Le 5 mai 1790, les canuts décident « de se gouverner par eux-mêmes » ! ... C’est à Lyon que s’est fondé le syndicalisme

« La classe des maîtres-ouvriers lyonnais est, par l’esprit de résistance et d’organisation, ou même par la netteté de certaines formules sociales, en avance sur la classe ouvrière du XVIIIe siècle. » C’est ainsi que Jean Jaurès entrevoit la lutte des canuts, qui se sont soulevés dès 1744, puis en 1786, 1789, 1790 c’est-à-dire bien avant les révoltes des canuts de 1831 et 1834.

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C’est ainsi que Jean Jaurès entrevoit la lutte des canuts :
« La classe des maîtres-ouvriers lyonnais est, par l’esprit de résistance et d’organisation, ou même par la netteté de certaines formules sociales, en avance sur la classe ouvrière du XVIIIe siècle. » N’est-ce pas à Lyon qu’a été prononcé, et bien avant 1789, le mot de salaire ?

Des soulèvements de canuts s’étaient produits déjà à Lyon en 1744, sans qu’ils obtiennent gain de cause. En 1786, dans une requête de Denis Monnet, on relève déjà une partie de la devise rendue célèbre par les canuts en 1831 : « L’honteuse avarice, ou plutôt la cupidité de nombre de marchands-fabricants de cette ville porta, dans l’année 1786, le désespoir dans l’âme des maîtres-ouvriers qui travaillaient nuit et jour. Ils s’adressèrent aux anciens juges-consuls ; mais ils étaient marchands, et ils rejetèrent leurs remontrances et leurs réclamations. Ils prirent alors le parti de convenir entre eux que pour vivre en travaillant, il ne fallait ouvrer tels et tels genres d’étoffes qu’aux prix qu’ils déterminèrent. »

« L’émeute des deux sous », le 8 août 1786 avait finalement arraché au Consulat (l’ancienne administration municipale de Lyon) une augmentation des prix de façon de 2 sous par aune de tissu, alors qu’ils demandaient 4 sous. Mais, après une intervention auprès du roi, les marchands-fabricants, qui ne fabriquent rien, avaient fait en sorte que cet arrêt avait été révoqué le 3 septembre par le Conseil du roi. Alors l’agitation reprend et des réunions de canuts sont signalées à la Croix-Rousse, à Saint-Just, et même dans la presqu’île.

Des papiers circulaient entre canuts, dont l’un d’eux portait l’écriture de Denis Monnet : « Nous estimons que si la voie de la représentation ne suffit pas pour obtenir un Tarif, il faut d’un esprit ferme et d’un accord sincère, chacun à part soi, faire monter les prix de façon... un tiers entier des prix présents ». Ce papier avait été intercepté par un garde de la Fabrique et remis à Tolozan, le prévost des marchands de Lyon, équivalent du maire actuel. Et Monnet, « l’auteur de libelles et écrits séditieux », d’être surveillé et même incarcéré à la prison Saint-Joseph par Tolozan le 22 novembre 1786. Aucun témoin à charge n’ayant pu être trouvé, il en fut libéré sous conditions, après 70 jours, le 30 janvier 1787. Il est dit lors de l’interrogatoire, et c’est ce qui gêne les bourgeois, que Denis Monnet est « le point de ralliement de la confiance et des intérêts des ouvriers ». Ce que lui-même admettait bien volontiers en reconnaissant « oser mettre par écrit les premiers accents de nos justes luttes ». En effet, il recopiait et distribuait aussi des papiers d’autres ouvriers, permettant ainsi la circulation des informations.

Un mémoire, dont on peut attribuer la rédaction à Denis Monnet, avait été élaboré lors des réunions électorales pour les États généraux, les 26 et 27 février 1789, à la primatiale Saint-Jean où 3 300 maîtres-ouvriers nommèrent 34 électeurs, les canuts refusant que les députés du tiers état puissent être des fabricants de soierie, c’est-à-dire le patronat bourgeois.

