La ligne de partage. Entre état d’urgence et politiques de la frontière – une condition commune

L’accélération des mesures sécuritaires et l’état d’exception ne semblent pas passagers. La politique actuelle du gouvernement français est aujourd’hui regardée par ses voisins européens comme une expérimentation à ciel ouvert de la « gouvernance » de demain. De même, les modèles de contrôle aux frontières extérieures sont repris pour fabriquer de nouvelles barrières à l’intérieur de l’Europe. Lutter aux côtés des migrant-e-s, à Calais ou ailleurs, n’est dès lors pas seulement une question de solidarité, mais participe de la reconnaissance d’une condition commune. Le sort réservé aux militantes italiennes lors de la manifestation du samedi 23 janvier 2016 permet en ce sens de mieux cerner les contours des alliances à venir.

On ne peut comprendre les événements qui ont eu lieu ces derniers mois à Calais sans croiser plusieurs ordres de discours. La crise humanitaire se déroule sur une frontière interne de l’Europe, où se rejoignent divers éléments : les théâtres de guerre et l’exploitation (de peuples, de ressources et de terres) qui s’enchaînent en Afrique et au Moyen-Orient, obligeant des millions de personnes à fuir ; la gestion européenne des flux migratoires ; les dispositifs mis en place par l’État français depuis novembre 2015 ; la résurgence des partis et groupes néo-fascistes.

La France se montre de plus en plus hostile envers ceux qui font de leurs voix et de leurs corps des outils de désobéissance et de résistance, comme en atteste la détention des plusieurs personnes (migrant-e-s et militant-e-s) à la suite de la manifestation à Calais le samedi 23 janvier.

Calais, premier port de passagers de France, point de départ pour le Royaume-Uni, est devenu ces dernières années l’expression stable de la violence des frontières. Depuis la fermeture du centre de Sangatte en 2003, 7000 personnes habiteraient dans le gigantesque camp que l’on nomme « jungle ». Quelques-unes sont là depuis des années, et chaque semaine, des centaines d’entre elles essaient de passer la frontière, au péril de leur vie. Par voie maritime ou terrestre, cette ligne de partage ne cesse de donner la mort : entre juin et octobre 2015, au moins 22 personnes ont péri en essayant d’atteindre les côtes britanniques.

La politique des autorités locales vise à épuiser les habitants de la jungle et les pousser à partir. Aux attaques de la police, qui presque chaque soir lance des grenades de gaz lacrymogène, s’ajoutent les violences des groupes néofascistes locaux, qui agissent avec la complicité des forces de l’ordre et dans l’impunité. Avec l’augmentation du nombre des migrant-e-s ces dernières semaines, la violence de la frontière à Calais frappe encore plus durement : la zone tampon entre le port et le campement a été expulsée, pendant que le Royaume-Uni finançait une nouvelle clôture de barbelés pour entourer la zone portuaire. En compensation, le centre Jules Ferry a ouvert ses portes : il s’agit d’un « lieu d’accueil » fermé et équipé d’un dispositif biométrique, prévu pour loger 1500 personnes dans des conteneurs, mais accueillant pour l’instant seulement 680 migrant-e-s, pour la plupart enfants et femmes.

Samedi 23 janvier, des nombreuses manifestations se sont déroulées sur les frontières les plus empruntées d’Europe : à Evros, Lampedusa et Calais, des milliers de personnes ont défilé pour revendiquer la liberté de mouvement pour tous et toutes et contre les politiques xénophobes de l’Union Européenne. Lors de cette journée de mobilisation, les nombreu-x-ses manifestant-e-s réuni-e-s à Calais ont franchi les barrières qui protègent le port, et un groupe de migrant-e-s et militant-e-s européen-e-s sont monté-e-s à bord d’un bateau pour plusieurs heures. La répression de cet acte s’est terminée par l’arrestation d’au moins 35 personnes, solidaires ou migrant-e-s, pendant que les manifestant-e-s étaient repoussé-e-s sous les gaz lacrymogènes et les matraques jusqu’à la sortie du port et la jungle.

Parmi les personnes arrêtées et gardées à vue, seulement les non-Françaises n’ont pas été relâchées après les 24 heures prévues. Trois militantes italiennes n’ont ainsi été libérées qu’après trois jours d’enfermement au CRA (Centre de rétention administrative) de Lille, où elles attendaient le jugement concernant leur OQTF (Obligation de quitter le territoire français) – finalement rejetée. Les migrants, six au total, se trouvent toujours en détention provisoire, dans l’attente de leur procès le 22 février.

