J’me baladais, sur l’avenue...

Suite à l’appel « Acte 2 » de la mobilisation des Gilets jaunes à converger vers Paris, un lecteur de Paris luttes info a décidé d’aller se ballader sur la plus belle avenue du monde. Comme tous les gilets jaunes il a préféré ça au champs de mars, pourtant plebiscité par le pouvoir. S’en est suivi un joyeux bordel...

Certaines journées sont surprenantes. Le 24 novembre 2018 est de celles-là. J’y suis allé seul, je n’y connaissais personne. Mon baromètre intérieur m’annonçait depuis quelques jours une montée progressive de la pression, celle qui pèse là, entre deux flash info de BFM, au niveau des tripes.
Je n’ai jamais enfilé, ces derniers jours, de gilet jaune. À Paris de passage à cette période, j’en profite pour ’’aller voir’’, comprendre, me faire mon opinion propre et tenter de saisir ce qui se joue dans ce mouvement dont on entend, depuis une quinzaine de jours, tout et son contraire.
J’y ai vu une rage et détermination jamais aperçus auparavant. Ajouté à une pratique quasi systématique de la construction de barricades – après tout, n’entend-on pas depuis la naissance ce mouvement qu’il faut ’’tout bloquer’’ ? – le maintien de l’ordre à la française, certainement le meilleur du monde, se retrouve ainsi à patauger pendant dix heures sur l’avenue la plus connue du pays. Un commerçant contemple les dégâts devant son magasin, au lendemain de cette journée. « Ils ont cassé la vitrine du pays », s’offusque-t-il.

De quoi les gilets-jaunes sont-ils le non ?

Nous avons donc tout entendu sur les gilets jaunes. Tous les sociologues, les experts, les instituts de sondage et autres éditorialistes défilent devant les caméras pour donner leurs avis. Le ressenti de cette journée dépasse de loin ces verbiages qui morcellent. Il y avait tous les âges, : certains jeunes des quartiers populaires étaient descendus pour la journée, d’autres, plus anciens et venus de province, portaient fièrement leur chasuble décoré du numéro de leur département. Et les premières questions qui bousculent apparaissent, tiens ! Qui est cet un homme seul, en pantalon de travail, qui a dessiné au marqueur un grand doigt d’honneur à l’arrière de son gilet, masqué avec une écharpe verte fluo ? Et elle, parmi ce groupe de femmes trentenaires, jean Levis déchiré, Air-max pailletées aux pieds et casque de vélo sur la tête ?
Une infinité de profils insaisissables, voilà le profil type. C’est la représentation la plus concrète de ce que cette expression contient d’intense : « tout le monde ».

Si je me suis senti si bien, c’est parce que pour une fois, il n’y avait pour ainsi dire personne d’expert ou de professionnel d’une quelconque lutte. Nous étions quelques milliers dépassés par notre propre puissance, et personne ou presque pour nous y refréner. Les galériens ont repris les rues ; et pas n’importe lesquelles.
Si nous pouvions extraire une substance commune à ce phénomène, partons de cette observation basique : les jours de grosse mobilisation sont le samedi. Les grandes centrales syndicales ont habitué plusieurs générations à battre le pavé en semaine, pour faire la grève, disaient-ils. Là, nous sommes avec un mouvement constitué d’existences si précaires que se mettre en grève est impensable. Par peur de perdre le sale boulot auquel on a signé ce mois-ci, ou parce qu’on ne peut plus cracher sur le salaire d’une journée. En ce moment, les journaux titrent tous les jours sur le sacro-saint pouvoir d’achat, les fins de mois difficiles, les taxes qui s’ajoutent les unes aux autres. Fort bien, mais ce qu’ils ne saisissent pas, c’est que lorsqu’on enchaîne les CDD à vie dans des boîtes de merde, quand on touche le minimum vieillesse après quarante ans de travail, quand on se fait saigner dans tous les sens, alors là, oui, ce qu’on veut tout de suite, c’est aller se venger et récupérer ses thunes. D’aucuns iront espérer la fin du salariat ou de l’économie par la même occasion ; en attendant, on a faim, on veut de la caillasse, et on est prêt à tout pour aller la chercher.

