J’emmerde le Manarchisme

Cet article est la traduction d’une chronique initialement publiée en 2009 par le collectif Américain Rock Block. Elle fait état des comportements sexistes qui traversent encore le black bloc et de leur cristallisation en une figure : celle du manarchiste, l’éternel militant virilo toujours prêt à en découdre.

Manarchiste : se dit d’un comportement agressif ou compétitif dans le mouvement libertaire qui rappelle terriblement les rôles de genre masculins oppressifs dans l’Histoire. Un tel comportement inclut le fait de se comporter comme un macho, plus pur que toi, et comme un élitiste. Le manarchisme culmine souvent en sectarisme.

Nous nous sentons obligé·e·s de partager notre malaise vis-à-vis du manarchisme tel qu’il se présente dans le mouvement anarchiste. Le développement et la mise en pratique des principes libertaires nous exaltent et nous inspirent, et de fait il nous faut être critiques de notre mouvement afin que son efficacité augmente. L’anarchisme et l’action directe sont des forces puissantes, mais nous sommes toujours susceptibles de reproduire les pratiques culturelles oppressives du système que nous remettons en question.

Nous sommes deux femmes et deux hommes, tou·te·s blanc·he·s et issu·e·s de milieux favorisés. Nous sommes anarchistes. Nous soutenons l’action directe et le Black Bloc comme tactiques d’empowerment (ndlr : autonomisation, de soi et par soi, par le biais de la force individuelle, collective, et par des moyens souvent politiques). Dans cet article, nous nous concentrons sur ce qui a été baptisé le « manarchisme ». Nous comptons expliquer et critiquer les comportements manarchistes en comparant les expériences diffuses que nous avons vécues pendant les actions fédératrices, les conférences, et au sein de nos orgas au jour le jour.

Le plus insidieux, c’est le dogmatisme du « pas de compromis », qui va souvent de pair avec une défiance macho « je suis plus bourrin que toi » à l’égard de la culture dominante et des allié·e·s du mouvement.

Aux débats présidentiels à Boston, l’un de nous a vu un groupe de gens enfoncer une barrière de flics dans une rue bloquée. Cette action était exagérée et mal coordonnée, et a fini en gazage général. C’est bourrin, pas tactique. Pour quelques-un·e·s de ces personnes, s’être fait·e gazer est devenu une blessure de guerre qui a illustré leur politique « radicale » du non-compromis.

Dans une veine similaire, deux d’entre nous étaient à un rassemblement du Black Bloc où un homme a décrété : « si vous n’êtes pas prêts à vous faire taper [la tête avec une matraque] et si vous n’êtes pas prêts à faire de la taule, n’allez pas dans le bloc ». Il était frustré par le fait qu’il s’était trouvé dans le Black Bloc pendant les émeutes de l’investiture et que personne ne l’avait suivi face à un barrage de keufs. Nous nous demandons si se faire tabasser d’une manière sacrificielle est un but pertinent. Nous ne pouvons pas assez insister sur l’importance de nous protéger les un·e·s les autres, mais nous comprenons que des gens dans des situations différentes ont des besoins différents. En d’autres termes, tout le monde ne peut pas, et ne veut pas, se faire frapper ou envoyer en prison pour des actes perçus ou non comme utiles sur le plan tactique.

Les propos polémiques de cet homme partent du principe qu’il est l’un des membres du Black Bloc le plus qualifié dans le groupe. Il a constaté que personne n’était allé se faire frapper avec lui, démontrant qu’il était le plus bourrin, et de fait, un meilleur radical que les autres. Sa position supérieure – comme le suggérait son intervention – lui confère la légitimité de décréter qui est autorisé à rejoindre le Bloc. Par conséquent, il se sent disposé à dire aux autres de rester chez elleux.

La posture du non-compromis a été illustrée par un billet mis en ligne sur le site du Independent Media Center. Dans une critique des manifestations de l’investiture à Washington, Slip écrit :

" Je pense que nous avons besoin de nous interroger sur le sens de notre militantisme. Est-ce vraiment militant d’accepter la fouille à l’entrée de la zone où nous sommes censé·e·s exercer notre droit légiféré par le premier amendement ? Ce n’est ni militant ni conflictuel. Est-ce vraiment une révolte si on demande la permission du système contre lequel nous nous révoltons ? Les manifestations autorisées ne sont absolument pas une forme de résistance ni révolutionnaire. Pour moi, dans cette révolution les fins SONT les moyens. Nous devons vivre nos idées et prendre le contrôle de nos vies. Ce n’est pas seulement révélateur de comment nous vivons nos vies et de comment on les utilise, ça l’est aussi de comment nous prolongeons notre dissidence en récupérant nos espaces quand nous descendons dans la rue. On ne peut plus hésiter et emprunter les « voies légitimes », les voies légitimes c’est la pratique de la vraie démocratie et la revendication de nos droits de manifester sans contraintes. PAS DE COMPROMIS »

Dans cette critique, Slip soulève un point important, celui du besoin de militantisme, de conflictualité et de subversion cruciale du système. Pourtant, son idée de « PAS DE COMPROMIS » demeure problématique. Dans un système capitaliste, nous devons tous·te·s faire des compromis. Personne n’est parfait, et nous sommes tou·te·s concerné·e·s par les oppressions sur lequel le système se construit. Certain·e·s sont plus concerné·e·s et plus privilégié·e·s que d’autres. Il est ironique que les plus privilégié·e·s soient souvent celleux qui appellent à faire le moins de compromis à des actions de masse. Nous devrions interroger qui est capable ou pas de « faire des compromis » aux grandes manifestations. Par exemple, en tant qu’étudiant·e·s blanc·he·s, il est assez facile pour nous de prendre part à ce type d’actions. Non seulement nous avons accès à des avocat·e·s, mais en plus les flics et les magistrat·e·s nous traitent bien mieux que les classes traditionnellement persécutées. Il est bien plus dur pour les personnes racisé·e·s, pauvres et, celleux qui ne peuvent pas physiquement supporter de confrontation physique intense de prendre cette position.

