L’épidémie n’a pas de vertus

Si l’on en croit la multiplication des analyses médiatiques allant dans ce sens dernièrement, l’épidémie de COVID-19 serait bonne pour la planète. Le principal bénéfice écologique évoqué se rapporte à la baisse d’1/4 des émissions chinoises de CO2 sur les deux derniers mois [1], dont les effets positifs sont évidemment climatiques mais aussi sanitaires. L’intérêt autour de cette réduction de la pollution émise par la deuxième puissance mondiale a notamment été renforcé par des images satellites de la NASA illustrant très nettement le phénomène. Quelques articles plus rares mentionnent quant à eux les effets positifs pour la biodiversité de la très récente interdiction par la Chine du commerce et de la consommation d’animaux sauvages [2]. Malgré ces éléments qui semblent univoques, voir des bénéfices pour la planète dans l’épidémie en cours n’est en aucun cas un positionnement écologiste. Revenir aux conditions sociales de la production de l’épidémie ainsi qu’aux principales propositions écologistes permet de s’en convaincre. Il y a assurément une grande différence entre considérer que l’épidémie de coronavirus est en elle-même écologiquement positive et tirer (ou plutôt confirmer) des enseignements écologistes à partir des effets économiques de celle-ci.

La production de l’épidémie

Les origines exactes du coronavirus [3] restent encore largement indéterminées. Toutefois son caractère zoonotique [4] ouvre la voie à de nombreux discours sur le virus en lui-même ou sur l’épidémie y étant associé – la principale préoccupation étant de déterminer l’animal porteur du virus, qui aurait pu le transmettre aux humain-es. Aux débuts de l’épidémie, un marché de Wuhan – capitale de la province chinoise du Hubei, dont l’agglomération compte plus de 11 millions d’habitant-es – était au cœur de l’attention, puisque c’est là qu’aurait eu lieu la première transmission du coronavirus aux humain-es. L’animal rapidement considéré dans l’espace médiatique comme porteur du pathogène était la chauve-souris. Cette piste n’ayant pas été rapidement confirmée, d’autres espèces animales ont rapidement été évoquées comme potentielles sources de la transmission du virus aux humain-es, comme le serpent ou, plus probablement, le pangolin – l’espèce la plus braconnée au monde [5]. Ces animaux font partie des multiples espèces sauvages qui transitent par le marché de Wuhan, d’où l’intérêt qui leur est porté ces dernières semaines. L’épidémie de SRAS du début des années 2000 – 800 victimes entre 2002 et 2003 [6] – est évidemment dans tous les esprits, puisqu’à l’époque, le porteur animal du virus était la civette, un petit mammifère également braconné et échangé sur les marchés chinois. Pékin a d’ailleurs strictement interdit son commerce à la suite de l’épidémie, laissant supposer que les transactions de pangolins et/ou chauve-souris pourraient également être définitivement interdites dans le pays.

Le caractère « sauvage » de ces animaux (potentiellement) porteurs du virus est absolument central, puisque c’est précisément ce sur quoi rebondissent nombre de discours politiques (mais qui ne le sont pas toujours explicitement) liés au coronavirus, qu’ils se présentent ou non comme écologistes. La consommation de ces animaux n’étant pas répandue en France, les réactions racistes envers les personnes et cultures asiatiques se sont multipliées sur les réseaux sociaux. Rapidement, ce ne sont plus seulement les animaux cuisinés qui sont considérés comme sauvages mais aussi les personnes qui les mangent. D’abord, ce sont les pratiques gastronomiques qui sont ciblées, des occidentaux ridiculisant des plats traditionnels chinois [7], souvent au recours d’intox et de manipulations [8]. Cette concentration sur les pratiques culinaires chinoises n’est que le symptôme de la dimension raciste de l’hygiénisme avec lequel les occidentaux traitent le reste du monde. Mais rapidement, les actes discriminatoires et humiliations envers les personnes asiatiques se sont multipliés, par exemple dans les transports en commun. Nombre d’entre elles ont exprimé leur colère avec le hashtag #JeNeSuisPasUnVirus sur twitter ainsi qu’à travers de nombreuses interventions télévisées. Cette recrudescence de racisme n’épargna pas le champ médiatique, puisque le quotidien régional Le Courrier Picard titrait « Alerte jaune » en une, le 26 janvier dernier. La lecture raciste de l’épidémie qui s’est construite en Occident s’est ainsi prolongée jusque dans les réponses des puissances occidentales, qui ont étudié les bénéfices d’une fermeture totale des frontières.