Prêt à tout, au risque de se mettre sérieusement en danger. J’ai vu une minorité de personnes ayant des gestes propres aux militants. Pour preuve, les slogans poussiéreux qui sont scandés à l’unisson : les fameux « Tous ensemble, tous ensemble, hé ! » ou bien le soixante-huitard « CRS = SS », étaient repris en boucle. La plupart des participants étaient peu habitués à ces grands rassemblements et son corollaire, la violence policière. Mais quand la page est vierge, tout est possible. Une minorité est équipée de masques à gaz. «  Il m’en faut absolument un, à ce rythme là demain j’ai le cancer », entend-on dans la brume acide. L’audace frôle parfois l’insouciance.

Au cœur de la journée, alors que Castaner et Macron tentent de répondre au plus gros bordel qu’aient connus ces quartiers depuis des décennies, en condamnant les casseurs, en couvrant de « honte » celles et ceux qui osent s’attaquer aux forces de l’ordre, sur le terrain, cette séparation entre casseurs hors-mouvement et gilets jaunes pacifistes est imperceptible. Car nous avons là, dans le gilet jaune, un symbole qui balaye de facto cette critique ; celle qui insinue que des groupes extérieurs appartenant à telle ou telle mouvance puissent s’infiltrer. À partir du moment où il suffit d’enfiler ce gilet pour en être, tous les gestes portés avec celui-ci deviennent contaminants. Ne reste qu’une masse qui ne baisse pas les bras, qui reste là, recule parfois face à une charge ou une salve de grenades, puis revient inlassablement. Un peu comme ces nuages de milliers d’oiseaux qui, au printemps, forment de magnifiques ballets dans le ciel au gré des vagues de vent. Le symbole du gilet jaune est le liant. Et c’est ainsi que tout le monde se meut d’un même mouvement, un mouvement qu’on pourrait croire chorégraphié si sa beauté ne résidait pas dans sa spontanéité.
Hormis à une ou deux reprises, où un individu venait beugler de façon particulièrement hystérique un grand «  Arrêteeezzz  », suivi que de très peu d’effets, rien de transpirait la désapprobation des gestes les plus belliqueux.
« J’ai la rage, la rage. Je suis venue pacifiquement maintenant j’ai envie de les buter », entend-on dans une vidéo visionné des centaines de milliers de fois, de la part de quelqu’un qui a pris un tir de flash-ball dans la poitrine.

Les gilets jaunes ont été critiqués de se dire apolitiques. En réalité, c’est à une profonde réappropriation du geste politique que nous avons affaire. Quand des dizaines de milliers de gens n’ont qu’un mot à la bouche et le répètent comme un mantra : « Macron démission », et mettent tout ce qui est en leur pouvoir, ou presque, pour allier le geste au verbe, nous touchons à quelque chose qui est au cœur même du politique. ’’Apolitique’’ est simplement à entendre comme l’expression d’une remarquable et saine défiance vis-à-vis de la politique politicienne. Je n’ai vu aucun drapeau de syndicat ou de parti politique.

Défiance tout aussi palpable à l’endroit des médias. Bien sûr, il serait trompeur de dire que les médias ne couvrent pas cette situation – au contraire. Mais uniquement parce que cette colère qui s’exprime ’’marche’’. Les gilets jaunes font parler, et qui en parle s’assure de l’audimat. Ça marche donc parce qu’il y a une bonne majorité de la population qui, en plus de soutenir le mouvement, le suit à travers les médias, comme un feuilleton télé dont le personnage principal chute lentement, au ralenti presque, chaque épisode décrivant méthodiquement cette chute. C’est haletant comme un bon Netflix… Mais au délà de ça, l’époque va si vite que personne n’est dupe : dès qu’il faudra basculer sur la dernière sitcom en vogue, les médias le feront sans rechigner, que ce soit sous les ordres du pouvoir en place ou en se soumettant à la courbe d’audience. C’est ainsi que, pour en revenir à notre folle journée, les cameramen se font ici insulter, là chahuter, plus loin caillasser.

Mais ils sont où ?

Je disais plus haut m’y être bien senti, dans ce joyeux bordel. Ça n’est pas tout à fait exact. Je me suis même senti au départ plutôt gêné, parfois honteux, d’être là, avec eux… Eux ? L’extrême-droite.
Ce sujet à fait couler beaucoup d’encre, en bonne partie parce que la stratégie de communication du Ministère de l’Intérieur, dès les premiers affrontement en milieu de matinée, a porté sur la dénonciation d’une bande d’ultra-droite. Que l’on soit clair : elle était bien là, visible.

