Les hommes, le féminisme et les « hommes féministes »

Suite aux luttes qui traversent l’Amérique Latine en ce moment, le 26 novembre il y aura une manifestation nationale en Italie contre le patriarcat. Nous avons ici repris ce texte publié par quelques camarades italien-ne-s sur la place des hommes (dans son sens social) dans cette lutte qui nous paraissait intéressant.

Le 26 novembre, nos camarades, de vie et de lutte, seront dans la rue à Rome au cri « Sans une en moins », traduction du slogan « Ni Una Menos » des mobilisations féministes qui depuis l’Amérique Latine sont en train de traverser le monde entier. Le cortège verra les femmes avec une banderole unitaire, puis derrière le cortège sera mixte et ouvert à tous ceux qui se reconnaissent dans la lutte contre la violence masculine sur les femmes. Ça sera une manif féministe - donc organisée et guidée par les femmes - et ça sera mixte. Nous avons donc voulu nous interroger sur la participation des hommes dans ce cortège [...] pour donner une contribution sur les modalités avec lesquelles ils pourraient soutenir les femmes dans leur lutte contre la violence systémique, économique, sociale et culturelle du patriarcat.

« Les hommes qui veulent être féministes n’ont pas besoin que les femmes leur fassent de l’espace. Ils doivent prendre l’espace qu’ils ont déjà dans la société et le rendre féministe ».
Ces mots de la féministe anglaise Kelley Temple offrent sûrement une réflexion intéressante par laquelle commencer. Rappeler que toutes formes de féminisme dans l’histoire et dans le monde ont été construites par les femmes et se sont ensuite constituées, organisées, évoluées, fragmentées par la volonté des femmes n’est pas une évidence dans notre société. Et cela est arrivé, pour le dire simplement, en réponse aux oppressions masculines. Les courants féministes ont mené une discussion sur la vie des hommes plus que les hommes ont mené sur eux-mêmes consciemment, de la même façon que chaque opprimé-e réfléchit sur sa condition à partir des privilèges de son oppresseur. Cela explique en grand partie pourquoi pour un homme c’est difficile de discerner s’il y a du sens ou pas pour lui de se définir comme féministe, car il utiliserait un mot créé et construit politiquement par des femmes.

Les hommes peuvent-ils être féministes ? Ou doivent-ils seulement soutenir la lutte féministe ? Kelly Temple répond à cela en défendant l’espace féministe (espace entendu en tant que lieu physique, mais surtout discours, symboles, langages, théories et pratiques), auquel les hommes ne devraient pas avoir accès, car, nous ajoutons ici, ça n’aurait pas de sens ni pour les hommes ni surtout pour les femmes. Ce que l’auteure dit est beaucoup plus compliqué et juste : les hommes qui veulent se définir féministes doivent agir dans la société, la changer, la transformer et la rendre féministe. Et ils doivent le faire - et cela est bien plus compliqué - sans prétendre à déterminer le lieu féministe, mais plutôt en prenant le « paquet complet », en se l’appropriant et en le diffusant, tout en profitant de leur position de privilégiés. Ce qu’est la violence sur une femme, seule une femme le sait et elle seule a la légitimité de le dire. En tant que hommes nous pouvons écouter, comprendre et faire en sorte que, comme nous le pouvons, cette violence n’ait plus lieu, au moins de notre part. Savoir accepter de ne pas déterminer l’expérience féministe est le premier pas, pas évident, d’alliance masculine avec le féminisme. S’agit-il donc pour les hommes d’avoir un rôle passif en s’alliant au bagage culturel féministe ? Bien au contraire, il s’agirait là d’une participation active.

Cependant, l’auteure exprime aussi un autre aspect : qu’il y ait une relation entre féministes et hommes, un rapport non imposé ou nécessaire, mais politique. A la manifestation #NiUnaMenos du 19 octobre dernier à Santiago au Chili la présence d’un homme sans t-shirt a attiré l’attention. Il portait une pancarte qui disait : « Je suis presque nu, entouré du sexe opposé au mien...et je me sens protégé, pas effrayé. Je veux la même chose pour elles ». La photo de cet homme a fait le tour des media, en le transformant en une icône des « hommes féministes ». Son message, apprécié par différents milieux, en réalité porte une contradiction sur laquelle réfléchir : en profitant d’une conception binaire du genre et de ses stéréotypes, cet homme a soutenu l’idée selon laquelle les femmes sont passives, protectrices et maternelles, fidèles et inoffensives camarades. Des exagérations féministes ? Ou, comme beaucoup d’ignorants le disent, des naziféministes ? Pas du tout. Il s’agit plutôt de la constante incapacité culturelle de l’homme à se mettre de côté, leur nécessité à être toujours présents - parfois même avec de bonnes intentions - avec une modalité ego-referentielle qui montre parfaitement la constante violation masculine des espaces féminins. Une recherche de protagonisme qui est souvent le symptôme d’un faux féminisme (d’autant plus que la partenaire de cet homme, en le reconnaissant sur les réseaux sociaux, a dénoncé les violences subies par elle et sa fille). Nous voulons ajouter d’ailleurs que d’un point de vue médiatique la présence de cet homme dans le cortège a fait plus de bruit que le nombre énorme de femmes présentes.

