Informatique ou liberté ?

Un texte du groupe Marcuse après les révélations d’Edward Snowden sur la surveillance des communications numériques par les services secrets américains. Tribune parue à l’origine dans Le Monde du 3 janvier sous le titre « Misère de notre addiction numérique », en voici sa version longue, avec le titre que désiraient ses auteurs.

La cascade de « révélations » sur les programmes de surveillance électronique, déclenchée par Edward Snowden au mois de juillet dernier, continue ces jours-ci. Après les classes politiques européennes et la presse, ce sont maintenant des écrivains du monde entier qui s’indignent et réclament l’édiction par l’ONU d’une déclaration des droits de l’homme numérique (cf. la tribune « Refusons la société de surveillance ! » dans Le Monde du 11 décembre). Les opinions publiques, qu’ils appellent à se soulever en défense de ces droits, semblent, elles, largement indifférentes.

Dans cette affaire, ceux qui ne s’émeuvent point font sans doute preuve de plus de sagesse et de mémoire que ceux qui se montrent surpris et choqués. Car pour qui s’intéresse quelque peu au cours suivi par notre société-monde ces dernières décennies, l’ampleur des données aujourd’hui automatiquement à disposition des officines de surveillance politique et d’intelligence économique n’a rien d’étonnant. Face à l’ampleur des transformations de la vie quotidienne et du travail, face à la puissance du mouvement d’interconnexion de tous les réseaux de communication modernes, des milliers d’articles de journaux, des dizaines d’ouvrages sont parus au fil des ans pour annoncer la situation où nous nous trouvons désormais. Pour ne citer que quelques titres de livres très parlants : Tous fichés ! (Louisette Gouverne et Claude-Marie Vadrot, journaliste à Politis, 1994), Surveillance électronique planétaire (Duncan Campbell, 2001, à propos du projet Échelon), Sous l’œil des puces. Les RFID et la démocratie (Michel Alberganti, journaliste au Monde, 2007), RFID : la police totale (collectif Pièces et Main d’œuvre, 2008), Surveillance globale (Éric Sadin, 2009), L’œil absolu (Gérard Wajcman, psychanalyste, 2010), La Vie privée en péril. Des citoyens sous contrôle (Alex Türk, sénateur UMP longtemps président de la CNIL, 2011).

C’est dire à quel point les informations qui font régulièrement la une des journaux depuis cet été ne sont pas des révélations. Elles sont au plus une mise à jour : ça y est, ce n’est plus une projection ou une menace, nous sommes pour de bon dans ce monde-là. Un monde où toute une partie des libertés civiles conquises aux siècles passés s’évanouissent de facto dans les réseaux de fibre optique, les ondes émises par les antennes-relais et les serveurs des immenses datacenters. Un monde où le souci de sa vie privée devient, selon le mot du cyber-journaliste Jean-Marc Manach, un « problème de vieux con ». Un monde où le travail de renseignement de la police et le marketing des entreprises n’ont la plupart du temps pas besoin de se faire à l’insu des gens : avec les « réseaux sociaux », on peut savoir sans violer l’intimité de millions de personnes qui préfère telle marchandise et pourquoi ; voire, quels actes seront commis au nom de telle conviction politique ou religieuse.

Dans ce monde-là, qui menace le plus notre liberté, de la NSA ou de Facebook ? D’Obama ou d’Amazon ? De François Hollande le chef d’État, qui se porte garant des programmes de surveillance menés par la Direction du Renseignement Intérieur, ou de François Hollande le président du Conseil Général de Corrèze, qui distribuait gratuitement en 2010 des ordinateurs portables à tous les collégiens de son département pour les rendre addicts à la vie.com dès l’âge de 12 ans ? Bien sûr, tout cela va de pair : il n’y a pas de sens à opposer les aspects commerciaux et culturels de l’emprise numérique à ses aspects directement policiers.