L’indétermination [9] autour des conditions de la première transmission de ce dernier aux humain-es nourrit une perception de l’épidémie comme « naturelle » : le coronavirus était bien présent quelque part sur la planète, qu’il soit un jour transmis aux humain-es n’était alors qu’une question de temps (c’est-à-dire le temps que le virus arrive jusqu’à nous), conférant ainsi à l’épidémie en cours un caractère inéluctable. Cette présentation simpliste d’une origine « naturelle » de l’épidémie en cours pose évidemment de multiples problèmes. Tout d’abord, elle occulte complètement les processus biogéographiques à l’œuvre derrière l’accroissement d’émergence des épidémies : la destruction des biotopes. Devant la disparition de leurs habitats, nombre d’espèces sont en effet contraintes de se déplacer vers de nouveaux espaces, où elles se trouvent confrontées à de nouveaux agents infectieux. Si la plupart du temps, ces animaux deviennent de simples porteurs sains de ces virus, la destruction des habitats multiplie également les points de contact entre les humain-es et ces espèces condamnées à l’errance [10]. L’artificialisation des sols apparaît dès lors directement responsable de l’accroissement récent des épidémies, puisqu’elle ouvre des porteurs animaux à de nouveaux pathogènes jusque-là isolés et augmente les possibles contaminations zoonotiques vers les humain-es. A cela s’ajoute le réchauffement global du climat qui accroît lui aussi les risques épidémiologiques : les dérèglements climatiques sont extrêmement propices à l’expansion virologique [11]. L’intensification des précipitations, l’aggravation des sècheresses ou la destruction d’installations sanitaires par des catastrophes climatiques plus nombreuses sont autant d’effets secondaires du changement climatique qui favorisent l’accroissement du nombre d’épidémies ces dernières années.

Toutefois ce détour utile par la biogéographie n’est pas suffisant, les conditions sociales de ce grignotage par artificialisation des biotopes doivent elles aussi être explicitées – sinon, deux risques surviennent, celui de retomber dans une schématisation simpliste d’une société arrachée à la nature et désormais en conflit avec elle, le virus redevenant « naturel », et celui d’une homogénéisation de la société et des dominations sociales la structurant. L’anthropisation accélérée des sols est un symptôme tardif d’un « habiter colonial » [12] de la Terre, imposé par l’Occident au reste du monde. Celui-ci se fonde sur 3 principes : la subordination géographique d’un espace à un autre, l’exploitation des terres de l’espace nouvellement approprié et la possibilité pour d’autres d’y habiter rendue impossible – 3 principes auxquels tout-e écologiste ne peut que s’opposer. Les intrications du changement climatique et des mécanismes capitalistes sont quant à elles largement documentées, depuis la constitution de l’économie fossile elle-même [13] jusqu’à la promotion de politiques climatiques adaptationnistes par les élites néolibérales [14]. L’épidémie n’est donc en rien « naturelle », vierge de toute implication humaine, mais relève bien de dynamiques fondamentalement politiques ayant trait à l’organisation sociale des sociétés modernes.