Nous avons grandi dans une culture sexiste, nous l’avons intégrée et on en est devenu les vecteurs malgré nous. Les hommes, et tous ceux qui sont reconnus en tant que tels, profitent d’un privilège culturel, social et politique. Les rôles dans la société se transforment, mais se déclinent toujours entre qui en tire profit et qui est défavorisé-e, les privilegié-e-s et les non privilegié-e-s. Et cela n’est pas une vision victimisante de la société, c’est la société elle-même. Si ces rôles n’existaient pas, nous ne serions pas non plus dans un contexte socio-culturel où le patriarcat et le capitalisme s’imbriquent selon la filière production-réproduction-normativité-exploitation-exclusion. Les stéréotypes de genre agissent au niveau culturel et limitent aussi les horizons professionnels et économiques féminins, en reléguant les femmes au rôle du soin. [...]

À partir de là, les hommes peuvent agir correctement en tant qu’alliés du féminisme. Ils doivent reconnaître être jugés et placés au monde dans une certaine position puisqu’hommes, socialement hommes. Ils doivent reconnaître agir dans les relations d’une certaine façon puisque éduqués en tant qu’hommes. Ils doivent être conscients que le corps masculin, construit socialement sur des règles et des normes masculines, détermine l’espace dans lequel ils se trouvent. Accepter de mettre cela toujours en discussion, avec n’importe quelle personne, indépendamment de son genre, correspond au rôle actif que les hommes peuvent prendre dans le monde féministe.

Sans vouloir parcourir ici les clivages entre les mouvements féministes et LGBTQ, nous voulons souligner la façon dont les deux ont produit une critique des stéréotypes masculins et, dans le meilleurs des cas, ont réussi à produire des pratiques de libération. Le choix d’un cortège mixte pour le 26 novembre est un objectif pour le féminisme, mais pas que : cela est une choix politique qui fait appel aux femmes pour trouver dans les hommes et les subjectivités LGBTQ des bon-ne-s allié-e-s pour combattre la culture sexiste. La production de normes oppressives pour les subjectivités non masculines passe à travers la construction de rôles masculins d’oppressifs. Même les hommes peuvent faire l’expérience, occasionnellement ou de manière continue, du machisme et de l’hétéronormativité : tous les hommes ne correspondent pas au stéréotype masculin et ceux qui n’adhèrent pas à la norme du genre, sont victimes de violence et d’exclusion [...]. Si les stéréotypes changent dans le temps c’est aussi parce que le pouvoir change, en s’assurant son hégémonie et la délégitimation les nouveaux parcours de libération. Mais il n’y a pas de cire ou de sourcils épilés qui tiennent : il existe socialement une différence entre homme et femme et à partir de cela se construisent les rôles de privilège ou de désavantage.

Cela suffit donc à dire qu’on sera tou-te-s féministes le 26 novembre ? Certainement pas et ça serait stupide de le dire, car ce n’est pas un vagin qui fait une femme et surtout car les femmes ne sont pas toutes féministes. Combien de femmes au nom de la parité ont employé des pratiques et des langages masculins pour se sentir pareil ?
Nous pedé-e-s le savons bien, car nous en avons fait l’expérience dans les milieux LGBTQ, qui ont subi et subissent toujours la violence patriarcale et d’individus qui adoptent pratiques hétéro et homonormatives. Plus les expériences et les droits LGBTQ sont acceptés et reconnus, plus on assiste au renforcement de la culture dominante et normée. Pour être accepté-e-s et mériter droits et espace politique, souvent on reproduit les préjugés, valeurs et comportements homolesbotransphobiques et misogynes, qui blasent et marginalisent certains individus de la communauté LGBTQ elle-même.
Enfin, on ne sera pas tous féministes car les hommes, dans tous les cas, difficilement pourront comprendre réellement, surtout les blancs, hétérosexuels et de classe moyenne-haute, ce que signifie d’être opprimé-e-s, d’être une minorité, d’être exlu-e-s ou oublié-e-s dans la vie de tous les jours.

Ainsi nous serons une conscience collective qui à partir de nos identités, histoires, désirs, luttes, expériences et défaites continue à croire que la violence masculine sur les femmes est une partie structurante du système et que dévoiler son fonctionnement signifie dévoiler la violence sur laquelle s’appuie le système de production, reproduction et normalisation.
Le 26 novembre nous serons alliés des féministes dans la lutte contre le patriarcat. Et ça sera un cortège productif si, en tant qu’hommes : nous mettons en discussion notre privilège, culturel et socio-économique ; si le soir même on cherche à modifier notre comportement envers nos partenaires, amies, mères, sœurs, tantes, nièces, voisines, collègues, hétéro, lesbiennes ou trans ; si on creuse à fond pour comprendre ce que d’homophobe et de sexiste reste encore à déconstruire en nous-mêmes. Nous serons féministes quand nous n’aurons plus l’exigence de décliner féministe au masculin pour avoir la sensation d’être inclus. Conscients de cela, nous pouvons nous définir alliés des féministes, prêt-e-s à déconstruire nos rôles dans la société.

Note

Texte originale : http://www.communianet.org/node/1840
Certains courts paragraphes du textes ont été enlevés car ils font référence aux débats et à la situation économique en Italie qui, sans connaissance du contexte spécifique, ne seraient pas compréhensibles.

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