Lorsque je suis arrivé aux abords de la place de la Madeleine, point de crispation qui durera de nombreuses heures, j’ai focalisé mon attention sur un grand trentenaire, les cheveux gominés en arrière, veste en feutre noire, chaussures en cuir pointues, drapeau français porté comme un brassard autour du biceps. Il passait son temps, seul dans les petites rues, à aller de groupe en groupe pour les chauffer. Je le recroisais quelques instant plus tard portant un foulard avec le symbole de la fleur de Lys, emblème du Renouveau Français [1].
En retrait, je cherchais du regard tout signe ou toute attitude qui trahirait la présence de l’extrême-droite. Je voulais être fixé. Et j’ai vite trouvé mon deuxième énergumène. Une grande gigue rasé en bomber bleu marine, prétendant à des lycéens en sarouel avoir envoyé ’’une centaine de gars sur le flanc droit’’. ’’On est une armée maintenant’’ rajoutait-il les mâchoires crispées. Ce groupe plutôt détendu, une fois l’excité reparti, pouffa discrètement de rire.
Puis plus tard, à quelques centaines de mètres de la place Vendôme, l’embarras devint tourment lorsque j’aperçu une dizaine de jeunes habillés en noir et cagoulés, au milieu d’une foule en contact avec les boucliers des CRS, entonnant la Marseillaise, très vite reprise massivement.
C’est évident, ces trois exemples sont trois de trop. Mais entendons-nous bien : en dix heures d’affrontements, ce sont les trois seuls que j’ai aperçu. Au milieu de milliers de personnes qui se battaient ensemble, c’est de l’ordre de l’anecdote. Il est de surcroît intenable pour la droite radicale de participer à une émeute au milieu de jeunes venues des banlieue lointaines, des galériens qui aiment foutre le bordel en s’alcoolisant ou des habitués des cortège de tête. Pas assez blanc, pas assez propre, pas assez hiérarchisé. Enfin, je n’ai vu ou entendu aucun slogan propre à cette mouvance (on ne peut, ceci étant dit, occulter que bien des militants d’extrême droite de Debout la France ou du RN, très actifs dans ce mouvement, devait être présents mais moins ’’visibles’’).
Reste la question : s’ils étaient si peu nombreux, pourquoi Castaner en personne en vient à devoir les montrer du doigt ? Nous pourrions croire à une mauvaise interprétation des cellules de renseignements qui suivent la droite radicale, mais une autre hypothèse s’impose : tenter de rendre ce mouvement éthiquement injoignable est une stratégie politique. Se montrer et montrer que ça n’est pas le cas – la droite dure ne tient pas ce mouvement – c’est, en plus de répondre à la nécessité de leur laisser le moins de terrain possible, la possibilité de contredire et de décrédibiliser plus encore le Premier Ministre.

Sur les escaliers de la Madeleine, là où les gens feront des aller-retours pour reprendre leur souffle, être à l’abri des lacrymos, ou simplement regarder de plus loin la situation, je m’assied à côté d’un jeune, la vingtaine maximum. Entre ses pieds, un drapeau français. Je lance la conversation.
« - Ça veut dire quoi le drapeau français pour toi ? »
« - Bah c’est parce qu’on est français, c’est pour le montrer, c’est tout. »
« - Ça veut dire que si on est pas français, on ne peut pas participer à tout ça ? »
« - Bien sûr que si, tout le monde peut y participer, le drapeau français, c’est comme le tableau de Delacroix, c’est la révolution de 1789. » 
Évidement, il devait bien y avoir dans la masse de gens quelques farfelus qui devaient avoir ce drapeau par amour de la grandeur de la France. Mais je postule ici autre chose : dans l’imaginaire collectif, ces symboles ont un autre signifié : la Révolution française. Dit autrement : « en France on fait la révolution et on coupe la tête des rois ».