Enfin, la gestion répressive de la propagation du virus est elle aussi à considérer pour déconstruire l’épidémie comme « régulation naturelle ». Principale réponse apportée à l’épidémie, il faut ici essayer de détricoter les différents usages politiques du confinement. Le recours à celui-ci semble inévitable, toutes les études épidémiologiques le préconisent. Mais les conditions précises de sa mise en œuvre sont beaucoup moins consensuelles, comme en témoignent les positions divergentes entre les expert-es qui trouvent qu’on en fait trop et celleux qui trouvent que l’on en fait pas assez [15]. Plusieurs grandes puissances se sont alors lancées dans un strict confinement de leurs habitant-es. Première touchée, la Chine a mis en place un système répressif extrêmement sévère, en transformant l’appareil bureaucratique du Parti Communiste Chinois en véritable police anti-épidémie : les membres des comités de quartier du PCC contrôlent les moindres allers et venues des habitant-es qui souhaitent passer les barrières dressées entre provinces, communes, quartiers et pâtés de maisons [16]. Les mesures systématiques de température à l’entrée de nombreux bâtiments ne sont qu’un exemple parmi de nombreux autres du fort contrôle social exercé par l’appareil sécuritaire chinois sur la population des régions infectées. Pékin compte d’ailleurs sur la dimension humanitaire – « il faut lutter contre l’épidémie » – pour se garantir le soutien (d’au moins une partie) de la population locale [17]. En Italie, pays européen le plus touché par l’épidémie de COVID-19, le gouvernement a récemment mis en place le confinement de près de 15 millions de personnes (environ 1/3 de la population italienne), dans 11 provinces du nord du pays [18], au sein desquelles la police et l’armée auront semble-t-il toute latitude pour interroger les personnes sur les motivations de leurs déplacements. En réaction à l’interdiction des visites en prison et aux faibles mesures de protection des prisonniers vis-à-vis de l’épidémie, des mutineries ont éclaté dans le pays [19], à l’issue desquelles 10 d’entre eux furent assassinés. En France, le caractère martial du confinement est presque explicitement établi [20], puisque c’est un « conseil de défense » qu’a mis en place Emmanuel Macron pour mener la « guerre » face au virus. Cette problématisation de l’épidémie comme « guerre » est une construction politique, qui visibilise un ennemi invisible (le virus), permettant ainsi de justifier par l’urgence des mesures anti-démocratiques exceptionnelles en matière de sécurité [21] – peut-on par exemple craindre un état d’urgence justifié par la menace que représente le coronavirus ?

Le confinement procède donc par contrôle spatial : la segmentation de l’espace est imposée verticalement par les autorités, qui entendent encadrer les moindres faits et gestes de la population selon ce qui leur semble nécessaire (au vu des intérêts qu’elles défendent et disent défendre). Un tel contrôle spatial – que l’on peut imaginer être un jour étendu aux relations entre humain-es et espèces sauvages en prévision des futures épidémies, si nous ne sortons pas de ce modèle – a une longue histoire coloniale, puisque découper l’espace qu’elles s’étaient approprié permit aux puissances impériales occidentales de contrôler les populations sous leur domination, jusque dans leurs interactions avec d’autres groupes sociaux ou avec des espèces sauvages [22]. La gestion chinoise de l’épidémie donne froid dans le dos puisqu’elle rappelle ce contrôle colonial déshumanisé des masses, déjà reproduit par l’aide médicale internationale pour l’épidémie d’Ebola [23]. Mais la maladie se propageant essentiellement par « contagion sociale » [24], ce sont toutes les relations sociales qu’il faudrait encadrer, en isolant indistinctement tous les individus. Les limites du confinement apparaissent ici clairement : toute la population ne peut être simultanément confinée, même pendant une courte période. Une certaine fraction de la société devra continuer à circuler pour assurer certains besoins fondamentaux du reste de la communauté (certain-es parlent de « vie minimale », d’« activités essentielles » ou d’« activités utiles à la nation », ces différentes appellations traduisant des visées politiques sensiblement différentes), comme l’alimentation et la santé – nous sommes toujours en contexte d’épidémie. Les appareils étatiques des grandes puissances s’épuisent donc à mettre en place un confinement toujours plus strict, adossé à un discours sécuritaire toujours plus verrouillé. Si rendre parfaitement hermétique le confinement est impossible, renoncer à toute forme de confinement serait aussi inefficace qu’un durcissement de la répression. La prévention des risques est évidemment nécessaire, mais sa forme étatique, acquise à la quantification mais peu sensible aux conditions sociales [25], ne peut aboutir qu’à une gestion autoritaire de l’épidémie – la relative désinvolture avec laquelle le gouvernement français a d’abord traité l’épidémie par rapport à d’autres pays peut s’expliquer par une approche singulière du risque pandémique [26], mais force est de constater qu’il a désormais adapté la même méthode répressive.

