Jamais le bon moment pour le féminisme ?

Dans un contexte mondial de mobilisations féministes massives, dans un contexte français de mobilisations fréquentes qui ne laisse pas pourtant de côté les valeurs sexistes ancrées dans la gauche, dans un contexte où dans les organisations politiques de gauche et libertaires, les victimes d’agressions machistes commencent à en parler, maintenant c’est le moment : Parlons de féminisme.

La mort de Zyed et Bouna, puis les émeutes de 2005, les mobilisations sur les retraites en 2010, les luttes contre l’expulsion de la ZAD de Notre-Dame-des-Landes depuis 2012, la ZAD de Sivens et la mort de Rémi Fraisse en 2014, les mobilisations contre la loi Travail en 2016, les mobilisations étudiantes et des cheminots en 2018, les Gilets jaunes depuis fin 2018 jusqu’à nos jours…
Les temps de mobilisations en France sont toujours soudains, par « pics », des hauts et des bas qui se répètent chaque deux ou trois ans, spontanés, probablement toujours imprégnés des objectifs majoritaires dans la gauche hégémonique : Le « zbeul » pour les uns, et la massification pour les autres, mais pas si différentes dans le fond.

La gauche française a en effet des raisons pour aspirer à utiliser ces moyens de lutte :
– Le premier, en raison d’une rage légitime face à un monde qui ne va pas, et face à police qui réprime de plus en plus ;
– le deuxième, parce que c’est quand même symptomatique que même dans les plus grandes mobilisations les gens sur place ne soient pas si nombreux que ça : même dans des manifs des Gilets jaunes où il y a eu 12 000 personnes, il faut prendre en compte qu’à Madrid une manif en soutien aux prisonniers politiques catalans pouvait réunir 120 000 personnes, à savoir dix fois plus dans une ville qui a 50 % de moins d’habitant·e·s, et un État qui a 20 % de moins d’habitant·e·s.
Si, en plus de cela, on se rappelle qu’il n’y a pas si longtemps que ça, en 2013, la Manif pour tous pouvait réunir jusqu’à 3 millions de personnes dans les rues, il est normal d’avoir le sentiment de vouloir surpasser ce « record » et en battre un nouveau.
Sauf que l’esprit « massificateur », limite concurrentiel, ne semble pas la meilleure des alternatives face à la venue imminente du fascisme dans la société…

Mes lignes ont probablement quelque chose d’insurrectionnaliste. Parce que j’ai toujours aimé les mouvements taxés d’« insensés », probablement parce que tout mouvement révolutionnaire l’a été dans ses débuts.
Probablement aussi parce que je suis féministe radicale, et que, quoi que j’en fasse, mes revendications seront taxées d’« insensées », et c’est pour ça que je me solidarise et je me solidariserai avec toute revendication qui soit aussi « insensée » que la mienne.
C’est pour ça que j’ai soutenu les Gilets jaunes. Parce que je déteste le perfectionnisme puéril qui, au lieu d’intégrer un mouvement et/ou attendre son évolution, n’hésite pas 24 h pour balancer un article « critique ».
Les mouvements sociaux, notamment dans leurs débuts, sont toujours beaux dans leurs imperfections. Les classes populaires françaises ont compris ça avec les Gilets jaunes. C’est pour ça que dans les derniers sondages, au moins 39 % de la population interrogée par l’IFOP voudrait d’une révolution…
La question c’est : Quand est-ce que cet amour pour « l’insensé » va être compris lors qu’il s’agit du féminisme ?

Sois parfaite et tais-toi

Les revendications féministes sont à peine ancrées dans nos sociétés ni dans nos luttes, encore moins dans nos milieux.
J’ai eu beau à constater que, parmi mes camarades, les mêmes qui souvent soutenaient les (magnifiques) émeutes de l’acte XVIII, critiquaient les (magnifiques) pancartes des lycéennes qui, lors de la Marche pour le climat du 15 mars 2019, essayaient de rassembler des revendications féministes, écologistes, et aussi plus larges. Ces gamines étaient encore une fois taxées de « vulgaires », d’insensées et parfois d’insultes encore plus sexistes.
C’est inévitable que je voie un « deux poids deux mesures » en ce qui concerne le féminisme.
N’importe quelle revendication féministe « de base » est critiquée de tous les bords, jusqu’à l’absurde, lorsque certaines personnalités critiquent une campagne d’affichage sur le clitoris juste pour une question de terminologie.

Lorsqu’il y a un homme dans le milieu militant, ce n’est pas grave s’il est raciste — encore moins s’il s’agit de misogynie —, ce n’est pas grave s’il a des remarques homophobes, peut-être que ce n’est même pas si grave s’il ne soutient pas tous les mouvements sociaux actuels, peut-être même qu’il sera vu comme un « critique de la gauche » réputé, peut-être même que ce n’est pas si grave s’il a violé, s’il a frappé des femmes, ou s’il a agressé des femmes au milieu d’une manif, il aurait peut-être ses raisons ; et d’un coup les ultra « objectivistes » que nous sommes, nous devenons d’un coup du discours de « chacun à sa propre vérité par rapport au monde ».