Les beaux quartiers en mode avion

En milieu d’après-midi, France Bleu Normandie interviewe en direct Jocelyne, 68 ans, entre deux barricades des Champs-Élysées.
« Il y a pleins de jeunes, enfin, tout le monde ! On est en train de faire des barricades au milieu de la route avec tout ce qu’on trouve, des panneaux, des pots de fleurs, des chaises de restaurant, pour empêcher les CRS d’avancer ! Parce qu’ils n’arrêtent pas de nous envoyer des bombes lacrymogènes, ça pique ! Là les gens sont montés sur les barricades, et ça barde, ça barde ! On n’est peut-être pas 50000 mais on pas besoin d’être plus hein, parce que je vous assure que là, ça rigole plus. Il y en a qui ont même enlevé les pavés des rues. Ça fait plaisir de voir les jeunes qui se révoltent quand même, que la France se réveille, qu’on arrête de nous prendre juste pour payer, y’en a marre on peut profiter de rien, travailler pour les factures c’est tout ce qu’on peut faire. On ne peut pas tout accepter. C’est pas possible. Et là les CRS ils continuent d’avancer. »

Ce qui a peu été entendu sur cette journée, c’est que ce n’est pas seulement cette grande avenue célèbre qui est tenue pendant de nombreuses heure, mais toutes les rues autour. L’air étant irrespirable, il faut régulièrement se replier dans les voies adjacentes. Et la conflictualité se déplace ainsi dans ces grandes rue haussmanniennes, dans le Paris de la fashion-week et de la richesse qui s’étale à ne plus savoir qu’en foutre.
En y errant, on croise à chaque coin de rue un groupe de gilets jaunes, d’une vingtaine à plusieurs centaines. Ce sont souvent des zones de flottement, comme hors-du-temps. Chacun y fait une pause, panse une plaie, mange un bout. Certains s’invectivent sur tel sujet politique. D’autres, enfin, ne font que passer, pour errer et « aller voir ce qui se passe là-bas », le regard libéré et hébété à la fois ; ou pour prendre la police à revers. Se construisent dans ces rues alentours des barricades de toutes tailles : des simples barrières de chantiers mises soigneusement dans leurs plots ; au plus hautes atteignant les deux mètres.

Sur les points de conflit direct avec la police, chaque gazage est suivi, une fois le nuage partiellement dissipé, d’un reflux persévérant de cette vague de gens, comme un ressac insaisissable.
Sur un de ceux-là, un chantier est pillé puis très vite, une chaîne humaine s’organise pour transporter au plus vite le stock de palettes au milieu du boulevard et l’incendier.
Sur un autre encore, un homme se fait arrêter en première ligne. Une dizaine de gendarmes mobiles entourent le type au sol, recroquevillé en position fœtale. Face aux nombreux projectiles et à la foule qui s’approche hâtivement sous les cris de « lâchez-le », il ne peuvent extraire l’homme au sol. Ils croulent sous les pierres en attendant que les renforts, plus en arrière, s’organisent. Tant la pression est maintenue, il battent en retraite en libérant l’homme, qui se lève et cours comme un lapin, jusqu’à se faire récupérer dans la foule. Cris de victoire vibrants.
Il y avait trois mille hommes en armes pour cette manifestation. Des renforts de province avaient été appelé, dit-on. Et ça n’a pas été suffisant. Nous pourrions gloser longtemps sur les chiffres incalculables du nombre de participants à cette journée, mais une certitude s’impose : c’est bien une détermination incompressible qu’il a fallu pour mettre à mal les plans de la préfecture.

Plus tard, sur le boulevard Haussman, assez éloigné des affrontements les plus virulents, une file de camions sérigraphiés Propreté de Paris s’avancent. Des gilets jaunes les bloquent, la plupart des employés ont déjà déposé un gilet sur le pare-brise. Ils sont invités à arrêter le travail, à descendre des véhicules. Tous les moteurs s’éteignent en quelques minutes, les employés descendent sous les acclamations.
Plus haut, sur le même boulevard, plus éloigné encore, presque hors zone des gilets jaunes : une dizaine de voitures de la BAC slaloment entre les bouchons de voitures, toutes sirènes hurlantes. Ils doivent s’arrêter pour mettre sur le côté ce qui constitue une petite barricade faite de barrières. Très vite et par pur jeu de la provocation, un groupe de gilets jaune les double en courant sur le trottoir. L’un hurle : « Ho Benalla on t’a reconnu ! ». Hilarité générale. Puis, ils leur remontent une autre barricade, une cinquantaine de mettre devant eux. Nous subissons une charge, mais ils sont trop à distance et ne peuvent abandonner leur véhicules trop loin. Trois barricades de fortune seront faites au milieu de la circulation, plus en amont encore, les enfermant pour longtemps dans les bouchons. Tout cela, sur ce même boulevard qui porte le nom de celui qui est considéré aujourd’hui comme le premier préfet à avoir pensé l’urbanisme à travers le maintien de l’ordre. Amusante destinée.
C’est en début de journée, sur le place de la Madeleine, qu’une gilet jaune en pantalon treillis, canette à la main, m’avait annoncé : « C’est parce qu’on est mobile qu’on les nique  ».