Notes

[1Reporterre (2020), L’épidémie de coronavirus fait baisser les émissions de CO2 de la Chine de 25 %

[2Up’ Magazine (2020), Bonne nouvelle pour la biodiversité grâce au coronavirus ?

[3Les « coronavirus » étant une famille de virus, il faudrait parler plus précisément de SARS-CoV-2. C’est ce dernier qui provoque chez les humain-es une maladie nommée COVID-19. N’étant pas infectiologue/épidémiologiste, ni même professionnel de santé, je parlerai ici de coronavirus pour désigner le virus (SARS-CoV-2) voire d’épidémie de coronavirus pour désigner l’épidémie de COVID-19 actuellement en cours dans le monde.

[4Transmis par les animaux aux humain-e.

[5Center for Biological Diversity (2019), Pangolins Decline as Deadly Poaching Continues, Red List Experts Find

[6Institut Pasteur (2012), Fiche maladie du SRAS

[7Voir l’explosion en France des recherches sur les soupes de chauve-souris via Google Trends.

[8Liselotte MAS (2020), La soupe à la chauve-souris, un plat prisé en Chine ? Autopsie de la rumeur sur l’origine du coronavirus, Les Observateurs, France 24.

[9Julie KERN (2020), Coronavirus : le mystère de ses origines animales s’épaissit, Futura Santé.

[10Sonia SHAH, (2020), Contre les pandémies, l’écologie, Le monde diplomatique.

[11Margaux MATHIS et Sylvie BRIAND (2019), Le changement climatique, les épidémies et l’importance de la médecine des voyages, Revue Médicale Suisse.

[12Malcom FERDINAND (2019), Une écologie décoloniale. Penser l’écologie depuis le monde caribéen, Seuil.

[13Andres MALM (2017), « Les origines du capital fossile » in L’anthropocène contre l’histoire, La fabrique.

[14Romain FELLI (2016), La grande adaptation. Climat, capitalisme et catastrophe, Seuil.

[15Raffaele Alberto VENTURA (2020), Coronavirus, sommes-nous paranoïaques ?, Le Grand Continent

[16Sébastien LE BELZIC (2020), Coronavirus : la Chine en quarantaine, ARTE Reportage.

[17Revue Chuang (2020), Social Contagion. Microbiological Class War in China, traduction française disponible ici.

[18C’est désormais l’intégralité du pays qui est confiné.

[19L’envolée (2020), Emeute et massacre à la prison de Modène

[20Philippe LAYMARIE (2020), Le commandant Macron déclare la guerre au coronavirus, Défense en ligne.

[21Regards (2020), Entretien avec Frédéric KECK dans La Midinale

[22Estienne RODARY (2019), L’apartheid et l’animal. Vers une politique de la connectivité, Wildproject.

[23Clélia GASQUET-BLANCHARD (2012), Lieux d’émergence et territoires de diffusion de la fièvre hémorragique à virus Ebola au Gabon et en République du Congo, Géoconfluences

[24Revue Chuang (2020), op. cit. Je reprends ici le titre dans un sens qui n’est pas nécessairement celui qui lui a été donné initialement.

[25Florent GUENARD et Philippe SIMAY (2011), Du risque à la catastrophe, La Vie des Idées

[26Didier TORNY (2012), « De la gestion des risques à la production de la sécurité. L’exemple de la préparation à la pandémie grippale », Réseaux, vol. 1, n°171, p. 45-66.

À lire également...