Au final, nous trouvons que la posture du « PAS DE COMPROMIS » compromet une part conséquente de nos principes. Nous œuvrons à la construction d’un monde où les gens sont empowered et aimants. Alors que le militantisme manarchiste tend à insulter les allié-es du mouvement au lieu d’agir avec solidarité. Le cliché de la pureté sans appel nous évoque les membres des fraternités de fac « d’élite » qui disent « vous n’êtes pas assez macho » et la droite catho qui nous dit « vous n’êtes pas assez saint·e·s ». Ce n’est rien de plus qu’une forme de chauvinisme qui divise les gens.
La corrélation entre militantisme et position sans compromis ressemble de façon frappante à l’éthique martyre des mouvements religieux qui appellent à la désobéissance civile. Dans cette tactique, on se sacrifie pour une cause plus grande. Ces dernières années, la désobéissance civile a été sévèrement critiquée par les radicaux, qui appellent à employer des tactiques moins coopératives avec le système et plus empowering, plus inclusives des participant·e·s. Mais le serpent du raisonnement manarchiste a fini par se mordre la queue ; la peine de prison et les blessures de guerre incarnent désormais la nouvelle désobéissance sacrificielle.

Nous aimerions aussi faire remarquer que les mouvements religieux qui appellent à la désobéissance civile appuient sur l’amour, alors que les manarchistes appuient sur l’agressivité. Five Days That Shook the World, un livre écrit dans le mouvement social à propos de « Seattle et ailleurs », célèbre les gens qui font de l’action directe comme des « guerriers de rue ». Le dictionnaire Random House définit le guerrier comme « 1. un homme engagé ou avec l’expérience de la guerre ; soldat. 2. Une personne qui a démontré une grande vigueur, du courage ou de l’agressivité à des fins politiques ». Dans le contexte de ce dont nous sommes critiques, un guerrier est un héros autoproclamé, dogmatique et compétitif.

L’imaginaire des militants sans compromis, prêts à faire n’importe quoi au nom de la cause, ne nous fait pas rêver. Nous ne sommes pas des Rambo. Nous ne sommes pas une unité d’élite. Nous ne sommes pas des héros. Nous sommes des anarchistes et nous bâtissons un espace empowering, tolérant, inclusif, accessible, qui communique et qui se soucie de la communauté.

Pour construire un mouvement social, nous devons être plus que des personnes éternellement abruptes et suffisantes, dévouées à la cause militante comme des martyrs. Celleux qui ne peuvent pas se permettre, physiquement, émotionnellement ou financièrement de se faire arrêter, attaquer en justice ou de se faire passer à tabac sont exclues de ce club. Cela signifie que nombre de meufs, de racisé·e·s, de jeunes et de personnes âgé·e·s et de personnes défavorisé·e·s n’ont pas ce qu’il faut pour participer à la révolution manarchiste. Est-ce une révolution qui favorise les hommes blancs de classe moyenne qui y participent, ou est-ce une révolution de jeunes guerriers se sacrifiant pour le bien des femmes et des enfants qu’ils ne prennent pas en compte ? Les deux ne sont pas acceptables.

Les actions de masse ne constituent qu’une partie de l’organisation anarchiste. Cependant, quand elles se déroulent, cela devrait se faire comme une rencontre entre personnes qui se sentent maitres et maîtresses d’elleux-mêmes, qui s’amusent et qui se sentent solidaires de leurs allié·e·s. En prenant part aux Black Blocs, nous avons constaté que beaucoup sont prêt·e·s à se faire fracasser le crâne, mais même pas à dire bonjour aux autres, ni même à communiquer des idées tactiques, des besoins ou des sentiments. C’est comme ça que le genre masculin traditionnel prend corps. Si quelqu’un veut faire le guerrier de rue, nous lui suggérons de diriger ses énergies négatives à l’égard du système et de contribuer à en apporter de plus positives au mouvement.

Plutôt que le mantra « PAS DE COMPROMIS », nous proposons « faisons ce qu’il faut ». Et si ça fait trop froid, nous dirons « Vivez la révolution ». De manière basique, nous intimons à nos camarades d’évaluer de manière plus prudente comment nos actions vont affecter nos cibles, le capitalisme et les oppressions structurelles. Nous ne critiquons ni les tactiques militantes ni celleux qui les utilisent. Nous enjoignons les gens à sortir du dogmatisme anarchiste et à employer les méthodes qui fonctionnent.

Nous savons à quel point il est précieux et important de faire des alliances, d’échanger sur nos divergences idéologiques et tactiques, et de respecter les opinions de chacun·e dans nos cercles libertaires. Si un mouvement est uniforme dans toutes les méthodes employées et dans les idées qu’il déploie, non seulement c’est ennuyeux, mais propice à l’extinction. Nous devons travailler avec celleux qui pensent différemment de nous, le tout en reconnaissant nos objectifs communs et en s’organisant d’une manière qui respecte et prend en compte la différence grâce à la communication.

Nous espérons que cet article aidera à ouvrir la discussion, et nous vous encourageons à y répondre. Contactez-nous et publiez vos idées.

Maggie, Rayna, Michael et Matt, The Rock Bloc Collective. Article traduit par Léon Cattan.

Note

La chronique originale est à retrouver à cette adresse : https://onwardnewspaper.wordpress.com/volume-1-issue-4-spring-2001/stick-it-to-the-manarchy/

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