Il convient, pour saisir pleinement l’atmosphère de ce rare moment, de souligner que dans les affrontements comme plus en dehors, tout cela était baigné dans une ambiance qui s’apparente plus à une soirée de finale de coupe du monde qu’à un contre-sommet militant. Devant des barrières anti-émeute, une voiture se pose, on aperçoit un bras qui sort par la fenêtre conducteur et agite un gilet jaune, puis elle redémarre et fait plusieurs ronds sur elle-même, version clip américain. Au même endroit quelques heures avant, c’était à deux motards de faire des burn ensemble et d’enfumer d’une odeur de pneu la foule qui les encourageait.

Dans le même ordre d’idée, devant un feu de palettes où des silhouettes sont amassées, sûrement plus pour se chauffer qu’autre chose, une femme interpelle son ami « Mais t’es fou, t’as crâmé des palettes Europe, ça vaut cinq euros pièce  » Rires complices.

Autre fait étonnant, dans toutes ces rues autour des Champs, la casse ou le pillage de magasin est marginalement pratiquée. Un LCL est cependant défoncé, la porte est forcée à coups de pavé, cède, tout le monde se rue dedans et c’est en l’espace de quelques secondes que l’intérieur est ravagé. Un départ d’incendie est tenté, vite éteinte par un gilet jaune qui a eu la clarté d’esprit de penser aux appartements au-dessus. Dans la liesse, un type se met face au distributeur, l’empoigne par ses rebords, et hurle « rendez nous l’argent ! ». Comme pour répondre à cette requête, quelqu’un sort de la banque en jetant en l’air des liasses de petits papiers. De loin, l’illusion est parfaite, et provoque un mouvement de foule, tout le monde veut récupérer sa part du butin. Déception générale : ce ne sont que des bordereau de remise de chèque.
Puis, tout le monde se met à applaudir en levant les yeux : deux personnes masquées ont réussi à pénétrer au premier étage de la banque et ont ouvert les fenêtres, façon grand spectacle. L’euphorie coupa net avec une nouvelle salve de grenades doublée d’une charge, qui permettra à l’équipe bleue de s’emparer du trottoir de la banque. Entendu à la volée, juste après : « Eux qui étaient au premier étage là, mon frère, une grosse pensée pour eux, ils vont prendre cher. »

Sur les Champs-élysées enfin, et jusqu’à l’Arc-de-Triomphe, les affrontements seront d’une rare violence. Là aussi, peu de casse (le Fouquet’s se fait étoiler ses vitrines, une boutique de luxe se fait piller) mais tout ce qui traîne finit inexorablement sur les barricades. Terrasses de bars, auvents, pots de fleurs, barrières de chantier. Quelques mortiers et feux d’artifices sont utilisés, mais dans l’ensemble, l’heure est à l’improvisation, et chacun jette ce qu’il trouve.

La répression est sanglante. 5000 grenades tirées sur la journée. De l’aveu même du Préfet de Paris, « c’est du jamais vu ». Une toutes les huit secondes. Deux personnes ont de graves lésions aux mains suite à l’explosion d’une grenade GLI-F4, modèle qui contient une charge de TNT, connu de certains pour mutiler à tout va les mouvements de contestation. Une autre personne a perdu l’usage de son œil suite à une blessure par flashball. Les blessés légers se comptent par centaines. Un punk de Caen soulève sa casquette après avoir rallumé son joint. Il tient à me préciser qu’il bosse depuis trois ans dans la même usine. Il veut me montrer son crâne : une plaie d’une huitaine de centimètres, pas recousue, couverte de sang coagulé. Il ne veux pas aller à l’hôpital ce soir, non. « Ce soir, il faut y retourner.  »

Beau comme une insurrection impure

En repartant, on voit les arbres des Champs-Élysées qui se sont allumés de milles feux : la scène chaotique se marie à merveille avec la magie de Noël. Un sapin sert de barricade.
Plus loin, tagué sur un mur : « Beau comme un insurrection impure ». Même trottoir : « L’utra droite perdra ». Gageons leur un caractère prophétique.
Une fois rentré dans un métro, le message suivant s’entend dans toutes les rames : « Pour des questions de sécurité, les stations suivantes sont fermées : Miromesnils, Saint-Phillippe-du-roule, George V, Alma-Marceau… » la liste en est si longue qu’elle paraît interminable. Pas moins d’une quinzaine de stations sont fermées.

