« La plus belle avenue du monde »

Tout ce qu’une journée comme celle du 16 mars que nous venons de vivre peut faire émerger dans la tête d’un manifestant. Entre récit, questionnement, et prises de positions.

... Et qu’elle était belle ce 16 mars l’avenue des Champs Élysées !
« Au soleil, sous la pluie, à midi ou à minuit, il y a tout ce que vous voulez aux champs Élysées ! »

Relookée, revisitée, déglinguée, appropriée … quelle sensation incroyable de slalomer entre les feux de barricades, les vitrines tantôt défoncées, tantôt taguées, les clameurs révolutionnaires de la foule rassemblée, les coups de boutoir des équipes d’action directe contre les forces de répression ou contre les symboles du capital qui nous écrasent à longueur de semaines.

Oui. C’est lyrique. Mais excusez-moi. Je viens de lire le compte-rendu de la journée sur Mediapart, tenez vous bien et voyez plutôt :

Compte-rendu du 16 mars par Mediapart

De la même manière qu’on ne « se » fait pas violer mais on EST violé-e, on ne « s’ » oppose pas violemment aux forces de l’ordre. On EST violemment opposé-e-s aux forces de l’ordre ! À partir de là. Toutes les fantaisies sont possibles. Cramer le Fouquets, réquisitionner les costards de chez Hugo Boss ou caillasser les « forces de l’ordre ».

Trois auteurs, 1972 mots, moins pour décrire la journée que pour illustrer ô combien ils ont le cul entre deux chaises.

Souvenons nous de George Orwell dans « Hommage à la Catalogne » : « J’étais venu en Espagne dans l’intention d’écrire quelques articles pour les journaux, mais à peine arrivé je m’engageai dans les milices, car à cette date, et dans cette atmosphère, il paraissait inconcevable de pouvoir agir autrement. »

Du coup, au-delà d’un compte-rendu de la journée, forcément partiel étant donné les multitudes d’évènements éparpillés dans le temps et dans l’espace parisien c’est surtout un immense BIG UP, une immense dédicace, un très grand respect et une profonde admiration pour vous toutes et tous qui étiez là aujourd’hui.

Au commencement : La marche des solidarités et le gros tas de la marche pour le climat.

Deux petites anecdotes illustreront selon moi toute l’ambiguité et la déception qu’ont représenté ces deux marches :

D’abord la personne juchée sur le camion sono de la marche pour les solidarités qui s’évertue longuement à ce que surtout « Ne marchez pas sur les trottoirs ! Restez sur la route ! Tout le monde derrière la banderole ! Tous derrière le cortège de tête ! » … et, dans la foulée de proposer le slogan « Tout le monde déteste la police ! ». Et cette corde jaune, la fameuse corde tendue par un service d’ordre officieux, qui avait déjà officié le 26 mai 2018 … Bref. La phobie (justifiée) de l’invisibilité, semble braquer. Dommage.

Illustration de la stratégie de la corde en tension ....

Ensuite, cette énorme poids lourd qui crache du son pour cette énorme marche pour le climat. Un gros malaise. Un mélange de grosse teuf et de manif. Et un message qui semble clair : « oui on peut avoir un smartphone, rouler avec un gros camion et écouter un son propulsé grâce à de puissants groupes électrogènes ET se sentir concerné par la crise climatique actuelle ». Ça ratisse large.

Ensuite … les CHAMPS

Sans revenir sur le cœur de ce qui s’est passé tout au long de la journée sur l’ensemble de l’avenue, sûrement largement vécu et documenté par toutes et tous. C’est ce qu’il se passe dans les rues adjacentes qui m’a aussi beaucoup choqué. Et nous sommes probablement un certain nombre à souffrir dans ces moments-là.
Passer du sentiment de toute puissance collective de l’émeute au sentiment d’impuissance individuelle devant les arrestations violentes et arbitraires.
En effet, les fameux « Détachements d’Action Rapide » (DAR) de Castaner, pour faire simple « les bacqueux » ont probablement été relativement frustrés aujourd’hui de ne pouvoir intervenir au cœur de la mêlée. C’est alors que, pour décharger toute la haine qui les anime, ils piochent parmi les manifestants qui se réfugient au carrefour de chaque intersections avec l’avenue des Champs-Élysées, en général derrière une ligne de mobiles qui font mouvement et prennent position pour nasser de plus en plus étroitement la manifestation.
C’est donc là et parfois un peu plus loin que les nervis du Ministère de l’Intérieur jouent à chat. C’est là qu’ils sont souvent plus à l’abri des regards et des caméras indiscrètes et surtout où nous somme tous sous statut de « réfugiés » et non plus de « foule solidaire ».

