécutés par les forces russes entre 1994 et 2007, souvent de manière particulièrement atroce.

Alors même que Merkel et Hollande font mine de bouder leur relation avec Vladimir Poutine, décidant que le meilleur moyen de lui faire front est de prendre des mesures d’embargo étranglant un peu plus le peuple russe qui n’a rien demandé, les polices européennes collaborent ainsi, sous couvert de lutte contre le terrorisme et contre l’immigration illégale, avec les autorités russes. Déjà début avril, on apprenait que Khizir B., un autre jeune Tchétchène, attendait dans la prison allemande de Bueren, son extradition vers la Russie. Un rassemblement avait été organisé le 3 avril 2017 devant l’ambassade d’Allemagne à Paris. Une quinzaine de personnes étaient présentes, avec le même message que deux semaines plus tard : « N’aidez pas la Russie à nous tuer ! »

Cela ne semble pas toucher les autorités françaises.

Nous sommes lundi 17 avril, pas de nouvelles de Vakha depuis 5 jours. Imaginez l’état psychologique de sa mère, qui était présente lors de son arrestation mercredi avec ses deux nièces de 7 et 9 ans. Comme lors des perquisitions au domicile d’autres Tchétchène, ces opérations cagoulées ravivent les douloureux cauchemars des « opérations de nettoyage » en Tchétchénie.

Un nouveau rassemblement aura lieu samedi 22 avril, après le « 1er Tour Social ». Le lieu et l’heure seront confirmées dans les prochains jours. Ce serait bien que davantage de non-Tchétchènes se sentent concernés et restent après la grande manif pré-électorale pour soutenir les Tchétchènes et manifester contre l’état d’urgence et les mesures de l’anti terrorisme !

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