Mais lorsqu’on est une femme — et surtout si on est féministe et lesbienne — si nous ne voulons pas nous faire « call-outer » par les hommes opportunistes qui veulent écraser notre crédibilité, il faut que notre militantisme soit parfait, donc va aux manifs de tout ce qui bouge même si c’est au détriment de ta santé, ne mange pas des olives d’Israël, si tu es une femme ne rejoins surtout jamais des féministes « problématiques », même si tu habites dans un petit village des Ardennes et qu’elles ne sont que deux, sois végane et mince sans pour autant développer un trouble du comportement alimentaire, sois polyamoureuse, et surtout montre ton engagement enthousiaste avec toutes les revendications du monde, et comprends qu’elles passent avant tes revendications à toi en tant que femme, même si tu as 16 ans et que tu ne comprends qu’à peine, et même si ladite revendication ce sont les communautés non binaires du Chiapas. On se plaint des exigences faites aux « gameuses » dans la communauté « gamer », pourtant dans la gauche nous sommes loin d’être exempt·e·s de ces comportements…

Nous n’attendrons pas à la prochaine manif

Au lieu de répondre depuis la supériorité morale avec laquelle on nous critique, beaucoup parmi nous essayons de créer des espaces féministes ainsi que des moments de réflexion collectifs, des espaces d’autogestion, de partage, d’entraide, de soutien mutuel ; histoire de toujours évoluer, et bref, d’apprendre à se connaître entre nous les femmes.

Mais apparemment, ce n’est jamais le bon moment pour nous, ce n’est jamais le bon moment pour revendiquer notre dignité, notre colère, nos corps dans l’espace public, notre rage face aux violeurs du milieu militant. Jamais le bon moment.
Aujourd’hui, nous assistons à nouveau à une hiérarchisation des luttes — cette fameuse convergence des luttes qui laisse, comme par hasard, toujours les revendications féministes à la fin… —, mais aussi à une hiérarchisation des exigences selon notre rapport au patriarcat.

Hiérarchisation des luttes, parce qu’il y aura toujours une bonne raison pour ne pas toucher ces sujets qui allument la mèche de la riposte féministe, on le sait, et les « vieilles » militantes, on l’a su.
En 2010 c’était les retraites, en 2012 NDDL, en 2013 l’assassinat de Clément Méric, en 2014 Sivens, en 2016 la loi Travail et les Marches de la dignité, en 2018 les étudiants, les cheminots et les Gilets jaunes.

Pendant les temps « chauds », il n’y a juste pas le temps pour tout, et nos camarades choisiront toujours les « grandes » mobilisations face à notre petit atelier féministe sur le consentement – comme si les luttes féministes ne rassemblaient pas des millions et des millions de personnes dans les rues d’autres pays !
Et bien sûr, dans la « descente » de chaque mobilisation, on devait comprendre, compatir, avec ces pauvres camarades hommes, trop en « burn out » pour nous aider, et nous, les camarades femmes, qui étions trop en burn-out à cause des premiers qui nous avaient méprisés pendant les temps « high » de notre militantisme.
Pendant les temps de « descente », nos problèmes pour tenir s’accentuent, parfois découlant en souffrances psy. C’est possible que notre psy nous dise : « Peut-être que tu as un peu plus besoin de temps pour toi », et nous on lui répondra que « Oui, mais pas tout de suite, car ce n’est pas le bon moment pour ça »…

Hiérarchisation des exigences, parce que la domination masculine attend que nous, les féministes, ayons un discours parfait, qui soit synonyme de vertu.
Ce n’est pas un secret, il y a des hommes qui instrumentalisent l’intersectionnalité sans l’avoir lue, sans savoir même citer une seule référence, sans l’avoir comprise, sans avoir instrumentalisé cette intersectionnalité dans des mouvements sociaux aussi imparfaits que les nôtres, comme c’est le cas des Gilets jaunes, sans avoir compris qu’il n’y a pas qu’un seul féminisme, mais plusieurs, les uns plus imparfaits que les autres.
Et surtout, sans appliquer cette aspiration à la perfection à ses camarades hommes, notamment dans des milieux militants où les agresseurs sont tellement nombreux qu’ils nous font pas sentir en securité dans des espaces militants ou même en manif.

Une fois analysé tout cela, je me demande : c’est pour quand donc que nos revendications vont être prioritaires, ou, enfin, prises en considération ?
Je n’aspire pas à une massification du mouvement féministe français, je n’aspire pas non plus à faire les mêmes manifestations qu’on a vues en Italie, en Espagne, en Grèce, en Turquie, ou en Argentine.
D’abord, car ce sont des objectifs qu’à l’heure actuelle nous n’allons pas réussir et que cela risque de nous décourager, ensuite parce que je refuse de participer à ce jeu où la « massification » cache un souci de concurrence et que je refuse de concourir avec d’autres meufs même si elles militent dans des organisations que je n’aime pas, et finalement parce que la lutte féministe se fait tous les jours, à échelle locale, dans chaque ville, chaque quartier populaire, chaque petit coin.
Parce que je ne connais pas mes voisines, je ne connais pas les meufs avec lesquelles je milite tous les jours, on ne se connaît pas, et on ne se connaît pas parce qu’il n’y a pas de discours féministes qui permettent cette sororité.
La sororité, c’est l’autogestion, rien de plus (rien de moins !) et ce mot ne sera jamais exproprié par les femonationalistes [1].
Parce que, bordel, j’ai 26 ans, je suis lesbienne, aujourd’hui je ne sais toujours pas lécher une chatte et c’est le cas de la plupart de mes copines…
Et vous pensez que je vais réussir à faire la révolution comme ça ?

ThéMachatte

Notes

[1Fémonationaliste : une personne qui utilise la caution du féminisme afin de cautionner son idéologie raciste ou nationaliste.

À lire également...