Aujourd’hui donc, j’ai vu ce jeune homme poursuivi tout à coup par trois bacqueux tenter de s’échapper. Une voiture de police se lançant à ses trousses et manquant de le renverser pour lui barrer la route. Escalader une voiture de luxe dans la précipitation puis se faire plaquer au sol par l’un des assaillants. Aussitôt il se laisse faire. Et ces mots qui lui échappent à la question du flic qui lui a probablement demandé pourquoi il avait pris la fuite : « Mais j’ai eu peur ».
Moi aussi je suis terrifié de finir comme lui. J’ose à peine regarder, avec les bacqueux qui veillent offensivement sur leur proie (LBD en joue, grenade en main, cagoule sur le nez …).
Une jeune fille a le courage de sortir son téléphone et filmer, un petit attroupement se crée, la rapport de force tend à s’équilibrer. Alors, les mains liées dans le dos, ils emmènent le prisonnier dans une « nasse éphémère » : comprenez, un petit bout de trottoir pour le début de sa garde à vue. Il y rejoint d’autres manifestants (ou pas ?) qui ont eu le tort de ne pas plaire à ces messieurs du Ministère de l’Intérieur.

Selon les flics, c’est 237 [1] interpellations aujourd’hui ... combien parmi celles-ci réalisées à l’aveuglette aux abords des points de rassemblement ?

Que pouvons-nous faire au delà de nos actions individuelles sur ces temps hors de la manifestation ?
Face au nombre de manifestant-e-s poursuivi-e-s, capturé-e-s, violenté-e-s, et inculpé-e-s, que pouvons nous faire et comment ?

Les street-médics : un élément de réponse ?

Face au nombre de blessés toujours plus élevé et à des blessures toujours plus graves, nous nous sommes organisés.

Les street-médics sont toujours plus impressionnants en manifs. La première fois que je les ai vus, c’était en 2016, pendant le mouvement contre la loi « travaille ! ». Au début, un casque avec une croix au scotch et un sac doté d’une pharmacie de première nécessité. Aujourd’hui, des équipes constituées parfois entre 5 et 10 personnes, avec des uniformes de secouristes, des sacs de secouristes, et le comportement (souvent adéquat) des secouristes : la maitrise de soi.

Si un tel degré d’organisation de ces petites cellules de volontaires est admirable, n’y-a-t-il pas un risque ? Le risque par exemple, de distribuer les rôles au sein de la manifestation. Avec ses spécialistes dans chaque domaine. Entendons-nous bien : il est normal de pouvoir choisir porter secours à un blessé plutôt que se lancer à l’assaut d’une ligne de flics.
Mais n’y-a-t-il pas un risque à trop se spécialiser ? A distribuer les rôles si immuablement qu’on en vient à créer des inhibitions possibles ? Que nous ne participions pas à semer le doute chez nos adversaires quant à nos actions au cours de la manifestation … ou de l’émeute !

Tout à l’heure, sous les assauts répétés et ininterrompus de gazs lacrymogènes, une manifestante a perdu connaissance à quelques mètres de moi. Dans la seconde, les gens autour ont crié « MEDICS !!! MEDICS !!! ». Dans la minute, les médics étaient au chevet de cette manifestante. Pourtant capable d’intervenir sur une telle situation (mes diplômes de premiers secours sont à jour), je ne me suis pas senti en droit et légitime pour lui porter secours et assistance. Je me suis contenté de laisser faire ceux en uniformes, de les appeler même. Alors que j’avais envie d’aider.

Que se passera t-il si, sur une mobilisation plus locale ou sporadique, mais tout aussi réprimée, les street-médics ne sont pas là ?

Ce qui me gène, c’est la spécialisation, et, de la même manière que pour les journalistes ce détachement – parfois - un peu difficile à comprendre. Cette neutralité affichée qui paraît difficilement tenable. Je me souviens de ce samedi jaune au mois de février à Biarritz. Un manifestant met le feu à une poubelle. Pourquoi pas ? Dans la minute, les street-médics sont intervenus (en uniforme, et, donc, avec autorité) pour éteindre le feu et prévenir tout risque de « trouble à l’intégrité et à la sécurité des personnes ».

En témoigne cet extrait du compte-rendu de Mediapart :
« À quelques mètres des Champs, les street medics du groupe se font contrôler, sans accroc. « On a des croix sur nos casques, donc ils vérifient que le contenu de notre sac corresponde à notre fonction, explique Mathieu, en habitué. Mais ce sont des gendarmes, ils sont réglos. Les flics, c’est autre chose… »

Le médic ici interrogé parle bien d’une "fonction dans la manifestation", et que c’est cette fonction dans la manifestation qui leur donne la légitimité de passer les contrôles de police sans trop de problèmes. Quid alors du/de la manifestant-e lambda comme moi qui vient avec le minimum pour aider (maalox, sérum physiologiques et compresses par exemple) ou se protéger (masque à gazs et lunettes) ? N’est-il pas souhaitable que nous puissions toutes et tous entrer en manif avec ce genre de matériel ? N’est-ce pas à nous de porter le rapport de force en ce sens ?
De la même manière que pour contourner la récente loi « anti-casseur » et son article visant à interdire de se masquer le visage, certain-e-s ont proposé de toutes et tous se masquer en TOUTES circonstances.