Le recours à l’OQTF contre Martina, Ornella et Valentina montre une nouvelle fois que les outils répressifs et les pratiques juridiques conçus contre les migrant-e-s non-communautaires sont utilisés pour les ressortissant-e-s de l’Union européenne. Ce faisant, ce sont de nouveaux territoires qui sont soustraits à l’agir politique ; de nouveaux contours imposés à l’imaginaire et à l’action tolérables. En France, ceci est rendu possible grâce à l’état d’urgence, introduit après les attentats du 13 novembre et bientôt constitutionnalisé. Pendant cet état d’exception permanent, le « laboratoire frontière » peut être reproduit partout. L’action des forces de police est toujours plus indépendante de toute contrainte démocratique, et la possibilité d’actions et d’expressions conflictuelles se réduit progressivement.

Or la multiplication des frontières internes et des formes de contrôle touche toute l’Europe : ce lundi 25 janvier, on apprenait que quelques États du nord ont demandé à la Commission européenne de prolonger les contrôles intérieurs jusqu’à deux ans, en suspendant Schengen et en décrétant la fin du traité de libre circulation.

Le chevauchement entre état d’urgence et politiques de frontière permet donc de poser une double hypothèse. D’un côté, le gouvernement utilise les nouvelles options permises par l’état d’exception pour augmenter les expulsions, en intensifiant les stratégies d’évacuation, d’invisibilisation et de dispersion (comme c’est aussi le cas à Evros, à Ceuta et Melilla, sur les itinéraires libyens vers Lampedusa, à la frontière entre Serbie et Hongrie, etc.). De l’autre côté, l’arbitraire rampant d’un régime fondé sur la frontière se prolonge, dans le climat de l’état d’urgence, aux espaces politiques des banlieues et des mouvements sociaux. Les clivages (ethniques/racisés, de classe, de genre, …) déjà présents dans le corps social segmenté et hiérarchisé sont reproduits par ce dispositif et deviennent des lignes de démarcation entre un « intérieur » et un « extérieur » du pouvoir.

Débattue en ce moment, la proposition de déchéance de nationalité nous apparaît comme l’expression maximale d’une tendance à priver certaines personnes de subjectivité politique sur le critère d’une citoyenneté « pure ». Une autre proposition du premier ministre Valls au lendemain des attentats est à ce titre éclairante : l’idée, pour le moment non approuvée, était de créer des centres de détention destinés aux personnes classées comme « dangereuses pour la sûreté nationale » (la tristement connue fiche S), en contournant les voies juridiques par le seul avis des préfets. Cette proposition démontre que des dispositifs comme les camps, typiquement pensés pour contrôler et gérer les flux migratoires, peuvent être transférés vers une gestion globale du territoire, en définissant l’« autre » par rapport auquel l’État doit se protéger.

En ces temps de crise économique et sociale, la morphologie de ce pouvoir sécuritaire risque de se poser en modèle reproductible de conservation politique. Dans la pratique, pour l’instant, elle se manifeste en tant que stratégie de soustraction des possibilités de contestation.

Officiellement, l’état d’urgence est un dispositif temporaire de sauvegarde de la raison d’État, qui, en constituant un espace extra-judiciaire (exceptionnel) investit le pouvoir politique d’une souveraineté renouvelée, capable d’établir le droit par elle-même. Dans ce dépassement du juridique par le politique, l’État s’impose en tant que garant de la sécurité publique, demandant en retour un transfert des droits, c’est-à-dire l’abandon des libertés fondamentales. Selon ce scénario, et notamment dans le cas français, les dispositifs policiers et les mesures mentionnées sont autant d’expérimentations concrètes pour le contrôle et la disparition de tout mouvement social. La mise en place de ces mesures pour la COP21 et pour Calais n’a au final presque plus rien à voir avec la lutte contre terrorisme, à partir de laquelle l’exception trouve sa légitimation.

La normalisation de ce régime d’exception par un État membre de l’UE sert donc de laboratoire pour tracer de nouvelles formes de gouvernance concernant l’ensemble du territoire européen. Les milliers de personnes à Calais ont affirmé leur indisponibilité radicale à une telle gouvernance. Que ce soit à l’encontre des migrant-e-s ou des militant-e-s européen-e-s, la menace de rapatriement fait partie d’une volonté d’invalider les conditions de possibilité d’une action politique européenne et transnationale.

Dans cette perspective, la lutte pour la liberté de circulation et d’installation peut servir de modèle, notamment par le fait que les mesures répressives et la soustraction de subjectivité politique s’abattent de manière différente sur les migrant-e-s et sur les Européen-e-s. Alors que le processus de fabrication des frontières s’étale et se généralise (à l’intérieur de l’Europe elle-même), cette lutte dépasse le niveau de la solidarité, devenant un combat qui concerne les droits de tous et toutes. Au moment où les pays européens regardent la France de Hollande-Valls-Le Pen comme son avant-garde autoritaire, défendre et construire ce terrain de lutte en partageant nos lignes est un des principaux enjeux politiques qui accompagne le scénario de guerre en train de se jouer.

Des camarades rital-e-s.

Paris, 5 février 2016.

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Mots-clefs : Italie | Calais

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