On peut y lire : « L’ouvrier en soie ne peut vivre du salaire qu’il obtient par un travail forcé de dix-huit heures par jour. » Un tableau précis présente toutes les dépenses de première nécessité comparées à un salaire « qui ne saurait fournir aux deux tiers des besoins les plus urgents de la vie. » Pour éviter d’être totalement à la merci du fabricant, il est proposé la convention d’un Tarif, révisable à époques fixes et déterminées. En attendant, la demande est faite d’appliquer le Tarif arraché en 1786, une réforme de l’organisation corporative pour que les canuts soient mieux représentés, et d’éviter la main-d’œuvre sous-payée (femmes et enfants). Ils réfutent le faux argument de la concurrence étrangère. La conclusion est : « Quand on ne considèrerait les ouvriers en soie que comme des instruments mécaniques... ou... comme des animaux domestiques... toujours faudrait-il leur accorder la subsistance qu’on est forcé de fournir à ceux-ci, si on ne voulait pas s’exposer à se voir bientôt frustré du fruit de leurs travaux. »

Des « Doléances des maîtres-ouvriers, fabricants en étoffes d’or, d’argent et de soie de la ville de Lyon, adressées au roi et à la nation assemblée » sont ensuite élaborées en juin 1789. Denis Monnet, mandataire des maîtres-ouvriers, se rend fréquemment à Versailles et à Paris. Il multiplie les interventions auprès des députés lyonnais. Il finit par obtenir du Conseil du roi le 29 novembre 1789 le fameux Tarif demandé par les canuts.

Mais son application se fait attendre et Denis Monnet publie lui-même un Recueil de mémoires et Tarif. En fin de compte, la nouvelle municipalité élue déclare le Tarif exécutoire le 27 avril 1790. Denis Monnet et les canuts avaient enfin leur revanche sur 1786 et obtenaient du Conseil du roi un arrêt contre les mêmes marchands de la classe bourgeoise, ceux qui se font appeler les fabricants de soierie.

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C’est ainsi que le 5 mai 1790, 3.500 maîtres-ouvriers se réunissent en la primatiale Saint-Jean sous la présidence de Denis Monnet à partir de six heures du matin, et considérant que les marchands ont des intérêts opposés aux leurs, ils décident de « se régir et gouverner par eux-mêmes » sans les marchands. Puis ils élisent des commissaires selon les 28 quartiers de Lyon. Denis Monnet est élu à l’unanimité maître-garde syndic pour veiller à l’exécution de l’arrêt du Conseil du roi.

Dans les « Doléances » une nouvelle proposition était apparue de ne plus exiger de certificat de catholicité pour l’apprentissage et la maîtrise, permettant d’ouvrir leur profession aux non-catholiques de tous pays. Ils comparent aussi leur situation de « prétendue liberté » au Code noir. Denis Monnet en parlera dans une requête qu’il fit le 21 mars 1791 : « Il faut aller dans un autre hémisphère pour trouver des hommes qui se soient impunément arrogé le droit de faire travailler d’autres hommes aux conditions qu’ils veulent. Encore ce droit barbare, réprouvé déjà dans une grande partie de ces contrées, est-il l’objet de réclamations des âmes sensibles qui unissent leurs voix de tous les endroits où l’on connaît l’humanité et les droits de l’homme. »

En conclusion, laissons Fernand Rude résumer la formidable action de Denis Monnet et des canuts : « En arrachant le Tarif au Conseil du roi, en brisant le corset du système corporatif, en voulant ainsi profiter des principes consacrés dans les droits de l’homme et du citoyen, c’est déjà le syndicalisme que préfiguraient Denis Monnet et les militants ouvriers lyonnais de l’époque révolutionnaire ! » [2]

Notes

[1Dessin de Siné (paru en couverture de Siné Hebdo du 27 avril 2009)

[2Extrait de Doléances des maîtres-ouvriers, fabricants d’étoffes d’or, d’argent et de soie de la ville de Lyon adressées au roi et à la nation assemblée de Fernand Rude (éd. Fédérop, 1976)

Mots-clefs : insurrections | syndicalisme

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