Imaginons une manifestation où nous serions toutes et tous masqué-es, équipé-es d’une trousse de premiers secours, d’une bombe de peinture et de quelques cailloux dans nos sacs, avec un k-way noir et un gilet jaune ?
Dans ce cas, nous serions tous solidaires et liés les un(e)s aux autres.
Comme aime à le dire Macron ce soir et nous l’assumons : "Tous ceux qui étaient là se sont rendus complices". OUI MONSIEUR !
Le fameux « nous sommes tou.te.s des casseurs » du printemps 2016 est valable ici.
Nous sommes tou.te.s des médics. Nous sommes tou.te.s des gilets jaunes. Nous sommes tou.te.s autonomes. Nous sommes tou.te.s nos propres journalistes.
Nous voulons tou.te.s que Macron et son monde dégagent.

(A bas les uniformes !)

Pour finir en beauté : hommage à toutes et tous les inculpé-es du 18 mai [2] !

En fin d’après-midi une énorme manif sauvage s’est détachée des champs direction grands boulevards. Là où ça passe, ça casse, ça brûle, ça crie, ça communie, ça communique sa haine du monde qu’on nous impose et qui nous entoure !
Joyeux et déterminé, le cortège selon moi d’environ 2000 personnes n’est jamais inquiété. Les flics sont littéralement à la rue. Mais ils ont deux bottes secrètes : l’hélico et … les voltigeurs.

En effet, alors que le cortège se dirige sans aucun doute vers République, tout à coup, au niveau du Grand Rex, les keufs font barrage ! Ni une, ni deux à droite toute pour tout le monde.
Quelques rues plus loin, on se regroupe au métro Sentier, rue Réaumur qui coïncide avec le haut de la rue Montorgueuil, connue pour ses nombreuses boutiques et bars très branchés et à la mode chez les gens qui semblent ne pas comprendre où prend racine la colère des manifestant-e-s.
Ça a été l’occasion de leur faire un sacré petit coucou !

« La rue Montorgueil » selon Claude Monet (1878)

Au bas de la rue Montorgueuil, les Halles, sa canopée et son comico ! Passons les vitrines qui tombent ou qui se fissurent, les auto-réductions éphémères, la joie est immense de venir jouer les troubles-fêtes dans l’antre du système que l’on tend visiblement toutes et tous à dénoncer.

Toutes les manifs sauvages mènent à une keuf-mobile perdue. Celle-là n’a pas dérogé à la règle et à rendu un très bel hommage à toutes et tous les inculpé-e-s du 18 mai 2016. Bim, bam, boum … badaboum, chacun y va de son petit coup de latte ou de barre de fer. La voiture est vide et on ne pourra pas retenir comme chef d’inculpation « tentative d’homicide volontaire sur personne dépositaire de l’autorité publique ». Au moins ça de « gagné » !
Je mets les guillemets parce que si au contraire du 18 mai la plupart de ceux qui filment ne sont pas journalistes, ils sont malgré tout extrêmement nombreux à dégainer leur téléphone portable pour immortaliser l’instant. Ca se comprend. Le problème, c’est que les indics immortalisent eux aussi l’instant. C’est certain. Et ça gâche le plaisir.
Ce qui est venu gâcher la fête, aussi, c’est cette équipe de voltigeurs qui est arrivée en trombe pour nous disperser à coups de LBD et de grenades désencerclantes. Ils ont débarqué à une dizaine de motos, chacune transportant le pilote et son passager cow-boy.
Au terme d’un sprint mémorable, ne se tiennent plus qu’à côté de moi des anonymes. Chacun, chacune faisant semblant de n’être là que pour consommer.
Au loin, la voiture de flics commence à cramer. Quelqu’un à fini le boulot.

Hommage aux inculpés du 18 mai 2016

En prime, la flicaille a fait du zèle, et a fait évacuer l’ensemble de la gallerie marchande des halles ! Vaste programme...

Post-Scriptum :
Il est important de préciser que je ne cherche pas à stigmatiser quelque composante de la lutte contre le système auquel nous faisons face. Nous avons besoin de la marche des solidarités, de la marche climat, des street-médics en uniforme (ou pas), des kway-noirs, des gilets jaunes avec ou sans drapeau, tricolore ou rouge et noir. Chacun-e existe là où il/elle agit, nous nous y rencontront et c’est bien cela qui leur fait peur...
Je crois que j’ai un peu cru à la jonction des trois manifs d’aujourd’hui. Je suis donc forcément un peu déçu. Mais admiratif de tous les gens qui se bougent le cul !

Notes

[1237 interpellations dont 106 gardes à vue pour cette seule journée du 16 mars à Paris a priori

[2Le 18 mai 2016, au cours d’une manif sauvage partie de République, une voiture de police s’est trouvée là, et a pris tout ce que les manifestants avaient de haine contre l’État et sa police : cramée.
Largement documentée et montée en épingle par le gouvernement de l’époque et les médias, les « agresseurs » ont été promis à de rudes condamnations en justice. La plupart d’entre elleux ont été retrouvé.e.s, et lourdement condamné.e.s.

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