Pourtant, seul le versant policier pose problème de temps à autres, et encore est-ce apparemment aux yeux d’une minorité. A tous les étages de la société, les Nouvelles Technologies de l’Information et de la Communication sont célébrées depuis leur émergence comme un vecteur de libération sans précédent, une panacée économique, sociale, culturelle et sanitaire : les écrans sont censés éveiller les enfants en soulageant les parents des soins à leur prodiguer ; la numérisation de tous les textes met à disposition de chacun une bibliothèque universitaire (voire universelle) sans sortir de son salon ; les technologies médicales rendent possible d’opérer un malade du cœur à 5 000 kilomètres de l’endroit où il se trouve ; les sites de rencontre permettent de trouver l’amour même quand on est timide, puis de tromper son conjoint dès qu’on s’en est lassé ; la robotique est en passe de créer des automates pour tenir compagnie aux vieux, etc. Il se trouve que dans ce merveilleux monde connecté de toutes parts, à peu près tout va mal mais il serait indélicat de se demander si cela n’a pas directement à voir — si l’informatisation n’est pas d’abord vecteur de chômage, d’abus de pouvoir managérial, de solitude, d’impuissance politique, de perte de mémoire... Et en prime, on s’aperçoit maintenant que les libertés fondamentales qui rendaient l’air des démocraties libérales malgré tout respirable, ces libertés sont en partie liquidées par les traces que nous laissons constamment sur internet, dans les bases de données des opérateurs téléphoniques, dans les lecteurs de puces RFID qui se multiplient dans l’espace public ou encore dans les bornes biométriques (au travail ou à l’aéroport).

Pour tous ceux qui défendent avec ardeur le projet de « société de la connaissance », il n’y a là que des dérives, un mauvais côté des Nouvelles Technologies contre lequel les nations démocratiques doivent absolument ériger des garde-fous légaux et éthiques (version pirate : contre lequel des communautés d’internautes libres doivent s’auto-organiser). Or, considérer la surveillance comme un aspect négatif mais contingent des NTIC est absurde. Il n’est pas possible, par exemple, d’opposer les prétendus avantages des cartes à puce RFID aux possibilités de contrôle à distance qu’elles recèlent, car la technologie RFID repose sur la transmission automatisée de données d’une machine à une autre (de la puce au lecteur, du lecteur à l’ordinateur, etc.). La possibilité d’un contrôle instantané en découle donc directement. Plus globalement, à partir du moment où l’ensemble de nos activités sont informatisées, il y a beaucoup plus d’informations sur nous et elles ne peuvent jamais dans leur totalité être effacées, rendues anonymes ou inutilisables — que les logiciels soient libres ou pas. De même qu’il est impossible de bâtir une maison en amiante où personne ne serait jamais en contact avec de l’amiante, il est illusoire de penser que l’informatisation de toute la vie sociale pourrait ne pas générer des torrents d’informations sur toutes choses, à toutes fins utiles.

Les États et les grandes entreprises dont nous sommes étroitement dépendants, matériellement et moralement, devraient vraiment faire preuve d’une vertu surnaturelle pour ne pas être tentés de tirer profit du fait que nous vivons actuellement dans une société où tout est enregistré, tracé, mémorisé. De cette vertu surnaturelle il n’est question dans aucun traité de philosophie politique, dans aucun manuel d’économie-gestion. Il est donc temps d’admettre que notre addiction aux écrans et aux réseaux est la forme que prend à notre époque la domination qui s’exerce sur nous. L’affaire Snowden n’appelle pas à notre sens des mises au point diplomatiques, des aménagements techniques ou juridiques — surtout pas une énième rénovation de la mal nommée Commission Informatique et Libertés. Elle est une mise en cause de notre mode de vie ultra branché. Plutôt que de nous pousser à interpeller les puissants pour les supplier de ne pas abuser de leur pouvoir, elle devrait nous interpeller sur ce que notre époque entend par « culture », « amitié », « amour » ou « gratuité ». L’audace d’Edward Snowden restera vaine si elle ne répand pas l’idée que la nuit politique où nous sommes plongés est vouée à s’épaissir, tant que des aspirations à se détacher de nos machines intelligentes ne souffleront pas sur la société.

Note

Après un premier livre contre la publicité en 2004, le groupe MARCUSE a publié en 2013 La Liberté dans le coma. Essai sur l’identification électronique et les motifs de s’y opposer (éditions La Lenteur).

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