Depuis ce samedi, différents contre-feux sont allumés par l’exécutif. Le premier, on l’a vu, a été de rattacher les violences à l’extrême-droite.
Le deuxième, aurait-on pu penser, aurait consisté à faire semblant de lâcher du lest. La déclaration de Macron ce mardi matin fait preuve, à ce titre, d’une réelle sous-estimation de ce qui s’est passé à cinq cent mètres des premières fenêtre du palais de l’Élysée. C’est une très bonne nouvelle pour nous : c’était peut-être pour lui le dernier moment où un rétropédalage eut été utile pour éteindre l’incendie. Il y a fort à parier pour que ce soit dorénavant trop tard, tant cette contestation se dirige maintenant uniquement vers sa propre personne.

Il y a ensuite la nomination de certains autoproclamés porte-paroles pour pouvoir dialoguer avec ce mouvement. De la même façon qu’une intelligence collective a refusé d’aller dans la souricière du Champ-de-Mars, la légitimé de ces représentants est tout de suite remise en question sur les réseaux sociaux de façon très importante. Pourtant, les médias et les politiques se tournent déjà vers eux comme des représentants officiels et élus. La représentante du Val-d’Oise déclare ainsi, au sujet de samedi prochain, « n’être au courant de rien » ; celui de Haute-Garonne refuse d’appeler à «  toute manifestation parisienne ». Quand à celle de l’Aube, les gilets jaunes du coin affirment n’avoir jamais été consultés ; sa place est déjà sérieusement remise en cause. Il est utile, en l’état, de tout faire pour qu’ils ne parviennent à ne représenter qu’eux-même.

J’ai vu dans cette journée une absence presque totale d’outils et de gestes, qui par ailleurs existent et pourraient être forts utiles à ce mouvement. Les banderoles renforcés, si présentes et salutaires pendants les mouvements des dernières années, n’étaient pas là. Les équipes de médecins de rue habituées à ces situations non plus. Les cantines populaires qui ont les structures pour nourrir des centaines de personnes étaient absentes. De même pour les équipes juridiques, qui ont les réseaux et la pratique pour soutenir celles et ceux qui en ont besoin.

N’ayons pas peur des questions que ce mouvement protéiforme peut nous poser, prenons les à bras le corps tout en assumant d’être un peu paumé. Et par la même occasion, disons-le simplement : il se passe un des mouvements les plus inattendus de la décennie, sous nos yeux, un mouvement dont les mots d’ordre peuvent pour une immense partie résonner positivement dans les oreilles les plus radicales. Bien sûr, personne ne sait ce sur quoi va déboucher cette histoire. C’est flippant et excitant à la fois.
Bien sûr l’extrême-droite parlementaire est dans les starting-block et se frotte déjà les mains. Bien sûr l’extrême-droite radicale perd dans la rue, mais est surreprésentée sur internet. Mais la tournure des prochains jours risque de lui donner tort, en injectant dans cette contestation des sujets qu’elle ne pourra jamais faire siens, entre autre la lutte contre les violences policières subie par les gens des quartiers populaires. En effet, le comité qui réclame juste et vérité pour Adama Traoré appelle à rejoindre les Champs-Élysées ce samedi. Au côté des syndicalistes qui s’invitent, eux-aussi, à la danse – image d’Epinal du gauchiste – cette extrême-droite va devoir louvoyer pour réussir à faire son trou, ce qui se présente comme de plus en plus incertain.
En attendant, un boulevard est ouvert. Un boulevard où il y a aurait tout intérêt à y apporter ce qui nous est cher.

Notes

[1Le Renouveau Français est un groupuscule d’extrême droite, catholique et contre-revolutionnaire

Localisation : Paris 8e

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