Gilets Jaunes, moments humains

Au-delà des appels grandiloquents et les actions massives, les luttes sont l’occasion de se frotter au réel. Ces quelques moments, qui ont eu lieu principalement pendant les premiers actes du mouvement des Gilets Jaunes, sont les témoins que quand se rencontrent des mondes qui ne se côtoient normalement pas, naissent des situations parfois décourageantes, révoltantes, mais aussi cocasses et enrichissantes.

Rond-point des Champs-Élysées, dans un épais brouillard de lacrymogènes. Un manifestant, venant de province, qui ne s’attendait pas à une telle répression, erre entre les pavés qui jonchent le sol, hébété par la douleur, des larmes coulant de ses yeux rougis. Un militant parisien, plus équipé, lui donne un flacon de sérum physiologique. « Merci pour la solidarité », s’étonne le manifestant, comme si ce simple geste n’allait pas de soi.

Angle des boulevard de Sébastopol et Saint-Denis. Vers Bonne Nouvelle, une énorme barricade brûle, et le cortège s’est arrêté, bloquant toute la circulation. Un scooter ÜberEats arrive à toute vitesse et manque de renverser plusieurs manifestant·es. On l’oblige à s’arrêter, et le livreur, d’une toute fraîche vingtaine d’années, agresse verbalement tout le monde. On tente de lui expliquer qu’on se bat pour nos droits communs, et qu’il agit en bon agent du capital. « J’en ai rien à foutre, moi je bosse, vous avez qu’à faire pareil si vous voulez vous en sortir ! ». Il repart en trombe, frôlant de très près chaque personne se trouvant sur son chemin. Si jeune, et déjà plus préoccupé par des hamburgers froids que des vies humaines.

Saint-Augustin, à l’angle du boulevard Malesherbes et du boulevard Haussman. Les grenades assourdissantes et lacrymogènes tombent en continu sur la foule qui affronte plusieurs compagnies de CRS. Les voitures et les trottinettes électriques brûlent. L’agence BNP Paribas du coin se fait défoncer ses vitrines à coups de pavés et son distributeur est désossé. Aucun billet n’en sort, malheureusement. Au milieu de cette guerilla, un touriste japonais, insensible à ce qui se déroule autour de lui, lève parfois le nez de son guide touristique pour tenter de reconnaître un monument. À peine jette-t-il un regard aux ruines du distributeur. Il continue son chemin, au milieu des détonations, impassible.

Au bout de la rue du Renard, devant le parvis de l’Hôtel de Ville, à la nuit tombée. Une manif sauvage vient de se faire disperser, des flammes s’élèvent d’une barricade. Les CRS forment une ligne pour empêcher les passants d’approcher. Une vieille bourgeoise en manteau de fourrure passe et lache, d’un air dédaigneux, « pff y en a marre ». Un homme l’interpelle et tente de lui expliquer que c’est le seul moyen qu’il reste pour se faire entendre. La vieille lui fait l’apologie du salaire qui se mérite. Chacune de ses interventions est ponctuée de huées, de « mais ta gueule », de « casse-toi sale bourgeoise » venant de la foule qui s’est amassée tout autour. Retranchée derrière le cordon de flics, la vieille n’en démord pas et accuse ses contradicteurs de sentir la vinasse. Une femme en pleurs lui raconte qu’elle a deux emplois pour survivre et qu’elle a à charge sa maman qui a un cancer. La vieille lui rétorque que c’est de sa faute, « vous n’avez qu’à mieux gérer votre vie ». Cette fois c’en est trop, la foule s’approche d’elle, menaçante. La vieille décide enfin de partir, en lâchant un « sales pauvres ! ». « On va venir tout brûler chez toi ! », lui répond-on. Tout le monde souhaite une mort violente à cette bourgeoise méprisante. On tente de réconforter la femme en pleurs, traumatisée par tant de violence sociale.

Avenue des Champs-Élysées. Un couple de jeunes riches touristes, aux vêtements saturés de marques, croise par hasard un cortège de Gilets Jaunes. Curieuse, la fille commence à s’approcher pour en savoir plus. Le mec, muscles saillants sous son t-shirt moulant, lunettes de soleil à plusieurs RSA, est en flip complet et veut partir. La fille proteste, mais il l’agrippe par la taille et l’entraîne dans la boutique la plus proche. Alors que les vigiles s’écartent pour les laisser passer, la fille jette un dernier regard plein de regrets vers la rue.

Avenue des Champs-Élysées. Un autre moment, un autre couple de jeunes riches touristes. La fille veut voir de plus près les Yellow Vests. Le mec refuse et se dirige vers une boutique pour s’y réfugier. La fille l’ignore et s’engage sur le bitume. Le mec, blessé dans sa virilité, s’énerve et se met à hurler. Tout seul sur son trottoir, il est ridicule, pendant que sa copine vit sans doute le meilleur moment de son séjour.

Rue la Boétie. Un gendarme mobile a glissé un gilet jaune soigneusement plié dans une poche de son gilet tactique. « Eh ! C’est un gilet jaune ! C’est un gilet jaune ! » On l’exhorte à rejoindre le bon côté du cortège. Mâchoire serrée et lèvres pincées sous son casque, il restera dans le rang, matraque à la main.

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